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CHASSES À L'HOMME

Page 16

by Christophe Guillaumot


  A six heures précises, sans plus attendre, il abaissa son bras, signalant ainsi le début de la charge. Le vaillant policier, planté devant la porte, balança alors le lourd bélier d'avant en arrière pour prendre son élan. Puis, s'appuyant sur la pointe des pieds, il laissa basculer son corps entraîné par la force de la poutre métallique. Ni les deux verrous ni la serrure de la porte du mage ne résistèrent à l'assaut. La porte explosa sous le choc. Munis de lampes torches puissantes, les policiers s'engouffrèrent dans l'ouverture en hurlant des « police » à qui voulait entendre. Chaque pièce fut fouillée méticuleusement pour y détecter toute présence humaine.

  Le mage Troplong, qui avait passé une nuit radieuse, dormait à poings fermés, enlacé contre un jeune danseur. Son giron, musclé à souhait, avait subi ses ardeurs jusqu'aux confins de la nuit. L'argent du mage était source d'appât pour ces jeunes errants sans le sou. Un ballet de petites lumières fut la première vision de Troplong à son réveil. Rapidement, il sentit le bout du canon d'un fusil à pompe contre sa joue. Le jeune homme partageant sa couche, lâcha alors un cri aigu d'affolement. N'étant pas toujours regardant sur l'âge de ses conquêtes, le mage crut à une dénonciation calomnieuse.

  – Il est majeur ! Il est majeur ! s'évertua-t-il à crier, pensant qu'on l'interpellait pour détournement de mineur.

  Les deux hommes furent rapidement maîtrisés et ficelés sur le lit de leurs ébats. On informa Wuenheim de la capture de deux individus. Ce dernier, attendant sur le seuil de l'appartement la fin de l'intervention de la brigade spécialisée, bondit de joie en apprenant la nouvelle. Enfin il le tenait. Saint Hilaire ne pourrait pas nier son plan diabolique lorsqu'il lui présenterait toutes les preuves amassées contre lui. Il devait absolument lui faire tout avouer pour qu'Eve comprenne sa détermination à l'arrêter. L'interrogatoire risquerait d'être rude mais il y mettrait toute sa force et son énergie. Le salaud ne devait pas s'en sortir comme cela ! Mélanie Bouzy était son joker. S'il le fallait, il la confronterait au père d'Eve pour détruire son système de défense. Il avait les cartes en mains. Wuenheim se sentait enfin maître du jeu lorsqu'il entra dans le nid douillet du mage.

  Sa stupeur fut à la hauteur de sa déception. Le jeune mâle nu et menotté aux côtés de Troplong n'était pas l'homme recherché.

  – Merde ! s'exclama-t-il à haute voix.

  Le dandy, complètement affolé par la situation, hurlait et se débattait dans tous les sens.

  – Embarquez-le ! ordonna sèchement le commissaire.

  Les hommes de Wuenheim s'exécutèrent et un calme relatif revint dans la pièce.

  – Ecoutez ! Je peux tout vous expliquer ! pleurait Troplong.

  La nuisette rose portée par le mage semblait amuser les policiers casqués. Le commissaire n'y alla pas par quatre chemins. Il posa son genou gauche sur le ventre du charlatan. La respiration bloquée, le teint rougissant, la star de la divination commença à suffoquer.

  – Où est Saint Hilaire ?

  Son regard des mauvais jours prouvait son impatience d'en finir. Il enfonça un peu plus son genou dans les bourrelets de Troplong.

  – Arrêtez ! Arrêtez ! implora celui-ci. Je vous en supplie !

  Malgré ses cris de douleurs, Troplong résistait bien à ce simulacre d'interrogatoire. Il n'était pas du genre à cracher le morceau aussi facilement. Sachant de quel service ils étaient issus, le mage était conscient que les enquêteurs ne pourraient pas porter atteinte à son intégrité physique plus longtemps. C'est alors que le commissaire stagiaire Le Taillan entra en scène, tenant entre le pouce et l'index droit le revolver, découvert dans la soupière de la salle d'attente. Au sourire affiché par Wuenheim, le mage sut que tout était perdu.

