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ELEANOR DÉBARQUE !

Page 23

by Lee Nicols


  — Vous voyez quelqu’un pour de bon, ou vous voyez quelqu’un comme vous lisez l’avenir ?

  — Je ne fais que donner des conseils. En fait, j’ai même développé une théorie entièrement nouvelle dans ce secteur. Cela s’appelle « Conseils avec exercices à effectuer ».

  Je lui explique comment ça fonctionne.

  — Le seul problème, c’est que les gens se moquent de moi parce que j’ai écrit un manifeste.

  — Comme Das Kapital…

  Il rit de nouveau.

  — … Das Boule de Kristal ?

  Je proteste. Pour une raison qui m’échappe, cela m’ennuie qu’il soit charmant.

  — Alors, quel exercice m’est assigné ?

  — Je ne sais pas, je grommelle.

  — Je crois que mon exercice consiste à persuader Elle Medina de dîner avec moi.

  — Je vous ai dit que je voyais quelqu’un.

  Pourquoi est-ce qu’il ne me croit pas ? C'est si dur de croire que j’ai un petit ami ? Et c’est vrai. J’ai un petit ami. Il est simplement occupé.

  — Il s’appelle Joshua. Il vit à Montecito.

  — Vous l’appelez comme ça ? Joshua ?

  — Je sais, je sais, c’est lamentable qu’il refuse de se faire appeler Josh. Mais il n’est pas homo. Ça, j’en suis certaine.

  — Je voulais dire, dit-il d’un ton un peu pincé, l’appelez-vous Joshua ou par son nom de famille ?

  — Oh. Oui. Joshua.

  — Alors, comment vous êtes-vous rencontrés ?

  — Au travail, dis-je en toute innocence.

  — C'est un voyant par téléphone lui aussi ?

  — Pas ici. Je l’ai rencontré à Super 9.

  — Il travaille à Super 9 et vit à Montecito ?

  Court silence.

  — Elle, par pitié, ne me dites pas que vous sortez avec le voleur qui vous a fait virer.

  — Eh bien, techniquement… si. Mais en fait, il n’avait rien volé…

  J’arrête de parler parce que je ne veux pas interrompre la drôle de quinte de rire de Merrick.

  — Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.

  — Vous… Vous êtes…

  — Il est super. Et il sait tout de Prada…

  Enfin à peu près.

  — … et c’est un supercuisinier, et il est spontané…

  — Spontané comment ?

  — Je ne sais jamais quand il va appeler, ou passer, ou euh…

  — Oui ?

  — Et nous sommes allés dîner chez Citronnelle, et aucun de nous deux n’avait assez d’argent pour payer, alors nous sommes partis en courant ! Il vit dans une immense propriété et nous pensons à… euh… nous installer à Montecito et… et nous allons à Venise.

  Il y a un long silence tandis que je reprends mon souffle.

  — Hmm, dit-il.

  — Quoi ?

  — Je ne sais pas, Elle. Vous…

  Il a l’air fatigué et déçu.

  — Je ne sais jamais où se situe la vérité avec vous. En tout cas, ça résout la question. Vous avez fait du bon travail. Vous avez réellement répondu à ma question.

  — Merrick…

  — Je dois y aller, dit-il.

  — Aller où ?

  Il raccroche. Mon visage est brûlant. Je fixe le téléphone.

  Cinq minutes plus tard, il sonne de nouveau.

  — Connexion extralucide. Elle à l’appareil.

  C'est Nyla. Qui se débrouille vraiment bien.

  — Vous aviez raison, Elle. Viser un poste de rédactrice en chef de magazine n’est pas très raisonnable. Mais vous savez quoi ? Vendeuse en librairie, ça me plaît. Je sais qu’elles ne gagnent rien, mais je n’ai pas besoin d’argent, pas si nous restons ensemble. Et nous resterons ensemble, si je sors de la maison et commence à avoir ma propre vie. Et j’aime les livres. Je veux dire, je passe presque autant de temps chez Barnes and Noble que… Vous pleurez ?

  — Non… non.

  — Qu’est-ce qui ne va pas, Elle ?

  — Rien. J’ai juste vu un chien malade, au refuge, et j’ai mes règles, et je… je suis désolée. Je ne devrais pas me défouler sur vous.

  — Non, c’est O.K.

  Mais ça ne l’est pas. C'est elle qui paie et moi qui me lamente ! Je prends une profonde inspiration.

  — J’avais besoin de pleurer un bon coup. Ça va mieux, maintenant. Ecoutez, Nyla, j’ai un exercice pour vous. Il est très important. Vous vous sentez prête ?

  Je peux entendre le sourire dans sa voix tandis qu’elle répond :

  — Je suis prête à tout.

  — Vous devez cesser d’appeler.

  — Quoi ?

