COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 13

by KLASKY


  Je lui jette un regard étonné.

  — Mais alors, vous étiez documentaliste!

  — Je…

  Je l’interromps pour le rassurer, bien que je sois prise d’une furieuse envie de rire.

  — Il n’y a pas de quoi en avoir honte.

  Dire que mon gardien fier et dominateur a passé un an à classer des papiers, à les répertorier page après page! Ou parchemin après parchemin, peu importe.

  Comme s’il lisait dans mes pensées, il ajoute :

  — En fait, ça ne s’arrêtait pas là. J’assurais la protection des lieux où se réunissait le Tribunal. Je faisais des fouilles pour rechercher des objets perdus ou volés. Et je restais prêt à intervenir pour n’importe quelle sorcière de l’Assemblée qui pouvait avoir besoin de mon aide.

  — Est-ce que vous formiez les autres sorcières comme vous le faites avec moi ?

  — Non. La plupart d’entre vous sont formées par leur guide.

  Il a dit vous. Je suis bien une sorcière. Ces mots résonnent curieusement dans mon crâne, ça me semble tellement bizarre…

  La bouche sèche, je me force à demander tout bas :

  — C’est quoi, un guide ?

  — Une sorcière expérimentée qui sait déceler les talents de la nouvelle génération, et qui vous initie à de nouveaux pouvoirs.

  — Ce n'est donc pas héréditaire... ?

  Mes pensées s’arrêtent sur le sujet que j’ai tenté d’éviter toute la soirée : Clara. Celle que je suis censée rencontrer samedi au Cake Walk. Maudit soit ce Roger qui a son nez dans mon agenda vide !

  — En général, c’est héréditaire. Ça vient de la mère. Mais il y a des cas où ça ne marche pas, même entre une puissante sorcière et sa fille aînée. Un guide sent les dispositions que peut avoir une jeune fille, et elle est chargée de les mettre en valeur.

  Il me regarde droit dans les yeux.

  — Votre mère est-elle une sorcière?

  Je suis à deux doigts de répondre : « Ma mère est morte » car c’est toujours ce que je réponds quand on me parle de Clara. Mais elle n’est pas morte. Elle est bel et bien vivante, et décidée à me rencontrer après un quart de siècle. Est-ce la raison qui l’a poussée à revenir ? A-t-elle décidé de me dire qu’elle est une sorcière, et que j’en suis une moi aussi ?

  Je finis par répondre :

  — Je l’ignore. Je ne l’ai pas vue depuis mes quatre ans. C'est ma grand-mère qui m’a élevée.

  — Et elle ? Est-ce une sorcière ?

  — Mamie ? Absolument pas !

  Rien que d’y penser, j’éclate de rire. David se contente de me regarder sans rien dire.

  — Ecoutez, c’est une petite vieille qui boit du thé Earl Grey et qui fait partie du Conseil d’administration de l’opéra. C’est ma grand-mère, quand même !

  — Justement.

  Il pose sa main sur mon poignet. Comme hier soir, je suis surprise par la douceur de ses doigts et par la chaleur qui se dégage de lui à l’endroit où bat mon pouls.

  — C’est votre grand-mère, et vous tenez forcément votre pouvoir de quelqu’un…

  Je retire ma main et je cache mon embarras en engouffrant une bouchée de sole au riz. Tout en mâchant, je me dis que tout ça est vraiment étrange. Mamie n’est pas une sorcière, ce n’est pas possible. Je me serais aperçue de quelque chose pendant toutes ces années.

  Je demande d’une voix presque inaudible :

  — Peut-on devenir sorcière autrement?

  David hoche la tête, et la petite lueur qui danse dans ses yeux témoigne de la sympathie qu’il me porte.

  — Oui, en effet. Il arrive que les pouvoirs de sorcellerie sautent des générations. Et parfois même – dans des cas très, très rares – qu’ils apparaissent spontanément. Mais on n’a recensé aucune sorcière de ce type à l’Assemblée des Sorcières de la région Est depuis Salem, c’est-à-dire depuis 1692.

  — Donc, c’est peu probable.

  — Peu probable, en effet.

  Il repart à l’attaque de son échine de porc. Il termine en enroulant la dernière tagliatelle autour de sa fourchette comme si nous avions une conversation des plus banales, les potirons d’automne par exemple. Alors qu’il enfourne sa dernière bouchée, une minuscule goutte de sauce tombe sur le revers de sa veste. Je décide de faire comme si je n’avais rien vu, mais il s’en aperçoit et tamponne le tissu avec sa serviette tout en me décochant un sourire ironique. Je sens mon cœur faire un bond dans ma poitrine.

