ELEANOR DÉBARQUE !
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Combien de partenaires avez-vous eus dans votre vie ?
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Ce questionnaire se révèle beaucoup plus personnel que je ne pensais. Ils doivent chercher quelqu’un qui s’investisse réellement dans la planification des naissances. Quelqu’un à l’aise avec sa sexualité. Je peux l’être. Peut-être le suis-je trop. Sept partenaires, est-ce beaucoup ? Ou ridiculement peu ? J’ai connu six d’entre eux entre seize et vingt ans — c’est une question qu’on ne pose pas. On devrait demander le chiffre moyen de partenaires par an. Et me féliciter d’avoir été monogame entre vingt et vingt-six ans.
Je rends le formulaire à la réceptionniste, m’attendant à ce qu’elle commente ma rapidité. J’ai été bien plus vite que ma concurrente dont le stylo flotte encore au-dessus de la première page.
— J’ai toujours été rapide pour remplir les papiers, dis-je à la fille derrière l’Hygiaphone.
C'est vrai. Je suis très rapide pour remplir les papiers.
Elle ne semble pas impressionnée.
— Asseyez-vous. On va vous appeler.
Je regagne le canapé collant, jusqu’à ce qu’une femme en blouse blanche et aux traits taillés à coups de serpe m’appelle. Je lui adresse un sourire très professionnel et lui tends la main.
— Elle Medina. Enchantée de vous rencontrer.
Elle incline la tête d’un coup sec et ignore ma main.
— Z'il fous plaît. Fenez par izi.
— Oh, vous êtes allemande ?
J’essaie de bavarder sur le mode confiant d’une business woman tandis que nous nous dirigeons vers une salle de consultation vide.
— Non.
C'est le « non » le plus court que j’aie jamais entendu. Plus court, elle se serait tue.
— D’où alors ?
— Vous ne connaissez pas.
— C'est plus petit que Rhode Island ?
Elle me fusille du regard, et je me rappelle la règle numéro un des entretiens d’embauche : ne pas indisposer les éventuels collègues européens à l’air rébarbatif.
— Z'il fous plaît, asseyez-fous et enlefez fotre feste.
Le seul siège disponible est la table d’examen.
— Ça ira, merci.
— Je ne peux pas prendre fotre tension zi fous n’enlefez pas fotre feste.
— Ma tension ?
Je sais que certains employeurs vous demandent un échantillon d’urine, mais là, c’est ridicule. J’essaie de me persuader qu’il s’agit d’éliminer les candidats trop stressés. Mais je n’y arrive pas.
— Je crois qu’il y a erreur. Je suis ici pour le poste de développement. C'est cette situation qui m’intéresse et non…
Je désigne les étriers qui dépassent de la table.
— ... celle-ci.
Cela n’amuse pas l’infirmière. Heureusement, le médecin qui arrive trouve, lui, la situation plutôt drôle. C'est un petit homme rondouillard avec qui je m’entends sur-le-champ.
Quand nous avons fini de rigoler du malentendu, il jette un bref coup d’œil sur mon C.V.
— Pour le poste ? dit-il. Non. Nous cherchons quelqu’un, de, euh, qualifié.
Je réponds que j’apprends vite et lui demande de — s’il vous plaît — me donner une chance.
Il accepte de me faire passer un entretien et feuillette mes papiers plus attentivement.
— Bien, je vois que vous n’avez pas eu de frottis depuis trois ans ?
Dès mon retour chez moi, j’appelle Maya.
— J’ai de bonnes nouvelles et de mauvaises.
— Tu as le job ? demande-t-elle, incrédule.
— Tu dois promettre de ne rien dire à Brad.
Elle refuse.
J’envisage de raccrocher, mais après il faudra que je la rappelle. De toute façon, même si elle promet, elle lui racontera quand même. Je soupire.
— Bon.
J’explique que la réceptionniste m’a prise pour une patiente, que l’infirmière était une Cruella albanaise et que le docteur a rejeté ma candidature très gentiment.
— Alors, quelle est la bonne nouvelle ?
— Eh bien, le docteur a lu mon dossier.
— Et…
— Je n’avais pas eu de frottis depuis trois ans.
— Tu veux dire que…
— Il m’a fait passer une visite gynéco en même temps que mon entretien d’embauche.
Silence incrédule de Maya.
— Comment fais-tu pour qu’il t’arrive des trucs pareils ?
— C'est un don.
— Au moins l’entretien a dû être mémorable. Comment ça s’est passé ?
Je maugrée.
— Pas très facile de paraître compétente et charmante avec un spéculum coincé dans…
— Le frottis ?
