COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Et une heure après, il s’arrête pour me demander si je pourrais lui servir une tasse de café qu’il pourrait boire pendant sa pause. Je lui fais une réduction sur le prix du café dans la mesure où il fait partie du personnel. C'est toujours mieux que rien, non ?
Je dis à ce pauvre garçon :
— Vous savez, j’ai un après-midi très chargé.
J’essaie d’éviter qu’il ne s’incruste pendant des heures (tout ça à cause d’une malheureuse incantation !) en lui tendant sa tasse en carton et en improvisant.
— Je travaille sur un projet spécial pour Evelyn.
Il demande aussitôt :
— Quel projet ?
Ce qui somme toute est assez logique.
— Euh…
De toute évidence, je ne suis pas une habituée du mensonge. Je manque d’entraînement… Mais tout à coup, l’inspiration me vient en me souvenant de ma discussion avec David.
— Les fondations ! Je dois faire des recherches sur les institutions qui pourraient financer la bibliothèque.
Et voilà ! Je pense à M. Shakespeare, qui se demande s’il doit financer un nouveau spectacle ou pas. Si jamais j’arrive à trouver ne serait-ce qu’un mécène ou deux, le compte de la bibliothèque pourrait sortir du rouge, et je pourrais enfin me débarrasser de mon accoutrement.
Harold s’exclame :
— Bon, eh bien, bonne chance ! N’hésitez pas à venir me trouver si vous avez besoin d’aide.
— Mmm…
C'est ce qu’on appelle une réponse qui n’engage à rien ! Je retourne m’asseoir à mon bureau. Il faudrait que je fouille dans la collection de livres de ma cave pour chercher une sorte d’antidote qui puisse rompre le charme. Ce pauvre Harold n’a jamais autant bavardé avec moi depuis des mois, mais ça ne fera qu’ajouter à son chagrin.
Je lorgne vers la deuxième table de la salle de lecture, celle où Jason s’installe généralement pour l’après-midi. J’ose espérer que ma formule magique a eu le même effet sur lui que sur Harold. Mon estomac fait un saut périlleux, et je serre les poings. J’imagine Jason totalement envoûté…
Finalement, il ne se passera rien avec David. Il m’a bien fait comprendre que c’était déplacé de sa part de m’avoir embrassée. Et j’ai beaucoup plus investi dans mon Petit Ami Virtuel que dans mon gardien flambant neuf! J’ai passé des mois à apprendre à connaître Jason, à faire en sorte qu’il sache qui je suis réellement en l’aidant dans ses recherches bibliographiques. J’ai pris le temps de construire une base solide car je ne veux pas que quiconque, à commencer par moi, puisse insinuer qu’il m’aide à rebondir après ma déception sentimentale avec Scott.
Je ne suis pas totalement idiote. Les déceptions sentimentales, ça me connaît. J’ai analysé avec soin l’attirance que j’ai toujours eue pour Jason Templeton, en m’assurant que c’était une attirance sincère, désintéressée et légitime. Et non une création de mon imagination torturée par le souvenir de Scott.
Jason n’est pas un fantasme. Jason est mon avenir. Mais cet avenir pourrait bien être compromis si Peabridge est obligé de fermer en dépit de ma baisse de salaire, de ma charmante tenue coloniale et de la cafétéria qui embaume l’entrée. Trouver un ou plusieurs mécènes, voilà une bonne idée!
Je retrousse mes manches (au sens figuré, car le haut de ma robe est bien trop serré au niveau des avant-bras pour me permettre de le faire au sens littéral du terme), et je me plonge dans Google en affinant au fur et à mesure les résultats de mes recherches pour débusquer des donateurs potentiels. C'est le type de boulot que j’adore : on passe d’un tuyau à l’autre et l’on se laisse aller au plaisir d’apprendre de nouvelles choses. Je suis interrompue de temps à autre par des clients, mais mon enthousiasme ne faiblit pas. Mon imprimante se met à bourdonner tandis que je ponds à la chaîne des pages et des pages émanant de prospects potentiels. Certains d’entre eux proposent même en ligne des formulaires de demande de subventions.
