ELEANOR DÉBARQUE !

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ELEANOR DÉBARQUE ! Page 2

by Lee Nicols


  — Tu as quoi ?

  — Dans l’Iowa. J’ai rencontré quelqu’un.

  — Dans l’Iowa, tu as quoi ?

  Il était devenu soudain rouge tomate.

  — J’ai… j’ai rencontré quelqu’un.

  — Une femme ? Tu as rencontré une femme ?

  — Nous ne pouvons pas nous marier, Elle. Je suis désolé.

  Respirer profondément. Rester calme, très calme. Six ans, ça faisait un bail, c’était tout naturel qu’il flippe juste avant le mariage. Dans un mois, nous en ririons. Après qu’il aurait chèrement payé.

  — Bien sûr que si, nous pouvons toujours nous marier. Ne sois pas idiot. Tu t’es juste offert un dernier flirt…

  Le mot flirt était resté coincé dans ma gorge, mais j’avais refusé de laisser le marié démolir mon rêve.

  Louis avait secoué la tête en marmonnant.

  — Tu sais, l’engagement fait toujours peur…

  Je lui avais tapoté la main.

  — ... quelle que soit la profondeur de l’engagement et de l’amour entre deux êtres. Alors… tu as rencontré une autre femme pendant ton voyage ? C'est le stress, évidemment, tu…

  — Je ne me suis pas contenté de la rencontrer, Ellie.

  Quelque chose de froid avait commencé de goutter le long de ma colonne vertébrale, mais je l’avais ignoré. La robe de mariée était déjà achetée. Le motif du service en porcelaine (« jardin classique ») déjà choisi.

  — Donc tu as couché avec une autre femme…

  J’avais dégluti mon thé glacé en feignant le calme.

  — ... tu me déçois énormément, tu sais. Mais notre relation signifie davantage pour moi qu’une malheureuse coucherie d’une nuit.

  — Ellie, je suis désolé, mais…

  — Si cela peut t’aider à te sentir mieux, je peux coucher moi aussi avec une autre femme.

  Une blague pour alléger l’atmosphère, malgré la colère qui bouillait en moi.

  — Ellie ! Ecoute-moi. Nous n’avons pas seulement couché ensemble. Nous nous sommes mariés.

  — Mariés… ?

  J’avais reposé mon verre sur la table avec violence.

  — Et M. Whistle dans tout ça… ?

  — Et c’est là que je me suis saisie de la crème brûlée, dis-je à Maya et à Brad. Elle était à portée de main, sur un plateau à dessert.

  Je me verse un troisième bourbon avant que Brad ne confisque la bouteille. Je renifle bruyamment sans honte aucune et déclare à Maya combien je l’aime. Je crie à Brad que je l’aime lui aussi.

  — Ça va aller ? demande-t-il à Maya.

  Elle lui répond qu’elle m’a déjà vue comme ça, me borde dans mon lit sur le divan de la salle de séjour et suit Brad dans la chambre. Je me demande s’ils vont faire l’amour. Je me demande combien de temps il va s’écouler avant que quiconque ne désire de nouveau faire l’amour avec moi.

  Je contemple les deux murs de valises empilées près de moi dans le noir. Pourquoi ne construit-on pas de gratte-ciel avec du Nylon, du velcro et des roues ? Légers et résistants. Des appartements valises avec placards à fermeture Eclair…

  Une heure plus tard, je me réveille en sursaut et titube jusqu’à la salle de bains. J’écarte mes cheveux pour rendre dix litres de bloody mary et de Maker’s Mark, ainsi que sept sachets de cacahuètes au miel. Je suis en train de tirer la chasse quand Maya frappe à la porte.

  — Elle ? Ça va ?

  J’ouvre la porte.

  — Maintenant, ça va mieux.

  — Toujours tendance à vomir ? Certaines choses ne changent jamais.

  — C'est exactement ce que je crains.

  3

  Je me réveille, l’édition dominicale du Santa Barbara News Press sur l’estomac. Je me sens déprimée, j’ai la gueule de bois, et ne sais pas trop comment interpréter la livraison du journal. Encouragement amical, ou façon de me faire comprendre que je ne serai pas indéfiniment la bienvenue ?

  Le gros titre de la rubrique « Mode de vie » est consacré à l’achat par Oprah Winfrey d’une maison de cinquante millions de dollars à Montecito, la banlieue huppée de Santa Barbara. Impatiente de me lancer à la recherche d’un appartement et d’un emploi, je dresse une liste afin d’évaluer ma situation actuelle :

  Oprah : Récemment installée à Santa Barbara.

  Moi : Récemment installée à Santa Barbara.

  Match nul Ursule.

  Oprah : Entre quarante-cinq et cinquante ans.

  Moi : Vingt-six.