  — C'est cher, et c’est son argent. Et plus important encore, vous n’avez plus besoin de moi. Vous pouvez vous en sortir seule. Nous le savons toutes les deux. Vous êtes… Vous êtes vraiment super, Nyla. Je vous aime beaucoup. Si vous viviez ici, je pense que nous serions amies. Mais vous devez faire le reste du chemin par vous-même. Plus que tout, vous devez savoir que vous pouvez le faire par vous-même. Je crois en vous. Votre prochain exercice est celui-ci : croire en vous-même.

  Je raccroche, à bout de souffle, la tête me tourne. J’ôte mon casque pour un bref moment et sens une présence derrière moi. Je fais pivoter mon fauteuil. Un type à l’air tourmenté, vêtu d’un costume médiocre se tient devant moi.

  — Elle, me dit Darwin depuis son bureau. Christopher Burke. De retour de congé de paternité.

  — Christopher C. Burke, dit Burke.

  — Oh !

  Je bondis de mon siège et lui tends la main.

  — C'est génial de vous rencontrer enfin.

  — Vous avez raccroché avant le client.

  Aïe. Bon, rien d’autre à faire que de m’expliquer.

  — Ça fait partie de mon plan. Conseils avec exercices à effectuer. Les clients doivent effectuer un travail avant de rappeler. Je ne sais pas si vous avez eu une chance de lire mon manifeste ?

  Il incline la tête en signe de compréhension et je frémis à l’idée de convertir le grand C. Burke à la cause. Il sourit gentiment et dit :

  — Vous êtes virée.

  Ai passé vingt minutes à sangloter sur le parking de Connexion extralucide, trop bouleversée pour conduire. C'est bien pire que de m’être fait virer de la brigade anti-vol à l’étalage de Super 9. J’étais bonne à ce boulot. J’aimais ça.

  Maintenant, j’ai peur de rentrer chez moi. Comment regarder Merrick en face ? Que vais-je dire à Maya ? Et Sheila, et Monty, et Carlos, et ma mère… ?

  Que faire ? Où aller ?

  Une seule chose me vient à l’esprit : passer prendre le nettoyage à sec de la Tache. Je suis déjà humiliée et vaincue, autant ne pas augmenter ma disgrâce.

  Je me traîne, mon visage maculé de larmes, jusqu’au pressing. La jolie Asiatique de quarante-et-quelques années derrière le comptoir me réclame vingt-huit dollars et quatre-vingt-quinze cents.

  — Quoi ? C'est drôlement cher. Le costume en lui-même ne vaut pas quarante dollars.

  J’aurais dû acheter un de ces kits de nettoyage à sec à faire chez soi. J’aurais économisé vingt dollars — vingt dollars dont, maintenant que je suis de nouveau sans emploi, j’ai désespérément besoin.

  — C'était une tache de cassis. Sur du seersucker. Et regardez maintenant — plus une trace.

  Elle a raison. La tache est complètement partie.

  — Alors voilà vingt-huit quatre-vingt-quinze, dis-je en tentant de sourire.

  — Dites à votre petit ami d’être plus soigneux. A la longue, ça vous fera économiser pas mal d’argent.

  Mon petit ami. Je lui tends l’argent, et regarde ailleurs le temps qu’elle compte la monnaie, de peur de me remettre à pleurer. Au mur, je lis un article encadré : « Un trophée de la lutte pour la protection de l’environnement décerné à un pressing local. » La photo montre mon interlocutrice qui brandit une robe de mariée tout en souriant au photographe. Je suis peut-être sans emploi et sans mari, mais au moins
je ne participe pas à l’assassinat de la planète.

  — Sac ou pas ? demande-t-elle.

  — C'est comme ça que vous avez obtenu le trophée ?

  — En partie, sourit-elle.

  — Alors pas de sac, je suppose.

  Je m’apprête à quitter les lieux quand elle me dit :

  — Oh, attendez. Il y avait ceci dans la poche.

  Elle me tend une pochette d’allumettes, trois sucettes et un tas de récépissés de cartes de crédit. Sur la pochette d’allumettes est inscrit « Café Lustre » et, en illustration, la photo de trois filles aux seins nus dans des poses suggestives.

  — Dites à votre petit ami qu’il n’a pas besoin d’aller dans ce genre d’endroit. Il a une jolie fiancée, et qui passe au pressing chercher ses vêtements.

  Elle reste un moment silencieuse, et je crois qu’elle va me demander si je cuisine, porte des dessous sexy et donne à la Tache du temps dans sa caverne.

  — Mais celle du milieu…

  Elle parle de la photo sur la pochette d’allumettes.

  — … elle est mignonne. Elle me donne presque envie de l’inviter sur mes genoux.

  Je regarde de plus près. Celle du milieu, c’est Jenna.