Le temps que je termine ma collecte d’infos, l’après-midi est bien avancé. Sur mon bureau, la pile de papiers est impressionnante. Je jette un coup d’œil vers le bureau d’Evelyn et j’envisage un instant de lui parler de ce que j’ai fait, mais je me dis que le chemin est encore long, et que je n’ai aucune raison de lui donner de faux espoirs. Je glisse les infos recueillies dans une enveloppe blanche. J’exploiterai tout ça demain, quand je serai de nouveau d’attaque.
Naturellement, pendant que je menais à bien ma petite étude personnelle, j’ai un peu délaissé le reste de mon travail de bibliothécaire. Je regarde les énormes chariots stockés près de l’accueil. Nous avons eu pas mal de clients ce matin, et on dirait que chaque personne qui a franchi la porte d’entrée a apporté avec elle son propre poids de livres pour nous les restituer.
Bon, le moment est venu de commencer à remettre les livres en rayon. D’autant que Jason va arriver d’un instant à l’autre. Il faut qu’il me trouve en plein travail et non en train de l’attendre comme une ado en mal d’amour. Je redresse les épaules et je me bats avec l’un des lourds chariots de bois pour le pousser derrière les rayons.
Je n’ai jamais été fan du rangement des livres. C’est un travail harassant. Je suis toujours surprise de constater qu’une bonne partie des livres est à ranger soit sur l’étagère la plus basse, soit sur la plus haute. Et qu’au fil des jours, beaucoup de livres glissent sur le côté. Je finis toujours par me casser un ongle, voire plusieurs (quand ils sont assez longs pour se casser... C'est peut-être pour ça que je les ronge jusqu’au sang à longueur de temps).
Aujourd’hui, mon boulot est plus stimulant que les autres jours, car j’ai choisi sans le vouloir le Chariot de la Mort. C’est le plus vieux de la bibliothèque. Une des roues se bloque régulièrement, ce qui a pour effet d’incliner le chariot et de lui faire faire une embardée suffisamment puissante pour luxer l’épaule d’une pauvre bibliothécaire. Quand j’utilise le Chariot de la Mort, il paraît que je pousse des grognements dignes de Maria Sharapova à Wimbledon !
Mais aujourd’hui, j’ai décidé de garder mes grognements pour moi. J’ai la quasi-certitude qu’Harold est tapi dans un coin, prêt à bondir pour me prêter main-forte s’il sent que j’ai besoin d’aide. Et je n’ai aucune envie de voir ce type dans l’immédiat. Pas avant de trouver un moyen d’annuler mon envoûtement, ou à la grande rigueur, d’en atténuer les effets.
J’ai remis en rayon tous les livres de la partie droite du chariot, à part deux qui sont à ranger tout en bas de la collection. Je m’agenouille pour remettre le premier en place. Mais au moment où je me penche pour poser l’autre sur l’étagère d’à côté, mon talon se prend malencontreusement dans l’ourlet de mon jupon, et j’entends un bruit de déchirure. Je balance un juron qui n’a rien de colonial en faisant un petit saut pour libérer mon pied. Malheureusement, cela ne fait que me propulser contre le Chariot de la Mort auquel s’accroche une de mes longues manches. Fidèle à sa réputation, le chariot choisit ce moment précis pour bondir en avant.