  – Un revolver spécial police... ! Je connais un collègue qui va être ravi de retrouver son arme de service. Savez-vous ce que coûte le recel d'une arme de fonctionnaire de police, monsieur Troplong ?

  Le mage réfléchit. Nier l'évidence n'était pas dans son intérêt. Il avoua tout ce qu'il savait. D'un bloc. Un flot discontinu de paroles sortit de sa bouche sans même laisser le temps au commissaire de poser des questions. En moins de cinq minutes, celui-ci sut tout sur Monica Scalzo, son agence de location de mannequins, sa rencontre avec Saint Hilaire dans le train de nuit Florence-Paris, le rendez-vous fixé au restaurant de l'Hôtel Palazio. Troplong, effrayé par l'armée qui assiégeait son antre, donnait tous les renseignements en sa possession. Modifiant légèrement les faits, il indiqua même avoir remis à Saint Hilaire sa carte de crédit ainsi que son téléphone portable sous la menace d'une arme. Lorsqu'il arriva au chapitre concernant la fille du commissaire, Wuenheim l'arrêta net.

  – Stop ! ordonna le policier.

  Il se retourna vers Le Taillan.

  – Que l'équipe rentre au service ! Attendez-moi en bas, nous allons retourner au bureau préparer une petite visite de courtoisie à l'agence de mannequins !

  Les hommes du commissaire disparurent aussi vite qu'ils étaient entrés. Seul à seul, Wuenheim aborda la question d'Eve Saint Hilaire. Le mage raconta la visite de la jeune femme. Torturé par une douleur soudaine au creux de l'estomac, le commissaire ne supportait pas d'entendre cette vérité. Il avait malheureusement la confirmation qu'Eve s'était rangée du côté de son père et qu'elle lui avait délibérément menti. Il devait absolument la convaincre qu'elle poursuivait une mauvaise route en tentant d'aider son père. Malheureusement, cette conversation-là devrait attendre. La filature qu'il venait de mettre en place sur sa compagne devenait le seul moyen qui pouvait encore le conduire jusqu'à Saint Hilaire. Une nouvelle fois, il était arrivé trop tard ! La rage s'empara de tout son être. Il se sentit abandonné par les siens. Le mauvais sort ne pouvait quand même pas s'acharner sur lui indéfiniment. Toute sa vie il avait appris à surmonter les mauvaises passes. Celle-ci le touchait plus particulièrement, mais il n'était pas de ceux qui renonçaient aussi facilement. Sans plus attendre, il reprit les forces nécessaires à la poursuite de son enquête.

  – Vous allez m'arrêter ? demanda le mage, inquiet.

  Wuenheim afficha un large sourire.

  – Vos dons de divination sont remarquables !

  ***

  Il roulait trot vite à son goût. Assise sur le siège avant, côté passager, Rebecca Fortia réfléchissait aux événements de cette soirée. Ils avaient abandonné le détective privé à son radiateur, enchaîné à ses menottes et hurlant de colère. Après avoir dérobé les clefs de voiture de l'enquêteur, Saint Hilaire avait joué avec le bouton de déverrouillage des portières sur le parking de la résidence, pour faire clignoter les phares d'un superbe cabriolet rouge. Tout heureux de cette découverte, il s'était mis au volant du bolide et profitait du boulevard périphérique parisien pour tester ce que la voiture allemande avait dans le ventre. Le jeune mannequin invita son pilote à ralentir l'allure, presque jalouse de l'intérêt que portait le commissaire à son nouveau jouet. La lumière orange dispensée par les lampadaires du boulevard, les nappes successives de brouillard rencontrées dans la nuit, donnaient à la route un air d'irréalité. A l'arrière comme à l'avant, régnait le néant. Où étaient-ils exactement ? Elle n'en savait rien ! Les buildings dépassés par la voiture paraissaient être désertés. Ici et là, quelques étages seulement étaient éclairés. Des femmes de ménage, sorties trop tôt de leur lit, devaient s'activer à nettoyer les bureaux de cadres encore endormis. Un camion-poubelle, surgissant de nulle part, traversa un pont qui les surplombait. Saint Hilaire revenait chez son ami. Il lui avait promis de lui rapporter sa carte de crédit et son téléphone portable. Maintenant qu'il était avec Rebecca, il pouvait s'en passer. Le mannequin allongea ses longues jambes sur le tableau de bord. La vitesse du véhicule s'abaissa immédiatement. Saint Hilaire ne pouvait réfréner l'ardeur de ses yeux à contempler la dentelle qui ornait le dessus de ses bas. Elle sourit de sa victoire sur le bolide.

