Book Read Free

ELEANOR DÉBARQUE !

Page 21

by Lee Nicols


  — Ecoutez, dis-je à James. J’ai une amie ici, une autre voyante. Elle s’appelle Jasmine.

  Quand j’arrive chez moi, le téléphone sonne. C'est Joshua.

  — Ma gentille petite voyante. As-tu les papiers de ton boulot ?

  — Eh bien… pas exactement.

  — Pourquoi ?

  — Ce n’est jamais vraiment le bon moment. Et d’ailleurs, pourquoi y tiens-tu tellement ? Je crains d’avoir des problèmes si je pique quoi que ce soit.

  — Tout ce qui te touche m’intéresse, Elle.

  Je fonds.

  — Et pourquoi vouloir en apprendre davantage sur ta boîte te créerait des problèmes ? On devrait te donner une promotion pour ce genre de comportement.

  C'est un argument.

  — D’accord. Je réessaierai demain. Tu veux venir dîner ce soir ?

  Non. Il rappellera dans quelques jours. Quand j’aurai obtenu les informations, nous prendrons une chambre à l’Harbor Inn, dînerons et boirons une bonne bouteille. Puis nous paresserons toute la journée suivante ensemble au bord de la piscine. Une fois que j’aurai les informations.

  A 20 h 30, je suis au lit. Les ténèbres m’oppressent. Je regrette qu’elles ne m’oppressent pas davantage. Je regrette de ne pas dormir. Je reste allongée dans mon lit pendant des heures, et regarde la pendule : 8 h 52. Je me retourne. Je m’agite. Je tire les couvertures, puis les repousse. Je voudrais que tout soit plus facile. Finalement, je m’endors.

  Je me réveille le lendemain matin à 10 heures passées. Quelque chose me rend malade, mais je ne me souviens pas de ce que c’est. Puis je m’assieds, je me souviens : je dois me présenter au tribunal.

  Je m’habille de façon aussi conservatrice que possible. Un pull et un gilet de cachemire rose pâle avec un pantalon de flanelle grise. Même une paire de boucles d’oreilles en perle rescapée des années 80. Je parcours à pied les six cents mètres qui me séparent du tribunal.

  Si l’aéroport de Santa Barbara est une hacienda, le tribunal est un palais hispano-mauresque. Des pelouses et un jardin tropical cernent la façade de céramique blanche. Mais je n’ai pas droit à la grande salle de justice aux bancs de bois ciré et aux fresques espagnoles. J’ai droit à la salle glauque qui ne comporte même pas une chaire pour le juge. Très bas de gamme et décevant.

  Environ vingt-cinq personnes emplissent la salle et j’aperçois Tony, le videur, dès mon entrée. Il ressemble toujours à Mike Tyson en blanc, et ça me remonte le moral. Personne ne va le croire, lui, plutôt que moi. Il me voit, et m’adresse un geste obscène de son costume taché. Je m’assieds à l’autre bout de la salle.

  Le juge Miller préside la séance. Ou peut-être est-ce le magistrat Miller. Je n’ai pas écouté. En tout cas, elle est très efficace et connaît son métier.

  Vingt minutes plus tard, Tony et moi comparaissons devant elle.

  — Mademoiselle Medina, avez-vous, ou n’avez-vous pas, lancé…

  Elle consulte une feuille.

  — … du jus de cassis sur M. Anthony Tasch ?

  Je pouffe en entendant qu’il s’appelle Tasch. Le fou rire menace mais le visage impassible du juge m’arrête.

  J’avale ma salive.

  — Eh bien, vous voyez… euh… Votre Honneur, en quelque sorte oui, mais…

  — Oui ou non ? demande le juge.

  — Votre Honneur, comme vous pouvez le constater, je lui ai rendu service.

  Je désigne Tasch, pour l’heure vêtu d’un atroce costume rouge brique.

  — Regardez comment il s’habille. Cette couleur ne lui va pas du tout. Et la coupe est criminelle.

  — Tu as un putain de problème avec mon costume ? lance Tasch.

  Le juge reprend :

  — Mademoiselle Medina. Avez-vous ou n’avez-vous pas lancé ce jus ?

  — C'était un cas d’autodéfense, Votre Honneur. Il a prétendu que mes seins tombaient.

  Vingt-cinq paires d’yeux, y compris ceux du juge, convergent sur mes seins. Mais je me suis préparée : sous mon cachemire, je porte un Wonder Bra. Personne ne va accuser ces deux-là de tomber.

  — Le jus… dit-elle.

  Je crois détecter un soupçon de sympathie dans sa voix.

  — … Avez-vous lancé le jus ?