  Je suis en tête !

  Oprah : Célèbre et adulée.

  Moi : Pas si célèbre que ça. Même mes amants ne m’adulent pas.

  Retour au match nul ?

  Oprah : Offre conseils précieux et présence indéfectible lors d’un talk-show télévisé retransmis dans tout le pays et qui remporte un immense succès.

  Moi : Interviewée une fois dans la rue. Une journaliste de la chaîne locale m’a demandé quel cadeau de Noël je souhaiterais offrir au monde. J’ai répondu « des Porsche ».

  Oprah légèrement en tête.

  Oprah : Propriétaire de son propre journal : O. Pose chaque mois en couverture dans une tenue seyante et originale.

  Moi : Possède de nombreuses tenues.

  L'écart se creuse.

  Oprah : N’a jamais été quittée par son fiancé pour une garce de l’Iowa.

  Moi : Quittée par mon fiancé pour une garce de l’Iowa.

  Oprah marque un point.

  Oprah : Milliardaire. Va droit au but. Intelligente, partie de rien.

  Moi : Toujours dans le rouge. Fait souvent l’école buissonnière. Intelligente, mal partie.

  Ma bouche mord la poussière sur les talons d’Oprah.

  Oprah : Tendance potelée.

  Moi : Tendance moins potelée.

  Amère consolation.

  Maya fait son apparition, une cafetière fumante à la main.

  — Tu as vu qu’Oprah vient de s’installer ici ? dit-elle.

  — Vraiment ?

  J’avale une gorgée pour me ranimer.

  — Où est Brad ?

  — Au travail.

  Chez Mac et Compagnie, une boîte dont le nom est censé évoquer à la fois l’informatique et la convivialité. A mon avis, ils ont surtout réussi à évoquer la prostitution.

  — Il travaille le dimanche ?

  — Comme tous les fantaisistes.

  — Ce n’est pas un fantaisiste. Il est parfait.

  — Il n’est pas parfait !

  — Il en a le physique, la voix, la saveur… Brad est parfait.

  — La saveur ?

  — Tu comprends ce que je veux dire. Cite-moi une chose en quoi il n’est pas parfait.

  — Il n’est pas juif.

  Oh. Ça.

  Maya et moi sommes amies depuis que nous avons douze ans. Elle a toujours célébré les fêtes traditionnelles les plus importantes, sauf si elle avait autre chose à faire, mais sans plus. Mais sa mère était pratiquante. Elle est morte l’année dernière d’un cancer du sein — la seule fois où je suis revenue à Santa Barbara, c’est pour son enterrement. Depuis, Maya prend la religion plus au sérieux. Non qu’elle se soit mise à aller à la synagogue ou quoi, mais elle sait que sa mère aurait voulu qu’elle épouse un israélite.

  — Alors, pas de marche nuptiale en vue ?

  Son visage s’assombrit.

  — La marche nuptiale était censée se jouer pour Louis et toi.

  Elle s’assied près de moi.

  — Il t’a vraiment blessée, Elle ?

  Entre deux accès de boulimie, j’avais réfléchi à la question.

  — A part dans mon orgueil ? Non. Voyons. Bien sûr que non…

  J’avale une nouvelle gorgée de café, regrettant que ce ne soit pas un litre de « miel d’amour » de chez Ben & Jerry. Le nom de la glace me fait mal.

  — Enfin, j’imagine que si. Il me manque. Je l’aimais bien. Je… Il était solide. On se connaissait vraiment. Tous ces petits riens
, tu vois ? Les choses qui n’ont pas d’importance, mais qui sont les plus importantes. Il était… eh bien, il était là. C'est important pour un fiancé.

  — Il était là.

  Le ton de sa voix semble me dire : « Tu ne parles pas comme une femme amoureuse. » Je lui demande soudain :

  — Tu te souviens, au lycée, quand on voulait être des femmes entretenues ?

  — Non.

  — Peut-être que c’était seulement moi…

  J’avais vu une émission télé consacrée aux femmes entretenues. Ça m’avait marquée. Avoir une superbe maison à soi, des vêtements de créateurs et une rente confortable. La seule condition, c’était être toujours disponible pour faire l’amour. J’aimais le sexe — la tâche ne m’avait pas semblé trop éprouvante.

  — ... c’est à peu près la vie que je menais.

  — Il t’entretenait ?

  — Eh bien, je ne me tenais pas à sa disposition chaque fois qu’il avait envie de faire l’amour. Mais je vivais dans un appartement payé par lui. Je ne travaillais pas, il m’achetait des vêtements…

  Je me tourne vers Maya.

  — J’aurais dû demander une pension.

  — Tu l’aimes ?

  — Bien sûr. Sinon ç’aurait été sordide.

  Je finis mon café.