  – Regardez la route ! lui intima la jeune femme en souriant.

  La belle était fatiguée. La soirée n'avait pas répondu à ses atte
ntes. Sa rencontre avec Saint Hilaire avait fait voler en éclats ses principes de sécurité. En moins d'une nuit, elle avait aidé un fuyard recherché par la police, elle avait participé au cambriolage et à la séquestration d'un détective privé, pour finir à bord d'une voiture volée ! Comment allait-elle s'en sortir ? Comment réagirait sa sœur ? Elles pourraient tirer un trait sur leur business ! Tout était fini ! Et pourtant, elle n'avait jamais été aussi heureuse. Lorsque Saint Hilaire l'avait plaquée contre le mur pour l'embrasser farouchement, elle s'était abandonnée à lui, s'offrant généreusement à ses baisers. Dès qu'elle l'avait aperçu dans le train, elle avait su qu'il représentait un danger pour elle. Glaciale avec les hommes, elle savait les tenir à distance respectable. Mais les rares élus qui trouvaient grâce à ses yeux et auprès de son cœur pouvaient tout se permettre. Elle devenait alors aussi docile qu'un cheval sauvage dompté. Sans éprouver aucune honte, elle se laissait mener par cet homme qu'elle ne connaissait pas. Sans se plaindre. Elle admirait sa main posée virilement sur le levier de vitesses. Elle eut envie de la caresser. Pouvait-elle se le permettre compte tenu de la situation ? Il s'était refusé à elle dans le train. Mais son baiser n'était-il pas la preuve d'une faille naissante dans sa ligne de conduite ? Elle savait qu'une idylle se préparait à l'horizon. Elle n'attendait que cela. Et pourtant, elle avait conscience qu'il ne se livrerait complètement qu'une fois son enquête terminée. Elle devait l'aider à tourner la page. Elle était le chapitre suivant de sa vie. Elle le savait. Elle le voulait.

  La voiture s'engagea dans la rue Saint-Lazare pour s'échouer à un feu rouge. A quelques centaines de mètres, des lumières bleues clignotantes illuminaient le square de la Trinité.

  – Des girophares ! fit Saint Hilaire, inquiet devant l'impressionnante armada stationnée à proximité de la cité de Londres.

  Wuenheim le talonnait. Comment avait-il appris son passage chez le mage ? Il n'en savait rien. Mais tout ce qui le reliait à son ami devait disparaître.

  Il abaissa sa vitre électrique et se débarrassa du téléphone portable et de la carte de crédit du mage, qui roulèrent sur la chaussée avant de disparaître dans la bouche d'un égout. Donnant un coup de volant sur sa droite, il fit s'échapper le bolide par la rue de Mogador et accéléra.

  – Que faisons-nous maintenant ? interrogea Rebecca.

  Elle aurait aimé faire une pause, lui proposer de dormir quelques heures dans l'appartement qu'elle partageait avec sa sœur. Mais Saint Hilaire n'était pas prêt à renoncer à la quête de la vérité. Le fil qu'il déroulait le conduirait inexorablement jusqu'au bout de la nuit. Sa décision était prise : ils profiteraient des quelques heures restantes avant le lever du jour pour rendre visite au studio où avait résidé sa femme.

  Grâce à une circulation fluide, le cabriolet traversa le nord de Paris en moins d'un quart d'heure. La voiture passa sous le métro aérien après l'avoir longé sur le boulevard Barbès, puis remonta la rue Marx Dormoy. Le quartier n'était pas aussi chic que celui des grands boulevards. Des corps alcoolisés ou défoncés par la drogue jonchaient, ici et là, les trottoirs sales. Les rideaux baissés des magasins supportaient des tags plus ou moins laids. La vitre d'un arrêt de bus avait été brisée. Une multitude de morceaux de verre s'éparpillaient sur la chaussée. Une dizaine d'Africains, munis de battes de base-ball, s'engouffrèrent dans une bouche de métro. Saint Hilaire plaignit le pauvre gars qui croiserait bientôt leur route en se rendant à son travail. C'est ce qu'il appelait le loto de la malchance. Un jour, pour une raison ignorée, vous vous trouvez au mauvais moment, au mauvais endroit. Sans que cela soit de votre faute, sans avoir à vous reprocher quoi que se soit, vous devenez une victime.

