HÉSITATION

Home > Science > HÉSITATION > Page 48
HÉSITATION Page 48

by Stephenie Meyer


  Je regardai la houle rouler vers la plage. Sans voir les vagues, cachées par la falaise, je les entendais s’abattre sur le sable. Je restai ainsi longtemps, très longtemps après la tombée de la nuit.

  Rentrer à la maison n’était pas une très bonne idée, mais j’avais faim, et je n’avais rien de mieux à faire. Avec une grimace, je glissai mon bras dans son attelle et attrapai mes béquilles. Si seulement Charlie ne m’avait pas vu, ce jour-là, s’il n’avait pas répandu l’histoire de mon accident de moto ! Je détestais ces accessoires destinés à tromper le monde, à feindre une longue convalescence.

  Néanmoins, mon appétit commença à représenter un semblant d’intérêt quand j’entrai chez nous et jetai un coup d’œil à mon père. Il mijotait quelque chose. C’était facile à deviner, vu qu’il affichait toujours, dans ces cas-là, un air trop détaché. Il parlait trop aussi. Je n’étais même pas assis qu’il s’était lancé dans un rapport circonstancié de sa journée. Il ne jacassait jamais ainsi, sauf pour m’annoncer une nouvelle qu’il n’avait pas envie de m’annoncer. Je l’ignorai de mon mieux, concentré sur mon repas. Plus vite je mangeais…

  — … et Sue est passée, aujourd’hui, pérorait mon père d’une voix trop forte. Quelle femme étonnante ! Elle est encore plus dure qu’un grizzli. Je ne sais pas comment elle se débrouille pour supporter sa fille. Cette Sue, elle aurait fait un sacré loup. Leah n’est qu’une petite louve, elle.

  Il rigola, amusé par sa propre blague, attendit que je réagisse, l’air de ne pas avoir remarqué mon expression lugubre et sans vie qui, en général, l’agaçait. J’aurais bien aimé qu’il la boucle au sujet de Leah, parce que je m’efforçais de ne pas penser à elle.

  — Seth est beaucoup plus facile. Bien sûr, toi aussi, tu as été plus facile que tes sœurs. Enfin, jusqu’à ce que… disons que tu as eu plus de problèmes à affronter qu’elles.

  Je poussai un long soupir, me tournai vers la fenêtre.

  — Nous avons reçu une lettre aujourd’hui, finit par marmonner Billy après un silence appuyé.

  Ainsi, c’était ce qu’il avait tenté d’éviter.

  — Oui ?

  — Une invitation… à un mariage.

  Tous mes muscles se raidirent. Une langue chaude effleura mon échine. J’agrippai la table pour cacher le tremblement de mes mains. Billy fit semblant de ne rien avoir remarqué.

  — Il y avait un mot à ton intention, à l’intérieur. Je ne l’ai pas lu.

  Sur ce, il tira une épaisse enveloppe ivoire de sa cachette, entre sa cuisse et le rebord de son fauteuil roulant, et la déposa sur la table.

  — Ne te sens pas obligé de la lire. Le contenu n’a sûrement aucune importance.

  Quel idiot ! Je m’emparai de la lettre. C’était du papier lourd et raide, cher. Trop beau pour Forks. La carte qui m’était destinée était du même acabit, élégante, formelle. Elle ne ressemblait pas à Bella. Rien ne rappelait ses goûts, dans ces pages translucides et imprimées de pétales. J’étais prêt à parier qu’elle détestait ça. Je ne lus pas les mots, pas même la date. Je m’en moquais éperdument.

  Une feuille pliée en deux portait mon nom écrit à l’encre noire. Je ne reconnus pas l’écriture, mais elle était aussi pompeuse que le reste. Un instant, je me demandai si le buveur de sang jubilait à mes dépens. Je l’ouvris.

  — Nous n’avons qu’une table, Jake, lâcha Billy en fixant ma main gauche.

  Mes doigts étaient crispés autour du bois avec tant de force que le meuble courait un réel danger. Un à un, je les dépliai, focalisé sur ce seul mouvement, puis je serrai mes mains l’une contre l’autre de façon à ne rien casser.

  — Oui, ça n’a pas d’importance, répéta-t-il.

  Je me levai tout en retirant mon T-shirt. Avec un peu de chance, Leah serait retournée chez elle, à cette heure.

  — Ne rentre pas trop tard, marmonna Billy tandis que j’ouvrais la porte à la volée.

  Je me mis à courir avant même d’atteindre les bois, éparpillant mes vêtements derrière moi comme les miettes de pain du petit Poucet. Il était presque trop aisé de transmuter, désormais. Je n’avais plus à y réfléchir. Mon corps devinait mes intentions et y répondait sans qu’il me soit nécessaire de le solliciter.

  J’avais quatre pattes, je volais.

  Les troncs défilaient à l’instar d’une mer noire dans laquelle j’aurais plongé. Mes muscles adoptaient un rythme régulier. Je pouvais galoper ainsi pendant des jours sans me fatiguer. Peut-être que, cette fois, je ne m’arrêterais pas.

  Hélas, je n’étais pas seul, me rendis-je compte assez vite.

  « Je suis désolé », souffla Embry dans ma tête. Je voyais à travers ses yeux. Il était loin au nord, avait rebroussé chemin cependant, se ruait vers moi. En grondant, j’accélérai. « Attends-nous ! » gémit Quil. Lui était plus proche, juste à la sortie du village. « Fichez-moi la paix ! » grognai-je. Je sentais leur inquiétude, bien que je m’efforce d’en noyer le bruit sous le souffle du vent dans les arbres. C’était ce que je haïssais par-dessus tout, ce reflet de moi dans leur regard, encore pire que si leurs prunelles avaient été empreintes de pitié. Eux devinaient la haine, ils me poursuivaient quand même.

  Soudain, une nouvelle voix retentit. « Laissez-le partir. » La pensée de Sam avait été exprimée avec douceur, elle n’en restait pas moins un ordre. Embry et Quil ralentirent. Si seulement j’avais pu cesser d’entendre et de voir comme eux ! Mon esprit débordait. Malheureusement, la seule façon d’y échapper était de redevenir humain, et j’étais incapable de supporter la souffrance qui allait avec.

  « Reprenez votre forme initiale, ajouta Sam. Je passe te chercher, Embry. » L’une après l’autre, leurs consciences se turent. Il ne restait plus que Sam. « Merci », parvins-je à penser. « Reviens quand tu pourras. » Alors, il disparut à son tour, et je me retrouvai enfin seul.

  C’était tellement mieux ainsi. Maintenant, je percevais les frémissements des feuilles sous mes griffes, le chuchotis provoqué par les ailes d’une chouette, le roulement de l’océan sur la grève, loin, très loin à l’ouest. Entendre cela et rien d’autre. Ne sentir que la vitesse, que le travail des muscles, des tendons, des os qui me permettaient de couvrir des kilomètres en toute harmonie.

  Si le silence de mon crâne durait, je ne reviendrais pas. Je ne serais pas le premier à choisir cette forme plutôt que l’autre. Si j’allais assez loin, peut-être que je n’aurais plus jamais à entendre…

  Mes pattes redoublèrent de vélocité, et je laissai Jacob Black s’effacer derrière moi.

 

 

 


‹ Prev