  Samedi matin. Je n’ai pas quitté l’appartement depuis deux jours. Des coups à la porte me réveillent. Je roule hors du lit, vêtue d’un pantalon rouge et du T-shirt blanc que je portais la veille. Je suis tombée endormie en regardant Conan O'Brien interviewer le top model Giselle Bundchen. Elle se plaignait, expliquant combien il est dur d’être Giselle Bundchen.

  Elle aussi doit mourir.

  J’ouvre la porte, c’est Joshua. Il paraît encore plus Ga-Ga sublime, nimbé d’un nuage de lumière céleste. En plus, il a à la main un sac de bagels et un plateau en carton avec deux tasses de café.

  Dans mon cœur, la flamme amoureuse se ranime.

  — Joshua ! Je ne m’attendais pas… C'est super en désordre.

  Il est censé répondre que ça n’a pas d’importance, mais il dit :

  — Qu’as-tu fait à tes cheveux ?

  Arrgh ! Ils sont nattés. Je ressemble à une noyée. Je dénoue mes nattes et ramasse mes cheveux sur le sommet du crâne.

  — C'est… euh… l’après-shampooing. Tu m’as apporté du café !

  — Et des bagels à la cannelle et aux raisins secs.

  Me suis toujours demandé qui mangeait des bagels aux raisins secs.

  — Mes préférés.

  — Je voulais te demander quelque chose, dit-il par-dessus sa tasse de café. Je pense que nous devrions nous lancer dans les affaires, toi et moi.

  Ga-Ga veut se lancer dans les affaires avec moi. Times va nous élire le couple de l’année, on fera notre portrait dans Fortune. Peut-être même parlera-t-on de moi à la rubrique people de W! Elle Medina a été vue dans la propriété de Montecito d’Oprah Winfrey…

  — … et avec tes contacts, rien ne pourra nous arrêter. Tu te souviens de Philip Michael Thomas ?

  — Le type qui jouait dans Deux flics à Miami avec Don Johnson ? dis-je d’un air absent, pensant que je voudrais principalement être vue dans les galas de charité.

  — Il a obtenu trois millions, pour ses pubs de voyance par téléphone. Beaucoup d’argent. Fais-moi confiance, chérie. DRM est la clé de tout.

  — Quoi ?

  Il me faut un moment pour me souvenir que DRM est la société à qui appartient Connexion extralucide.

  — DRM ?

  — Je comprends ta réticence à subtiliser ces papiers dont nous avons besoin, Elle. Mais nous devons être forts. Nous devons surmonter tous les obstacles. Ensemble, toi et moi, nous pouvons…

  — Je me suis fait virer.

  Il me décoche un regard exaspéré.

  — On ne parle pas de Super 9. On parle de DRM. Concentre-toi, chérie. Les arnaques aux numéros en 08 fleurissent. Avec tes informations de l’intérieur et mes…

  — Ecoute, je me suis fait virer de Connexion extralucide.

  — Tu quoi ?

  J’émets un rire nerveux.

  — C'est une histoire assez marrante. Je travaillais sur mes conseils avec exercices à effectuer…

  — Tes quoi ?

  Je lui raconte.

  — Fou-tre-ment incroyable, Elle. Raccrocher au nez de clients qui paient ?

  — Cela faisait partie de mon plan, je dis d’une petite voix. J’aidais beaucoup de gens.

  Il se lève et attrape les bagels aux raisins secs.

  — Où vas-tu ? Tu ne veux pas prendre de petit déjeuner ?

  — Plus maintenant, dit-il en claquant la porte derrière lui.

  — Je hais les bagels aux raisins secs ! je crie en balançant ma tasse de café sur la porte close.

  Ce qui se révèle une mauvaise idée parce qu’il me faut une demi-heure pour enlever la tache de la moquette. Et j’aurais bien eu besoin d’un café fort.

  31

  Retour à la mémorisation quotidienne de la colonne « offres d’emplois ». Retour à la rédaction de lettres de candidature brillantes, pleines d’espoir et trompeuses. Retour aux appels à Sheila chez Top Job. Aujourd’hui, elle me conseille d’essayer une autre agence d’intérim.

  Le téléphone sonne. Stupidement, je décroche en espérant une bonne nouvelle.

  — Eleanor Medina ?

  — Bonjour Carlos. Vous avez reçu mon chèque ?

  J’ai envoyé cent dollars, après en avoir promis quatre cents.

  — Elle, je vous aime bien. Mais c’est sérieux. Cela peut vous faire du tort pendant tout le reste de votre existence. Pas de cartes de crédit. Pas de crédit immobilier. Pas de crédit voiture. Pas de jobs qui nécessitent une vérification bancaire. Cela peut…

  — Je me suis encore fait virer.

  — … bousiller votre… Encore ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

  Je lui raconte.