  — Je ne sais pas exactement si je l’ai lancé. Je l’ai renversé, peut-être ? Mais c’est une déclaration de guerre, n’est-ce pas ? Dire que mes…

  — Mademoiselle Medina ! Vous êtes condamnée à remplacer le costume de M. Tasch en lui versant la somme de…

  Elle consulte de nouveau son papier, puis se tourne vers Tasch.

  — … sept cents dollars pour ce costume-là ?

  J’étouffe un petit rire.

  — Sept cent vingt, dit Tasch, j’ai arrondi.

  — Mais vous n’avez ni reçu, ni récépissé de carte de crédit ?

  Il hausse une épaule tysonesque.

  — J’garde pas ce genre de choses.

  — Votre honneur, dis-je en me redressant légèrement. Je voudrais spécifier, euh, pour le dossier, que le costume en question est atroce, que mes seins ne tombent pas, et que s’il a payé un cent de plus que trente-neuf dollars et quatre-vingt-quinze cents, il s’est fait arnaquer. Pour sept cents dollars, il aurait pu acheter…

  — Oui, oui, dit-elle. Mademoiselle Medina, vous êtes par la présente condamnée à prendre possession du… vêtement, qui est, il faut le reconnaître, repoussant. Vous réparerez les dommages, ou les ferez réparer, et lui retournerez le costume dans trois semaines maximum à partir d’aujourd’hui. Est-ce clair ?

  — Oui, Votre Honneur.

  Ouah ! Je passe de sept cents dollars à une note de pressing ! J’ai gagné mon tout premier procès. Quand je pense que je croyais le boulot de Louis si difficile et si technique…

  Nous signons ceci et cela. La Tache me jette des regards noirs.

  — Chienne, murmure-t-il.

  Tandis que nous quittons le hall, je souris et dis dans un souffle : « Va te faire voir, pâle imitation de Tyson. »

  L'incompréhension plisse son front néandertalien, mais il me suit le long du couloir.

  — Chienne.

  Je cesse de l’affronter. Il est vraiment très épais. Et large. Très large. Mais je ne cède pas d’un pouce.

  — Tu es un paumé, Tasch. Si tu as payé sept cents dollars pour ce costume de merde, tu…

  — Chienne, espèce de chienne !

  — C'est tout ? C'est tout ce que tu sais dire ? Espèce de crâne ondulé, raclure de bac à recycler, vendeur de boue pour catcheuses sur le retour — le volume de ma voix grimpe dans les aigus, je suis accroc aux Sopranos…

  — Hé, qu’est-ce qui se passe ici ? dit une voix.

  Encore Merrick ! Il me surprend toujours au meilleur de moi-même. Il regarde Tasch. Me regarde.

  — Rien, dis-je vivement en prenant son bras en guise de soutien moral.

  — Salope de chienne.

  — Qu’est-ce que vous avez dit ? demande Merrick à la Tache.

  Il est l’image même de la pugnacité masculine, et il est mon héros.

  — Répare mon costume où j’attaque tes seins qui tombent en justice, me dit Tasch. Et pas au Tribunal d’instance, cette fois.

  Il s’en va de tout son poids.

  — Quoi ? demande Merrick en regardant partir le malabar. Qu’est-ce que c’était que ça ?

  Je secoue la tête.

  — Tasch. Vous allez lui casser la figure pour moi ?

  — Vous étiez au tribunal ?

  On dirait qu’il ne peut pas le croire.

  — Eh oui ! C'était plutôt marrant, en fait. J’ai gagné !

  Je me souviens que je tiens le costume de Tasch à la main.

  — Enfin presque. Mais vous, qu’est-ce que vous faites ici ?

  — Demandes de permis de construire. Mais que… comment… ?

  Un sermon à l’horizon. Je vérifie que Tasch a disparu puis retire mon bras.

  — Bon, je ne vais pas vous retenir.

  — Vous rentrez
? demande-t-il, en reprenant sa respiration. Je viens avec vous. A moins que vous ne soyez en voiture ?

  — Non. Je veux dire, oui, je rentre chez moi. Je suis venue à pied.

  Je ne sais pas pourquoi je suis toujours si nerveuse en sa présence. Il s’agit peut-être d’une réaction à sa teinte de cheveux. Ou c’est parce que je n’arrive pas à décider s’il me trouve séduisante, absurde, ou époustouflante. Ou tout à la fois. Mais je ne veux pas lui raconter l’histoire de la Tache.

  — Vous n’avez pas des permis à aller chercher ?

  Il tapote son classeur tandis que nous descendons la rue.

  — C'est fait. Alors, racontez-moi.

  — Pas grand-chose à raconter. Il n’y avait même pas une chaire.

  — Vous espériez des perruques poudrées ?

  — Elle n’a jamais utilisé son marteau non plus. Ce n’est pas du tout comme à la télé.