— Apparemment normal. Le docteur m’appellera s’il y a un problème.
— Bien.
— Oh, et puis, dis-je toute frétillante, tu sais, ce gosse qui m’en fait voir de toutes les couleurs ? Eh bien, en sortant du planning, j’ai rempli mon sac des préservatifs gratuits mis à la disposition du public dans la salle d’attente. Je vais les remplir d’eau et rabattre le caquet de ce sale môme.
Comme les machines à sous, les téléphones ont leurs moments de grâce. J’ai à peine raccroché que mon téléphone se met à sonner. Encore en train de me triturer l’esprit pour comprendre ce que Maya entendait par « Oh, c’est comme ça que tu fais », je marmonne un « allô ? » distrait.
— Elle ?
Durant un sublime instant, je crois qu’il s’agit du mystérieux Carlos, mais l’accent ne colle pas.
— C'est moi.
— Bonjour. C'est Louis. Nous…
— Louis !
Je siffle comme un chat en colère.
— ... Je ne veux pas te parler. Ni maintenant ni jamais.
— Quoi ? Qu’est-ce que j'ai fait ?
— Va te faire voir ! Je sais pour Venise. Je sais tout sur Venise.
— Venise ? Je crois que vous me confondez avec quelqu’un d’autre… Nous nous sommes rencontrés chez Shika. Vous m’avez servi un chicago.
Je sens une boule dans l’estomac. Louis l’architecte.
— Oh ! Oh. Oh. Merrick…
Je n’arrive pas à l’appeler Louis.
— ... Je suis harcelée de... euh... blagues téléphoniques. Le gosse des voisins, je pense. Désolée.
— Ah.
On dirait qu’il regrette d’avoir téléphoné.
— Peut-être que je vous dérange ?
— Non… non. Je suis heureuse que vous ayez appelé…
J’ai l’air trop enthousiaste.
— ... enfin tant que ce n’est pas une blague téléphonique, n’est-ce pas ?
Idiot, idiot, complètement idiot. Je presse deux doigts sur ma tempe, mimant le canon d’un revolver.
— Non.
Un long silence gêné s’installe. J’ai pitié de lui. Il est sympa et n’a aucune raison d’être englouti dans ce bourbier émotionnel. D’ailleurs, pourquoi est-il si sympa ? Pour autant qu’il sache, je ne suis qu’une soubrette désespérée, une barmaid incapable de préparer un cocktail. Et maintenant, il doit chercher comment raccrocher sans m’inviter à sortir. Je dois mettre fin à son supplice.
— Ecoutez, il faut que j’y aille.
Pour une raison qui m’échappe, il rit.
— Aller où ?
— Euh… dehors ?
— Vous voulez prendre un café avec moi ? Demain peut-être ?
— Un café ?
— Demain matin. 10 heures, ça va ?
— 10 heures ? Demain matin ?
Il faut que j’arrête de répéter tout ce qu’il dit.
— Il y a un endroit qui s’appelle Water and Bread, sur Haley.
Je parviens à ne pas répéter « Water and Bread » et à dire :
— D’accord. Water and Bread. Sur Haley.
— 10 heures, alors ? Je vous vois demain ?
J’acquiesce, m’interrogeant déjà sur ma tenue. Un ren
dez-vous le matin dans un café ? Les hommes font ça ? Forcer une femme à prendre figure humaine avant midi, pour un rendez-vous ? Comment se fait-il que personne ne leur ait jamais expliqué que ce n’était pas une bonne idée ?
— Super, dit-il. Oh, juste pour la forme, je ne suis jamais allé à Venise.
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Water and Bread est beaucoup plus chic que la plupart des cafés de Santa Barbara. Le comptoir, les fenêtres et les murs sont disposés en oblique, créant une atmosphère cubiste plutôt plaisante. Les tons de vert et de gris feutrés s’accordent au bois naturel des tables et des poutres. Une orchidée jaune, un peu voyante, trône sur le comptoir dans un cache-pot vert jade. C'est joli.
L'architecte — Merrick, que je n’appellerai pas Louis — porte une chemise de lin vert céladon et un jean de toile beige, parfaitement assortis au décor. A part ses cheveux roux qui jurent atrocement, bien sûr. Je ne l’avais jamais vu à la lumière du jour. Je n’aurais pas cru cela possible, mais sa chevelure semble encore davantage l’œuvre d’un spécialiste des effets spéciaux.
Quand j’entre dans le café, je le trouve en grande discussion avec une jeune serveuse blonde. Je n’ai que quelques minutes de retard, peut-être dix, et il drague déjà une autre femme ? Serveuses et barmaids : je détecte une pathologie comportementale.