  — Tu devais penser que je menais une vie excitante, sophistiquée, romantique…

  — Pas vraiment.

  — Pour dire la vérité, c'était une vie plutôt... Qu'entends-tu par pas vraiment ?

  — Tu n’avais pas l’air heureuse. Juste… vide.

  — Vide ? Je n’étais pas vide. J’avais le shopping, des déjeuners et les… les… musées. Une vie remplie. Très remplie. J’étais casée, Maya. J’avais tout. Un homme que j’aimais, un style de vie, des amis…

  Elle me jette un drôle de regard.

  — Oui, des amis ! Des collègues de Louis. J’aurais pu me réfugier chez les uns ou les autres, mais bon… tu comprends. C'est plus simple pour tout le monde qu’ils se rangent au côté de Louis. Et puis, je voulais être avec toi.

  — Parfait. Qu’ils se rangent au côté de Louis, je me range au tien.

  Je sens comme des larmes affluer et le regard de Maya se teinte de nouveau de pitié. Alors je froisse le journal avant de demander :

  — Tu crois que je devrais prendre un appart plutôt au centre-ville ou en bord de mer ?

  — Il se pourrait que tu n’aies pas le choix. Combien peux-tu mettre dans le loyer ?

  Je fais le tour de l’appartement du regard.

  — Tu paies combien ici ?

  — Devine.

  C'est au second étage dans un quartier sympa — l’Upper East Side. Planchers, murs blancs, vaste cuisine avec comptoir carrelé. Maya a toujours eu bon goût. Le décor est minimaliste, avec quelques rares témoignages judaïques et quelques bibelots asiatiques. Une lanterne japonaise pend au-dessus de la table de la salle à manger et la collection de menora de sa mère trône sur le manteau de la cheminée.

  — Je ne sais pas. Neuf cents dollars ?

  Maya pouffe.

  — Dis plutôt mille six cents.

  — Mais ce n’est qu’un deux pièces, et sans lave-vaisselle !

  — Avec lave-vaisselle, c’est deux cents de plus par mois.

  — Oh. Eh bien…

  Je ne sais pas comment le lui dire, mais elle s’est fait avoir. Je parie qu’elle n’a pas visité d’autre appart que celui-là. Tout le monde n’est pas doué pour ce genre de chose.

  — Tu vas trouver, dit-elle en me tendant un trousseau de clés. Prends ma voiture, je m’arrangerai avec Brad. Tu veux venir faire des courses ?

  — Des courses ?

  — Les courses de la semaine, Elle, dit-elle en riant. Après, je dois passer au bar.

  — Oh, non. Il vaut mieux que je commence à chercher un appart.

  — Je serai de retour dans quelques heures.

  Elle referme la porte derrière elle. J’ai soudain une idée géniale : je vais trouver l’appartement idéal avant qu’elle ne soit revenue. Une nouvelle vie, une nouvelle Elle — si Oprah peut acheter une maison de cinquante millions de dollars sans bouger un cil, je suis capable de trouver un appartement le temps que Maya achète de la lessive et du fromage blanc.

  Je suis en train de regarder les dix dernières minutes de Davey et Goliath quand la clé tourne dans la porte d’entrée. J’appuie sur le bouton off de la télécommande, une seconde avant que Maya ne fasse son entrée. Dommage qu’elle ne soit pas arrivée un peu plus tard. Goliath vient de désobéir à Davey, et je suis presque sûre qu’il va avoir droit à une bonne leçon.

  Maya glisse un regard vers la télé.

  — Qu’est-ce que tu regardais ?

  — Mmm ? Oh, les infos.

  — Qu’est-ce qui se passe ?

  — Beaucoup de… trucs moches. Comme d’habitude. Tu reviens tôt.

  — Je suis partie quatre heures, Elle.

  — Bon, je vais me mettre à chercher un appartement.

  Je désigne du doigt les petites annonces chiffonnées sur la table.

  — Il y a une maison à visiter à 13 heures.

  Maya consulte sa montre.

  — Il est 13 h 20, chérie.

  Bon, je me suis prélassée à regarder des rediffusions de Davey et Goliath et j’ai raté une maison à visiter. Et alors ? Nous ne sommes que dimanche. Je suis en Californie depuis moins de vingt-quatre heures et je serais censée avoir déjà accompli quelque chose à l’heure qu’il est ?

  Ce serait différent si je n’avais aucun objectif. Mais bien sûr, j’ai des objectifs. Après mûre réflexion, les voici :

  Appartement.

  Voiture.

  Emploi.

  Mec.

  Et bien sûr, suppression pure et simple de l’Iowa de la surface de la Terre, par volonté divine, virus Ebola ou crème brûlée. Indifféremment.