  A l'angle du carrefour suivant, une boulangerie se trouvait au numéro un de la rue de la Chapelle et il décida de cacher la voiture volée dans l'Impasse du Curé, située juste à sa gauche. Le bolide ne resterait pas longtemps en état dans ce lieu sombre et sordide. La rue s'arrêtait en contrebas des voies ferrées qui serpentaient jusqu'à la gare du Nord. Vergelesses serait bientôt découvert crocheté à son radiateur et l'alerte concernant le vol de son véhicule bientôt communiquée à toutes les patrouilles de police. Saint Hilaire prit soin de laisser les clefs en évidence sur le capot de la voiture. Le premier qui aurait l'idée de l'utiliser pourrait conduire l'Inspection générale des services sur une fausse piste. Malgré cela, il abandonna avec un certain regret cette voiture de rêve qu'il ne pourrait jamais s'offrir.

  Une brise matinale soufflait dans l'impasse dénuée de réverbère, faisant trembler Rebecca de froid. Elle aurait aimé se blottir dans les bras du commissaire, mais celui-ci, obnubilé par ce qu'il allait découvrir dans le logis de sa femme, ne remarqua pas le visage grelottant de sa compagne.

  L'immeuble était aussi accueillant que la rue. Une odeur d'urine vous agressait dès l'entrée. Des fils électriques pendaient librement des plafonds comme des lianes dans la jungle. Des boîtes aux lettres en ferraille, toutes plus ou moins détériorées, étaient accrochées à une poutre qui longeait le couloir d'entrée. Ils lirent sur l'une d'entre elles : « Pupillin 3e », et accédèrent à l'étage indiqué. Par chance, chaque palier ne desservait qu'un seul appartement. Saint Hilaire colla son oreille contre la porte pour essayer de déceler un quelconque bruit. Le silence semblait régner à l'intérieur, et la serrure de la porte ne résista pas longtemps à la lame de son canif. Rebecca Fortia fut impressionnée de la facilité avec laquelle le commissaire venait à bout de ces mécanismes. A l'intérieur du studio, Saint Hilaire trouva rapidement le compteur électrique. Il abaissa l'interrupteur et une pauvre ampoule de faible ampérage dissémina dans la pièce une lumière diffuse.

  Un lit, une télé posée sur une table et deux chaises constituaient le seul mobilier du logis. Un vasistas servait d'unique fenêtre. A travers sa vitre sale, Rebecca distinguait déjà les premières lueurs du jour. Comment avait-elle pu vivre ici ? se demanda le policier. Elle qui était si raffinée. Qui avait passé tant d'heures avec un décorateur pour réaménager leur appartement ! Cette pièce ne lui correspondait en rien ! Qu'avait-il fallu pour qu'elle change à ce point ? Quel avait été l'élément déclencheur ? Saint Hilaire se sentit perdu au milieu de cette pauvre chambre de bonne. Une enveloppe posée sur la table attira son attention. Elle portait le tampon de l'agence du détective Vergelesses. Il s'empara du paquet et en sortit les différents documents. La première photographie le représentait dans un musée de Florence.

  – Tu m'as espionné toute la journée ? demanda-t-il.

  – Oui et tu ne t'en es même pas rendu compte ! répondit Rebecca, fière d'avoir berné un policier. Je sais très bien jouer les touristes maniaques de photos !