  Voilà ce qu’il faut faire. Ce n’est pas difficile, on répare les dégâts et on continue… Je me console en me disant que ma sole était un vrai délice. Avant que je ne m’attarde davantage sur des considérations d’ordre alimentaire, je pose la question qui me taraude depuis des jours :

  — Et ces livres, comment sont-ils arrivés dans ma maison ? C’est quand même une étrange coïncidence que je découvre mes pouvoirs de sorcière au moment même où je découvre que mon employeur a une planque secrète de grimoires…

  Le serveur vient retirer nos assiettes, et David cale son dos contre le dossier de la chaise. Il commande un expresso, et moi un thé sans vraiment réfléchir. Du coup, la réponse à ma question est remise à plus tard par tout le rituel qui accompagne le service du thé. Le serveur apporte une petite boîte, et je dois choisir entre une douzaine de parfums. Il s’ensuit un grand concert de porcelaine et d’argenterie.

  David se penche enfin vers moi et se bat avec sa réponse.

  — Ces livres font partie d’une collection d’une valeur inestimable. Ils ont été rassemblés – ainsi que Neko – par Hannah Osgood, qui a dirigé l’Assemblée des Sorcières de la région Est entre 1900 et 1920.

  — Mais elle n’a pas vécu dans la maison de Peabridge. Je connaîtrais son nom.

  — Non. Elle a vécu près de Palisades.

  — Mais alors… comment les livres sont-ils arrivés dans ma maison ?

  David soupire.

  — Hannah avait sept filles, dont six avaient des pouvoirs considérables mais pas Emily, la plus jeune. Hannah avait constitué sa bibliothèque pour ses filles.

  — Et que s’est-il passé ?

  — La grippe espagnole a sévi sur Washington en 1918. Hannah a d’abord perdu son mari, puis ses filles l’une après l’autre. Elle a tenté de les sauver par des incantations, en faisant appel aux cristaux… mais elle-même est tombée malade.

  J’éprouve un peu de pitié pour cette Hannah.

  — La pauvre !

  — Hannah a retrouvé la santé sur le plan physique, mais elle n’avait plus goût à rien. Elle a renoncé à la sorcellerie. Elle a ordonné à son gardien de partir et refusé toute assistance de l’Assemblée. Et quand elle est morte, tous ses livres avaient disparu.

  Je commence à comprendre…

  — Elle les a transportés dans la maison d’Emily. Emily Osgood est devenue Emily Peabridge.

  Je me souviens de ce nom pour l’avoir lu dans les archives tenues par Evelyn dans son bureau. Tous les anciens propriétaires y sont recensés.

  David hoche la tête.

  — Elle les a cachés lorsqu’il est devenu évident que sa lignée allait s’éteindre. Elle en est arrivée à mépriser ces livres, à haïr cette sorcellerie qui n’avait pas réussi à sauver sa famille. L'Assemblée des Sorcières a fouillé partout pendant des années, mais personne n’a jamais pensé que les grimoires réapparaîtraient chez Emily.

  — Mais pourquoi moi ? Et pourquoi maintenant? Comment ai-je fini par habiter dans ce cottage, là où les livres étaient stockés ?

  David hausse les épaules.

  — La magie attire la magie comme deux aimants s’attirent en franchissant l’espace qui les sépare. Les livres ont senti vos pouvoirs et ont influé sur le monde autour de vous. Tout comme vos pouvoirs dormants ont senti la présence des livres…

  — C’est ridicule ! Evelyn m’a autorisée à vivre dans cette maison parce que Peabridge était incapable de me payer mon salaire.

  David ne s’offusq
ue pas de ma brusquerie. Il ouvre les mains, paumes vers le haut.

  — Je suis incapable vous donner une explication. Nous ne sommes plus dans le monde scientifique et rationnel que vous avez toujours connu. Si Evelyn ne vous avait pas permis de vivre dans cette maison, les livres vous auraient attirée là-bas d’une façon ou d’une autre. Par exemple, vous auriez pu retrouver, dans vos archives sur l’époque coloniale, une référence à l’existence d’une collection de grande valeur dans cette cave… Ou bien vous seriez tombée dessus un jour en poursuivant un chat, au hasard d’une promenade dans les jardins pendant votre pause-déjeuner. A la rigueur, vous auriez même pu voir en rêve où se trouvaient les livres. La magie attire la magie.

  J’en reste sans voix. Du moins, jusqu’à ce que le soufflé au chocolat arrive.

  Un dessert imposant, vraiment ! Il se dresse au milieu du plat de service en porcelaine étincelante. Le serveur l’approche de notre table avec une sorte d’insistance savamment contrôlée. J’ai vu tant de fois les efforts de Melissa pour cuire ses gâteaux que j’apprécie à sa juste valeur cette impressionnante gourmandise, et je me sens défaillir lorsque le serveur entame le sommet de la croûte qui dégage une bouffée de vapeur aux senteurs de chocolat. Le serveur laisse alors couler dans le cratère ainsi formé un filet continu de crème anglaise avant de nous servir des parts gigantesques de ce régal pour le palais.