  — Non ?

  Je le soupçonne de se moquer.

  — C'est comment, alors ?

  Nous traversons Anacapa Street, dépassons la bibliothèque et traversons La Arcada, un centre commercial en plein air.

  — Il y avait un magasin de chaussures ici avant, dis-je à Merrick, dans une tentative évidente de changer de sujet. Pied-à-terre. C'était une superpetite boutique.

  — C'était pour Super 9 ?

  — C'était principalement des chaussures. Mais ils vendaient des accessoires aussi.

  — Super 9 croit que vous êtes impliquée dans cette histoire de vol ? Ou que vous les avez volés ?

  — Je vous ai dit que je n’avais rien volé ! De toute façon, il ne s’agissait pas de Super 9. Je ne veux pas en parler.

  Nous attendons en silence que le feu passe au rouge, puis traversons State.

  — Elle, pourquoi êtes-vous habillée comme ça ?

  — Comment, comme ça ?

  — Vous savez. De façon moins… élaborée que d’habitude. Vous ressemblez à la bénévole d’une œuvre charitable ou un truc du genre. Comme si vous travailliez dans une banque.

  L'idée me fait sourire. Les poules auront des dents avant qu’aucune de ces deux institutions ne m’acceptent en leur sein.

  — Eh bien…

  Il incline la tête pour examiner ma tenue, s’attardant de façon évidente sur mes seins.

  — Ça a marché ?

  Un moment, je pense qu’il parle de mon Wonder Bra, et je dis :

  — Oui.

  Puis je réalise qu’il parle de la tenue tout entière.

  — Je veux dire oui.

  Il acquiesce.

  — C'est ce que j’avais compris.

  Je m’arrête devant chez Saks. Dans la vitrine, les mannequins masculins portent des costumes Hugo Boss. Jolis vêtements, mais pourquoi les mettre en vitrine ? Comme si les hommes regardaient les vitrines des magasins.

  — Que pensez-vous de celui-là ?

  Merrick me désigne un sage costume trois-pièces.

  Je le regarde. Regarde le costume. Le regarde. Reviens au costume. Il serait super sur Joshua. Sur Merrick, il serait bien.

  — Ça n’irait pas, dis-je.

  — Je pense qu’il serait bien.

  — Depuis quand portez-vous des costumes ? Je vous ai vu quand vous voulez être chic, vous portez des chemises de lin à col officier.

  — On est à Santa Barbara. Voyez-vous des gens habillés en costume ?

  — A part Monty, jamais.

  — Mais à New York, j’ai besoin de costumes.

  Je le soupçonne d’essayer de m’impressionner. Oooh, il va à New York pour affaires. En fait, je suis légèrement impressionnée.

  — Vous devriez la jouer Santa Barbara. Je veux dire, quand vous êtes à New York. Jouez-la décontracté. Ils seront épatés de voir combien vous avez confiance en vous.

  — Vous croyez ?

  — Eh bien, pourquoi pas ? En fait, restez vous-même, restez… comme vous êtes.

  Il porte un pull anthracite étroit à manches longues et un pantalon de laine grise. Un look à la Ben Stiller — mais avec des cheveux rouges à faire peur.

  — Vous vivez à Santa Barbara. Vous vous devez de leur rappeler que vous arrivez d’un endroit lointain, et bien plus agréable.

  Il étudie la question tandis que nous continuons de marcher.

  — Hum, en fait, c’est plutôt bien vu. Je vous dois combien ?

  — Hein ?

  — Pour la consultation. Vous ne m’avez toujours pas dit quel genre de conseils vous donnez.

  — Diversifiés, dis-je comme nous nous arrêtons de nouveau à un feu.

  — Vous n’auriez pas une pièce ? me demande un clochard.

  Un type aux cheveux dorés et bouclés, aux yeux d’un bleu intense, qui gesticule dans tous les sens. Je l’adore de nous avoir interrompus.

  Merrick et les autres personnes arrêtées au feu observent ma réaction. Je voudrais lui donner de l’argent. Mais pas devant un public de piétons coincés au feu. Sauf que je suis une princesse et fais ce qu’il me plaît. J’ouvre mon porte-monnaie. Il est vide. Je ne me promène jamais avec trop de liquide sur moi, afin de ne pas le galvauder en articles triviaux comme de la nourriture ou de la boisson.

  — Oh zut ! dis-je au type. Je suis désolée, j’ai à peine — je regarde dans la petite poche pour la monnaie — un dollar en pièces.

  Je veux les lui donner, mais il les refuse.

  — Même moi, j’ai dix billets, dit-il, et nous rions.

  Merrick lui donne un billet de cinq dollars, le feu passe au rouge et nous traversons. J’attends qu’il dise quelque chose à propos du type mais il ne dit rien. Le Louis d’origine se vantait toujours de sa générosité auprès des « œuvres charitables ».