Nous nous saluons d’un sourire et commandons tous deux des noisettes. Merrick demande à la serveuse de lui expliquer, très précisément, de quoi sont faites ses noisettes.
C'est une grande fille toute simple, en jean et baskets, dont le T-shirt arbore « A quel sein se vouer ? ». Je me demande si Merrick a répondu à la question.
— Comme d’habitude, répond-elle d’une voix traînante. Espresso et lait du percolateur. Vous voulez quelque chose dessus ?
Nous répondons non tous les deux, et elle disparaît.
— C'est d’un banal, dit-il. Si c’était vous, les noisettes seraient à base de glace et de sirop de cerise, saupoudrés de sucre multicolore.
— Ou d’un whisky cent ans d’âge.
— Cognac, dit-il en souriant.
— Ces cosmopolitans devaient être horribles, hein ? Je ne travaille pas là pour de bon.
Il demande ce que je fais pour de bon.
— Je cherche quelque chose dans le développement en milieu caritatif. J’ai rencontré des gens du planning familial, mais je ne suis pas sûre que la situation proposée me convienne.
Il est clair que les étriers ne me convenaient pas.
— Vraiment ? J’ai un ami qui travaille pour une ONG à L.A. Il s’occupe principalement de planification d’habitat en collaboration avec le bureau du développement. Fidéicommis, dotation, ce genre de choses.
— Ah oui. Les dotations.
Comme je nage complètement, je déclare :
— J’envisage aussi de créer mon propre magazine.
— Votre propre magazine ?
Il plisse de nouveau le regard. Si seulement je n’étais pas obligée de regarder plus haut que son front, je le trouverais vraiment mignon. J’ai envie de lui poser des questions sur ses cheveux roux à faire peur, mais je crains que ce ne soit dû à une carence vitaminique ou à une anomalie génétique, et je ne veux pas le mettre mal à l’aise. Mais en dessous du front, il est sexy. Surtout quand il plisse les yeux comme ça.
— Vous avez déjà travaillé dans la presse ?
— Pas vraiment. Je viens juste d’arriver. Je n’ai pas encore exploré à fond toutes les facettes du milieu, les implications, les, euh, tout ce qu’entraîne la création d’un magazine.
Par pitié, que quelqu’un me fasse taire ! Je m’entends dire :
— Je vais l’appeler L.
— Elle, ce n’est pas déjà pris ?
— Qu’est-ce qui n’est pas déjà pris ?
— Elle. Je croyais que c’était un magazine de mode.
— Oh ! J’ai cru que vous vouliez dire : Eleanor, n’est-ce pas déjà un magazine ? Mais vous vouliez plutôt dire, Elle…
Je dessine des points de suspension en l’air avec mon doigt.
— ... n’est-ce pas déjà un magazine ?
Il acquiesce solennellement.
— Exactement. Je voulais dire ça.
Il dessine des points de suspension. Ça fait bien quand c’est lui — comme un moment suspendu entre nous.
— En fait, dis-je, le mien, ce serait L, juste la lettre L. Dans le style de O, le magazine d’Oprah, mais d’un optimisme moins acharné.
— Vous préférez faire dans le dépressif et le désespéré ? Cibler les gens qui pensent avoir tout raté ?
— C'est un gros marché, dis-je en souriant.
Nous nous taisons, le temps que la serveuse dépose nos boissons, puis je lui demande s’il est originaire de Santa Barbara.
Mais il ne veut pas parler de lui, ce qui va à l’encontre de tout ce que j’ai entendu dire des hommes. Il me pose d’autres questions, et je lui raconte que j’ai grandi ici et suis allée à la fac dans l’Est. En moins de deux minutes, je me fais mourir d’ennui moi-même. J’abrège.
— ... puis j’ai rompu avec mon fiancé, et me voilà.
Ai réussi à ne pas mentionner que mon ex-fiancé s’appelait Louis.
— Vous l’avez plaqué le jour du mariage ?
— Non, non. C'était une rupture dans le style décision mutuelle entre adultes matures. Nous sommes toujours amis. Enfin, bon, je suis de retour, et disponible pour un nouveau boulot.
J’appuie sur le mot nouveau comme si j’avais un boulot auparavant.
— Jusqu’à la création de votre magazine.
— Oui. Ou bien jusqu’à ce que je trouve quelque chose dans le développement… En fait, pour l’instant, je cherche n’importe quoi. Pour payer les factures pendant que je cherche un emploi.
— Ah oui ? Je cherche une assistante.
— Une assistante ?
Je n’y connais pas grand-chose en maquettes, mais j’imagine que je pourrais dessiner une maison ou deux.