  Dès la première cuillère, je suis au bord de l’évanouissement.

  David intercepte mon regard et me demande en souriant :

  — C'est bon ?

  — Un vrai délice.

  D’un commun accord – tacite –, nous remettons à plus tard notre conversation sur l’apprentissage de la sorcellerie. En finissant notre dessert, et tandis que je sirote ma dernière goutte de thé, nous abordons d’autres sujets : la traditionnelle parade de Halloween qui doit avoir lieu dans la ville de Georgetown fin octobre, la qualité douteuse des premières pommes d’automne au Safeway du haut de la rue. On dirait deux amis qui se retrouvent pour dîner après des mois de séparation, et qui se rattrapent en se racontant tous les détails les plus banals de leurs vies professionnelles respectives bien remplies.

  C'est au moment où David m'aide à enfiler mon manteau que nous en revenons au fondement même de nos relations. Il tient le manteau suffisamment bas pour que je puisse facilement glisser mes bras dans les manches. Puis il ajuste le haut du manteau sur mes épaules avec une familiarité rassurante, comme s’il avait fait ça toute sa vie.

  — Alors, nous sommes d’accord ? Vous continuerez à me voir pour en apprendre davantage sur vos pouvoirs ?

  — Bien sûr.

  Je me doutais déjà que nous continuerions à travailler ensemble. Nous retournons à pied vers le cottage. Je suis si repue et si détendue que je fais à peine attention à mes orteils douloureux (ces chaussures ne sont décidément pas faites pour mes pauvres pieds !).

  — Mais quel genre de choses allez-vous m’apprendre ? Que pouvez-vous me dire que Neko ignore ?

  David pince les lèvres.

  — Neko est votre démon familier. Il sait magnifier vos pouvoirs et d’une certaine façon, les concentrer. Mais il est incapable, par exemple, de les canaliser. Vous avez beaucoup de compétences à acquérir, en dehors des incantations.

  — Par exemple ?

  Un couple de gens âgés nous double sur le trottoir, et David attend qu’ils soient hors de portée de voix pour répondre.

  — Vous pourrez lire les auras. En déduire qui sont les gens et quelles sont leurs croyances avant même de les rencontrer. Cet homme qui vient de nous dépasser, par exemple : il fait partie du comité de direction du Shakespeare Fund. Et il se demande s’il pourra lever suffisamment de fonds pour s’engager à produire sept productions ou seulement six, l’an prochain.

  La spécialiste de Shakespeare que je suis souhaite secrètement que ce soit le chiffre sept qui l’emporte. Mais c’est l’apprentie-sorcière qui demande :

  — Vous êtes capable de dire ça rien qu’en marchant à côté de lui ?

  — Ma manche a frôlé la sienne. Le contact physique aide.

  — Donc, vous êtes un sorcier, vous aussi!

  Il secoue la tête.

  — Je n’ai pas de pouvoirs qui me soient propres, rien d’aussi puissant en tout cas que la sorcellerie. La lecture des auras me permet de jouer mon rôle de gardien, mais c’est l’Assemblée des Sorcières qui me donne ce pouvoir pour mieux la servir. Ce sont elles qui mettent en œuvre le sortilège.

  Auras, Assemblée des Sorcières, Gardiens. J’en frissonne. David me parle de pouvoirs, des tas de pouvoirs. Des pouvoirs que je ne suis pas certaine de vouloir posséder. Je pense à Harold qui traînait autour de mon bureau comme un ado trop empressé. Et puis je pense à Jason en train de me regarder dans les yeux et souriant de toutes ses dents tandis que je lui recommandais certains livres.

  Avant même de m’en apercevoir, nous nous retrouvons à la grille de mon jardin. Je regarde au bout du chemin et je constate que la lumière est allumée, dans la maison. Neko m’attend. Et peut-être aussi Roger.

  Je me retourne vers David.

  — Merci pour tout. J’ai passé une très bonne soirée.

  Avant que je comprenne ce qui m’arrive, il franchit la distance qui nous sépare, me prend dans ses bras et m’attire à lui. Il pose ses lèvres sur les miennes. Elles sont glacées à cause de la fraîcheur de la nuit, mais elles se réchauffent instantanément. Il attire ma tête en faisant courir sa main dans mes cheveux. Je sens l’odeur du chocolat soufflé et de la sauce à la vanille.

  C'est un baiser comme ceux qu’on décrit dans les livres. Ou qu’on voit sur les écrans de cinéma. Ceux qui font que vous vous enfoncez un peu plus dans votre siège et que vous penchez la tête en arrière en poussant un soupir d’aise. Un baiser auquel tout mon corps participe. Je m’agrippe à son bras pour le garder tout contre moi.