  — Merci. Mon argent est dans mon autre porte-monnaie.

  Il me lance un regard indéchiffrable.

  — Pas de problème. Je le rencontre parfois au centre-ville. C'est un de mes préférés. Une fois, je déjeunais dans ce petit parc devant le News Press, et je l’ai vu demander aux gens de ramasser les saletés de leur chien. Très poliment, mais avec fermeté. J’ai bien aimé.

  J’aime bien qu’il aime bien. J’aime bien qu’il ait un clochard préféré. Je finis par lui raconter mon aventure au chenil, y compris la chute, avec la fille m’expliquant qu’il s’agissait d’un refuge refusant l’euthanasie.

  Il rigole un moment. Il me parle du chien de son enfance, Bounder, qui avait peur des auvents et des brouettes. Je lui parle de mon ami d’enfance imaginaire Pebbles, qui n’avait peur de rien.

  Nous nous arrêtons devant notre maison, désolés. Notre conversation s’arrête là. Enfin, moi du moins, je suis désolée. Je ne sais pas ce qu’il pense.

  — Vous êtes si calme pour quelqu’un qui sort du tribunal.

  — J’avais une gerbille imaginaire aussi.

  — Je n’irai probablement jamais en justice de ma vie.

  — Vous y étiez, justement.

  — Je veux dire au tribunal. Me retrouver en justice.

  — Et vos devoirs de juré ?

  — Ce n’est pas être poursuivi en justice.

  Je secoue la tête.

  — Ce n’était que le tribunal d’instance.

  — Mais… comment faites-vous ? Pour attirer tout le temps les problèmes ?

  — Je n’ai pas de problèmes.

  Je m’en suis sortie facilement au tribunal. Evidemment, on ne peut pas nier que j’attire les contentieux.

  — Elle, j’ai entendu ce type vous menacer.

  — Il est simplement en colère parce qu’il est persuadé que son costume était plus beau avant que je ne le décore.

  Je montre à Merrick la tache violette.

  Il hoche la tête avec incrédulité tandis que nous pénétrons dans l’entrée.

  — De toute façon, la Tache est plutôt inoffensif.

  Enfin j’espère.

  — Certainement, c’est pourquoi vous étiez si heureuse de me voir. C'est quoi un vendeur de boue pour catcheuses ?

  — Un quoi ?
/>   — Un vendeur de boue pour catcheuses. Vous l’avez appelé comme ça.

  — Vraiment ?

  Je hausse les épaules.

  — … Chais pas. Ça m’a échappé.

  — Echappé ? Vendeur de boue pour catcheuses ?

  Il se passe la main sur le front comme s’il avait mal à la tête.

  — Résumons. Vous avez un boulot de conseillère diversifiée. Vous avez été traînée en justice pour avoir taché le costume d’un culturiste. Vous êtes une fausse barmaid, une aspirante Oprah, version pessimiste, et une détective de grand magasin. Vous n’acceptez les rendez-vous que pour les doggie bags…

  Ses sourcils se soulèvent.

  — … Vous bombardez votre proprio de bombes à eau. Qu’est-ce que vous ne faites pas ?

  — Me calmer.

  En montant chez moi, je le gratifie de nouveau du petit balancement de l’arrière-train. Cette fois, quand je me retourne à mi-étage, il regarde encore.

  29

  — Allô ?

  — Janet ? Janet Taluga ?

  — Oui.

  — C'est Elle Medina. De Connexion extralucide. Vous avez appelé il y a un moment.

  — Oui, oui, j’ai appelé. Mais comment… comment avez-vous eu mon numéro ?

  — Je suis une voyante, Janet…

  Et j’ai demandé à Brad de chercher ses coordonnées sur internet.

  — Mais la question n’est pas comment, mais pourquoi. J’ai le sentiment que vous avez besoin de parler à quelqu’un.

  — Mais c’est vous qui appelez… Je veux dire, combien ça coûte ?

  — Ne vous inquiétez pas de la note de téléphone. J’appelle du bureau. Oh, vous parlez de vous ? C'est gratuit, Janet, je vous demande simplement de parler avec moi…

  Long silence.

  — A propos de mon mari ?

  — A propos de tout ce qui vous vient à l’esprit.

  Nouveau silence.

  — Il ne veut pas me faire de mal. Il est toujours affreusement désolé après. C'est la boisson qui le fait se comporter ainsi.

  — Janet.

  — Ne me criez pas dessus.

  — Je ne vais pas vous crier dessus. Je veux juste que vous en parliez aux personnes compétentes. J’ai quelques numéros de téléphone. Vous avez une feuille et un crayon ?

 

‹ Prev