  Saint Hilaire lui adressa un regard amoureux. Pourtant, il se remit aussitôt à trier les papiers qu'il extirpait de l'enveloppe. Il lut en diagonale la partie du rapport de Vergelesses le concernant et préféra s'attarder sur le chapitre dédié au lieutenant Caramany. Le détective indiquait que l'officier de police était toujours en poste au commissariat de la rue Ballu. Il avait une vie tranquille et n'avait visiblement aucun vice qui pourrait être retenu contre lui. Des photographies du lieutenant prises à la volée dans la rue en compagnie du major Léognan et du gardien de la paix Sarras, complétaient le dossier. Rebecca, lasse de ces péripéties, s'autorisa à s'allonger sur le lit, laissant son compagnon d'un soir à ses lectures. Elle posa délicatement sa tête sur l'oreiller moelleux et étira ses membres. Quelque chose de dur dans son dos la fit se retourner. Elle écarta l'édredon et découvrit sous le drap un cahier à couverture cartonnée. Plusieurs pages avaient été déchirées, comme si l'auteur avait eu du mal à écrire son histoire. Malgré les ratures, Rebecca réussit à déchiffrer quelques mots. Leur sens la fit pâlir. Elle se leva du lit, tenant la page griffonnée et alla la déposer devant Saint Hilaire.

  – Je suis désolée ! dit-elle, troublée.

  Le commissaire reconnut l'écriture féminine de Marthe. Son visage se figea. Les battements de son cœur s'accélérèrent. Ces quelques mot
s résonnèrent dans sa tête comme des coups de fouet : Je t'ai trompé, pardonne-moi !

  Chapitre Dix-Sept

  Suivant à la lettre les consignes de son père, Eve Saint Hilaire s'était rendue à l'Institut médico-légal dès le lendemain matin. Elle s'était appliquée à remettre de l'ordre dans ses dossiers, ne sachant comment distraire son esprit. Son père en cavale, elle décida de prendre en charge les démarches à accomplir pour les obsèques de sa mère. Connaissant nombre de professionnels dans ce milieu-là, elle régla assez rapidement les préparatifs de l'enterrement. Elle choisit un cercueil en noyer avec quatre poignées en argent. Respectant les volontés de sa mère, elle réserva le funérarium pour le lendemain et choisit une urne, imitation bronze, pour recueillir ses cendres. Elle fit prévenir le cimetière du Père Lachaise pour que soit ouvert le caveau familial où reposaient déjà ses grands-parents maternels. Enfin, elle se décida pour un morceau de marbre noir portant l'inscription en lettres finement dorées, Souvenirs de Marthe, femme et mère regrettée, pour décorer la tombe.

  Après cette matinée macabre, elle décida d'aérer son esprit durant la pause déjeuner. Elle sortit à pied et marcha le long des quais jusqu'à une boutique de fleurs située à mi-chemin entre l'île de la Cité et l'Institut médico-légal. Le ciel était enfin dégagé et la vie semblait reprendre son train-train quotidien. Eve flânait. Au gré de sa balade, elle contemplait les bateaux-mouches qui voguaient sur la Seine. Les touristes, profitant de cette parenthèse ensoleillée, grouillaient sur les ponts supérieurs des navires. Sur combien de photos souvenirs se trouverait-elle à tout jamais gravée ? se demanda la jeune femme, en faisant face aux flashs des péniches. Le vent avait chassé les nuages, mais l'air était encore frais et elle préféra marcher dans les rayons du soleil. Sa mère était décédée. Son père était en fuite. Et pourtant le monde continuait à tourner, comme si de rien n'était. Elle aurait aimé pouvoir s'appuyer sur Michel Wuenheim. Mais ce dernier, entêté dans son enquête, obsédé à l'idée d'être ridiculisé par son propre beau-père, redoublait d'énergie pour interpeller Saint Hilaire. Si elle le croyait sincère lorsqu'il prétextait vouloir l'arrêter lui-même pour éviter tout accident malheureux, elle regrettait cependant qu'il n'ait pas pris plus de temps pour la consoler. Elle avait besoin de quelqu'un auprès de qui épancher sa peine. Ni son père, ni son compagnon, ni personne d'autre n'étaient là pour compatir. Le fleuriste n'était plus qu'à une centaine de mètres. Elle s'attarda devant les étalages des bouquinistes. La lecture avait toujours été un refuge. Mais cette fois-ci, aucun titre ne trouva faveur à ses yeux. Regrettant cette indifférence, elle feuilleta un vieux livre dont la couverture verte était méticuleusement ciselée d'or. Elle imagina l'ouvrage dans la bibliothèque en chêne massif de son père, mais le prix prohibitif pratiqué par le marchand la dissuada de l'acheter.

 

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