  Et puis le baiser prend fin. David fait un pas en arrière et se redresse. L'air automnal tourbillonne entre nous.

  David baisse la tête, évitant mon regard. Puis il semble se souvenir d’une promesse silencieuse qu’il aurait faite et me regarde dans les yeux en murmurant :

  — J’ai eu tort.

  Il s’éclaircit la gorge et répète la phrase tout haut, d’une voix si forte que nous sursautons tous les deux.

  — Oui, j’ai eu tort.

  — Non!

  Je voudrais en dire davantage, mais je reste silencieuse. J’ai les joues en feu au seul souvenir de l’envie que j’ai eue de l’embrasser, hier soir. A-t-il lu ce désir dans mon aura ? A-t-il lu dans mes pensées aussi clairement que dans un livre ?

  Il répète :

  — Jamais je n’aurais dû faire ça. Je suis votre gardien.

  — Et alors ? Ça veut dire quoi ?

  J’essaie de faire bonne figure, mais mes jambes tremblent tellement que j’ai du mal à tenir debout.

  — Je n’aurais pas dû ignorer les limites à ne pas dépasser. Vous êtes ma sorcière, je suis votre gardien et nous allons devenir amis. Aller plus loin serait bien trop compliqué tant que vous faites l’apprentissage de vos pouvoirs. Tant que vous êtes mon élève.

  Il se prend pour qui ? Pour le maître de l’univers ? Ce ton condescendant, ce côté obstiné, cette volonté de tout régenter !

  Après tout, il a peut-être raison. J’ai encore tout à apprendre pour devenir sorcière. En définitive, je ne sais faire qu’une chose : lire une formule magique dans un grimoire. Mais ça s’arrête là. Et je ne sais même pas ce qui est en numéro trois sur la liste…

  Je demande :

  — Avez-vous lu en moi, là, à l’instant ? Avez-vous lu dans mon aura ?

  Il a l’air sincèrement choqué.

  — Non ! L'Assemblée des Sorcières m’a envoyé auprès de vous pour être votre gardien. Un gardien ne peut pas lire dans les pensées d’une sorcière sauf si c’est elle qui le lui demande.

  Mon soulagement est presque palpable. Je jette un coup d’œil vers le cottage et auss
itôt, une forme sombre se réfugie derrière les rideaux. Neko.

  — Alors, on reste amis ?

  David fait un nouveau pas en arrière, comme pour montrer qu’il ne plaisantait pas.

  J’essaie de hocher la tête d’un air dégagé.

  — D’accord, on reste amis.

  — Allez vous reposer. Je m’occuperai de votre formation plus tard. Et soyez gentille avec ce pauvre Harold Weems.

  J’ai les lèvres encore toutes tremblantes d’excitation lorsque j’introduis ma clé dans la serrure de la porte d’entrée.

  11

  J’appelle Melissa une demi-douzaine de fois pour passer au crible les événements de la soirée. Comme elle doit, de son côté, continuer à servir les clients de sa boutique, et que du mien, je dois fournir à mes propres clients des infos sur la consultation des ouvrages, nous passons par toute la gamme des émotions : de la colère noire (Roger a eu le culot de prendre en mon nom un rendez-vous avec Clara), à la spéculation (je me demande quelle était la signification exacte du baiser de David) en passant par la prudence (mieux vaut y aller progressivement, à petits pas dans mon initiation à la sorcellerie), la jalousie (David est capable de manger de la soupe à l’oignon et des tagliatelles sans massacrer son costume !), le chagrin (y aura-t-il d’autres baisers, et ai-je vraiment envie qu’il y en ait d’autres ? Tout ça parce que les années passées avec Scott m’ont laissée dans un vide affectif total…) et pour finir la curiosité (quels pouvoirs aurai-je quand j’aurai un peu avancé dans ma formation ?)

  L’un dans l’autre, j’ai largement de quoi m’occuper, ce matin. A commencer par Harold Weems qui trouve le moyen de s’arrêter trois fois pour me voir. La première fois, il trimbale un petit vase rempli de chrysanthèmes jaunes parsemés de feuilles séchées aux couleurs vives, entourés d’une fronde de fougères.

  — J’ai pensé que ce serait joli sur votre bureau.

  Il vire illico au rouge tomate.

  Pour la première fois, un sentiment de culpabilité commence à me titiller.

  — Merci, Harold. C'est très joli.

  Une heure plus tard, il revient m’apporter mon courrier. Jusque-là, j’avais pris l’habitude – chaque jour que Dieu fait – de le prendre directement dans la pièce où le courrier est traité…

 

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