  Au fait, je n’ai pas que des objectifs, je suis aussi une femme riche. J’ai tiré onze cents dollars de la vente de ma robe de mariée Vera Wang. Je voulais la mettre aux enchères sur e-Bay, mais j’ai éclaté en sanglots en rédigeant l’annonce : « Robe de mariée Vera Wang. Jamais portée. » J’ai finalement accepté la première offre de la boutique de robes de mariée du coin. J’aurais pu marchander, mais Louis l’avait payée quatre mille huit cents dollars, et je voulais qu’il souffre. Pour ça, il faudrait qu’il apprenne jamais combien je l’ai vendue… Ce qui n’arrivera pas.

  Onze cents dollars, plus environ quatre mille dollars du compte commun, qui selon moi me reviennent de plein droit. Plus la bougie à trois mèches, le thermomètre à lecture instantanée, etc.

  Conclusion : je suis pleine aux as. Célibataire à Santa Barbara avec cinq mille dollars et des poussières. Ce magot monstre me brûle les doigts. Le futur m’appartient, porteur d’une promesse d’abondance et d’heureuses surprises, comme un rayon vintage chez Barneys qui n’aurait pas de fin.

  4

  Lundi. J’aurais préféré rester vautrée sur le canapé à m’apitoyer sur moi-même et à me consoler avec des rediffusions sirupeuses de Facts of Life et des pizzas taille familiale, mais je crains de passer pour une invitée qui s’incruste. En temps normal, pour tuer le temps, je fais du shopping. Mais je dois préserver mon magot — mes cartes de crédit semblent toutes souffrir d’une sorte de virus informatique. La technologie, je l’ai toujours dit, ne me réussit pas.

  Je décide de me rendre présentable en enfilant une tenue seyante et file au centre-ville. Le lèche-vitrines est aussi revigorant que le shopping lui-même.

  Sauf qu’avant, Santa Barbara n’était pas un tel temple du shopping. Quand j’étais enfant, il y avait trois malheureuses boutiques, dont la plus intéressante était spécialisée dans les perles et la broderie. Maintenant, on y trouve Nordstrom, Bebe, Aveda et Banana Republic, ainsi que Gap et Limited, au cas où vous auriez besoin du petit haut asymétrique durant la semaine où il est à la mode. En face se trouvent Bryan Lee (très L.A.) et, plus près de la plage, des f
riperies destinées aux filles de la moitié de mon âge — mais je parviens tout de même à trouver un tailleur YSL dans lequel j’arrive à me glisser.

  Fuyant la tentation, je me réfugie dans la toute nouvelle librairie de la chaîne Border’s Books, m’empare d’un numéro de Vogue et m’installe dans un fauteuil de velours violet.

  Il me faut un bon bout de temps pour terminer un article sur Antonio Banderas — je dois constamment faire des pauses pour reprendre ma respiration. Peut-être devrais-je me choisir un Latino comme nouveau mec. Santa Barbara regorge de Latinos supersexy.

  Je vais directement à la dernière page : « Top dix des sacoches aux Etats-Unis », et compare les heureuses élues à mon vieux sac miteux. Tout le monde a une sacoche cette année. Pas un vieux sac décati. Je veux la numéro un (d’après Vogue) — la Fendi. Elle ne coûte que mille six cent cinquante dollars. Je me demande quel sera mon prochain salaire. La dernière fois que j’ai vérifié les comptes de Louis, il facturait trois cents dollars de l’heure. C'était il y a des années. Je vais sûrement gagner assez pour m’acheter un malheureux sac à main.

  Je repose Vogue sur le présentoir et m’empare de Cosmopolitan. Je n’ai pas lu Cosmo depuis la fac, mais maintenant, je suis célibataire. Le numéro de ce mois-ci est plein de promesses : « Le journal d’une dragueuse », « Comment perfectionner vos dons de strip-teaseuse sur des hommes-objets virtuels », ainsi que des conseils dont j’aurais réellement l’usage, comme : « Séduisez le mec de vos rêves, écrasez tout le monde au boulot et soyez plus sexy que jamais. »

  En attendant mon tour à la caisse, je lis « Dix erreurs de débutante dans le couple » et découvre qu’avec Louis, j’avais tout faux. Il ne m’aurait pas quittée si je lui avais cuisiné des repas consistants, si j’avais porté des dessous sexy, feint un intérêt sans bornes pour son travail et l’avais « laissé passer du temps dans sa caverne ».

  — Suivant ! crie le caissier.

  Il est brun et bronzé, comme tout Californien qui se respecte. C'est une des particularités de Santa Barbara — la ville grouille de gens beaux. Idiots, mais beaux. Je le sais. J’ai grandi ici.

  En tendant le magazine à M. Surfer, je lui demande :

  — Vous avez une petite amie ?

  — Euh, ouais…

  Il paraît nerveux.

 

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