  Long silence.

  — Ecoutez, Elle. Je ne devrais pas vous dire ça. Vous pouvez être virée parce que vous essayez d’aider les gens, mais c’est la même chose pour moi. Vous n’avez plus qu’une chose à faire. Déclarer faillite.

  — Faillite ?

  — Oui. Vous n’allez pas vous en sortir. Il vous faut repartir de zéro. Ce n’est pas une bonne option, mais c’est la meilleure pour vous.

  Il m’explique le fonctionnement. Je n’aurai rien à rembourser, en gros, et sa boîte en aura pour six mille dollars environ de sa poche.

  — Et IKEA ? Ils perdent mille cinq cents dollars pour m’avoir fait confiance en m’accordant une carte de crédit ?

  — C'est exactement ce qui se passe.

  Mon Dieu ! Quel genre de personne suis-je donc ? Je réponds à Carlos que je vais réfléchir, et, quand je raccroche, ma détermination à trouver un boulot dès aujourd’hui redouble.

  Je me glisse à l’étage en dessous pour piquer le journal de Merrick. Ce n’est pas nouveau. Je le fais chaque matin depuis une semaine, car je suis trop déprimée pour sortir de la maison. Je suis certaine qu’il sait que c’est moi qui chaparde son journal. Je crois que je m’en fiche… jusqu’à ce que je tombe sur lui dans l’entrée.

  — Bonjour, dis-je.

  — Salut.

  Il regagne son bureau et ferme la porte.

  Oh, mon Dieu ! Cette façon de me saluer. Indifférente et détachée. Je parviens à la moitié des marches, les joues brûlantes de mortification, son journal froissé dans les mains, avant que les larmes ne jaillissent. Je tombe sur le lit en sanglotant.

  Je suis une ratée. Comme employée, comme client des banques et comme personne humaine. Tout ce que je veux, c’est redevenir une enfant, que quelqu’un me borde et m’embrasse sur le front en me disant que tout va bien. Mais ça ne va pas bien.

  Je reste deux jours au lit, écœurée de moi-même. Ecœurée de ma vie. Simplement écœurée. Que puis-je faire ? Je veux dire… Qu’est-ce que je peux faire ?

  Puis, voilà ce qui m’arrive.

  La faim me conduit au Super Ralph’s. Où la misère me conduit à examiner avec la
plus grande attention les boîtes de haricots rouges taille économique.

  Quelqu’un tamponne mon chariot. Je me retourne, prête à affronter un agressif chauffard, et me retrouve face à Todd, directeur chez Nordstrom et petit copain du lycée.

  — Salut, Elle, dit-il. Comment ça va ? On n’a jamais eu l’occasion de discuter.

  — Oh, non. J’ai… j’ai été occupée.

  Il inspecte mon chariot : paquet familial de papier toilette recyclé ; gâteau surgelé à la noix de coco taille familiale ; une bouteille de Zinfandel à cinq dollars ; une banane ; aspirine taille économique ; gâteau de secours surgelé à la noix de coco taille familiale ; et monstrueuse boîte de glace au chocolat, pour aller avec les gâteaux à la noix de coco.

  — C'est mon millésime préféré, dit-il en désignant le vin.

  Il est plutôt mignon. Il a un job, est présentable et n’est ni Joshua, ni Merrick. Je suis comme qui dirait démolie. De plus, je suis inemployable, un fichu gâchis, et je me hais.

  — Le Zinfandel bon marché accompagne superbien les gâteaux à la noix de coco et l’apitoiement sur soi-même.

  Il me récompense d’un rire et répond une banalité. Alors je l’emmène chez moi et nous faisons l’amour.

  Le bon côté : nous nous sommes déjà envoyés en l’air dix ans auparavant, aussi avons-nous passé les étapes gênantes. Le mauvais côté : je n’ai plus le corps d’une ado de dix-sept ans, et je suis à peu près certaine qu’il va le remarquer.

  Le lendemain matin, je me réveille dégoûtée de moi-même. Je n’aime pas spécialement Todd. Bordel, je ne me soucie même pas assez de lui pour ne pas l’aimer. Tout ce que j’attends de lui, c’est qu’il s’en aille. Je lui décoche un coup de coude pour le réveiller.

  Il geint comme une gamine.

  — Ouille ! Oh, oh, je faisais un cauchemar.

  Bienvenue au club.

  — Lève-toi et salue le jour, dis-je, craignant qu’il ne commence à me raconter ses rêves. Tu ne voudrais pas être en retard au travail.

  — Quelle heure est-il ? Oh non !

  Il rampe hors du lit à la recherche de ses vêtements épars. L'une de ses chaussettes est abandonnée sur un morceau entamé de gâteau à la noix de coco, ce qui représente un gâchis insoutenable.

 

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