— Plutôt un genre de réceptionniste. Pour prendre les rendez-vous, organiser le bureau.
Je pense au désordre apocalyptique que j’ai semé dans le trolley.
— Il se trouve que l’organisation est l’un de mes points d’or.
— D’orgue, dit-il.
— Quoi ?
— Oui, d’orgue. Deux syllabes.
Quel nul !
— Vous êtes sûr ?
— Oui, dit-il avec un sourire qui l’acquitte de toute nullité. J’ai fait la même erreur que vous lors d’une conférence téléphonique avec New York l’année dernière, et j’en ai entendu parler. Ils ont parlé de me traîner en justice pour ce forfait.
— Alors l’organisation est mon point d’orgue ? Ça me plaît moins.
Dégrisée, j’avale une gorgée de café crème et lui demande depuis combien de temps il est architecte.
Il me parle de son travail. Il est amusant et charmant, et malgré l’heure matinale, je réalise que je me sens bien en sa compagnie. Puis il consulte sa montre et dit qu’il a passé un agréable moment mais doit s’en aller.
Il se lève. Je me lève. Et je pense : qui va payer les noisettes ?
J’ouvre mon sac, infecte et fétide, avec une lenteur extrême.
— Ne vous préoccupez pas de ça, dit-il. J’ai un arrangement avec les patrons. Ils me doivent encore de l’argent pour avoir dessiné cet endroit.
— Vous avez dessiné ce café ?
— Oui.
— Incroyable !
C'est superbe, et totalement vierge d’orange vif.
— Vous aimez ?
— Allez. C'est pas vrai.
Il sourit. C'est vraiment vrai.
— C'est beau. Waouh. Peut-être devrais-je me lancer dans… n’importe quoi, sauf dessiner des villas. Je ne pourrai jamais rivaliser.
Il se rapproche et me touche le bras.
— Ecoutez, si vous voulez, vous pourriez faire un peu d’intérim au bureau. Le téléphone, la paperasse… ?
Je
voudrais refuser avec hauteur. Mais je voudrais aussi posséder plus de cinq cents dollars.
— Eh bien, j’ai mon C.V. sur moi…
Je fouille dans mon sac et pioche un C.V. ... Cinq sachets de thé jaillissent en même temps que le feuillet. Sachets de thé ? Je ne bois même pas de thé. Ils sont encore suspendus à mi-chemin dans les airs quand je comprends. Il ne s’agit pas d’Earl Grey. Ni de camomille, ni d’Irish Breakfast. Ce sont des préservatifs.
Les petits carrés de plastique voltigent au-dessus de mon sac en un essaim discriminatoire. Les préservatifs du planning familial — jaunes, bleus, dorés et rouges, dont les bords dentelés jouent sous la lumière, volent et virevoltent dans l’air entre moi et Merrick.
Le temps fait enfin son effet et trois préservatifs ricochent sur le sol. L'un atterrit dans le marc de mon café crème avec un plop, un autre rebondit sur la chemise de lin céladon de Merrick.
Je crois mourir sur place.
Merrick me tend sans façon le préservatif qui l’a atteint à la poitrine.
— Un nervuré, dit-il.
Morte, je ne peux répondre.
Une rigidité cadavérique me saisit, pétrifiant une main dans mon sac — soit dit en passant, cela ne se serait pas produit si je m’étais acheté la sacoche Fendi —, et l’autre, celle qui est parvenue à ne rattraper aucun des préservatifs cascadeurs, reste suspendue inutilement dans les airs. J’attends l’apparition d’un halo de lumière angélique ou, à défaut, l’ouverture d’un gouffre infernal sous mes pieds.
Au lieu de ça, « A quel sein se vouer » réapparaît soudainement. Toujours blonde, toujours jeune, toujours simple… et manifestant l’intention de desservir nos tasses vides. Dans une tentative désespérée de l’empêcher de se saisir de la tasse où flotte un préservatif, ce qui pour une raison X me semble être la pire des choses possibles, je m’élance vers l’avant. Mon sac diabolique glisse de mon épaule à mon poignet et se renverse.
Des condoms multicolores giclent en une éruption aux couleurs de l’arc-en-ciel. Des douzaines de préservatifs, dans tous les parfums, toutes les textures et variétés. Des centaines. Des milliers. Je ressemble à un distributeur de préservatifs en dysfonctionnement. J’ai gagné le plus gros Jackpot de l’histoire de Las Vegas et suis payée en condoms en prime des sirènes hurlantes et des projecteurs. En un clin d’œil, la marée de préservatifs atteint mes genoux. Des enfants et des petits chiens sont emportés par le courant. Une maison passe en flottant.