Du coin de l’œil, je vois qu’un client se trouve en plein dans la trajectoire du Chariot de la Mort. Je donne un coup de hanche au chariot, en pesant de tout mon poids pour libérer ma manche et arrêter l’engin dans sa course folle. Cette tactique fait peut-être des miracles au football, mais elle a raison de mon équilibre, rendu précaire par mon ourlet, et je tombe lourdement sur le sol. Ma charlotte voltige dans les airs tandis que mes lunettes en prennent un sérieux coup. Le Chariot de la Mort, qui n’est plus lesté que d’un côté à la suite de mon intervention, reste en équilibre précaire pendant une longue minute, avant de s’écraser par terre en envoyant valser à droite et à gauche traités, essais et manuscrits reliés en tous genres…
J’attends que le fracas cesse pour me mettre à genoux. Je cligne des yeux comme si je venais de me réveiller d’un mauvais rêve et je redresse au jugé une branche de mes lunettes avant de les rechausser sur mon nez.
Sur l’arête de mon nez, pour être précise. Lequel est actuellement
à hauteur de hanche du reste du monde tandis que je m’agenouille près de l’épave du Chariot de la Mort. Quand je dis à hauteur de hanche, entendez plutôt au niveau de l’entrejambe, ce serait plus proche de la vérité.
Alors que mon estomac se révulse, je reconnais cet entrejambe kaki. Mes lunettes ont beau être un peu de travers, je reconnais la qualité du coton. J’ai passé suffisamment de jours à lorgner dessus depuis l’autre côté de la bibliothèque, et perdu suffisamment de temps à rêver aux attributs virils de mon Petit Ami Virtuel…
C'est Jason.
Jason Templeton.
Lequel s’éclaircit la gorge et croit bon de reculer d’un pas par politesse. Un seul pas.
Je lâche d’une voix haletante « Désolée ! » en finissant de caler mes lunettes de force sur mon nez. Je suis tellement gênée que j’en ai une crampe à la base du cou. En entendant le bruit de l’impact, des gens sont arrivés en courant : Evelyn, Harold et au moins deux autres clients.
Harold fait un pas en avant pour redresser le Chariot. Evelyn commence à ramasser les livres en les foudroyant du regard comme s’il s’agissait d’enfants polissons. Quant aux clients, ils doivent me prendre pour un phénomène de foire. Je me mets à leur place ! Ils se demandent à quelle sorte de bibliothécaire ils ont affaire pour envoyer valdinguer des livres au beau milieu de l’après-midi, alors qu’ils étaient sagement installés dans la salle de lecture…
Jason fait des efforts louables pour réprimer un fou rire.
Je réitère mes excuses.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas…
— Vous allez bien ?
C’est Harold qui m’interrompt, profitant de la situation pour m’attraper par l’avant-bras et me remettre debout.
Evelyn l’interpelle comme s’il était responsable du chaos que j’ai créé.
— Harold, ce chariot est dangereux ! Quelqu’un aurait pu se blesser. Pouvez-vous réparer la roue ?
Bien qu’il soit mort d’amour suite à mon envoûtement, Harold réussit à répondre à son chef direct :
— Bien sûr !
— Alors faites-le maintenant pour que cela ne se reproduise plus !
Harold me lance un regard inquiet, mais je lui assure que je n’ai rien. Je hausse un peu le ton pour rassurer aussi les autres. L'instant d'après, les clients retournent à leur travail, et Evelyn regagne son bureau.
Du coup, je reste seule avec Jason. Jason au pantalon de treillis impeccablement repassé. Ce pantalon que je viens d’étudier d’un peu trop près…
Je répète pour la énième fois :
— Je suis désolée.
— Vous n’avez pas à vous excuser.
— Ça ne m’est jamais arrivé avant.
— Quoi donc ? Renverser un chariot chargé de livres ?
— Non. Me mettre à genoux pour…
Je m’interromps, à court de chute pour terminer ma phrase dignement.
— En fait si ! C’est ce que je voulais dire : renverser un chariot chargé de livres.
Jason hausse les épaules.
— Il n’y a pas de mal, personne n’est blessé.
Son sourire est si éblouissant que j’en oublie presque ma honte.
J’ignore ce qui se passe alors. Est-ce un bond en arrière pour échapper aux pouvoirs magiques de mon grimoire ? Ou la confiance absolue qui m’a nourrie ce matin pendant mes recherches ? Ou ai-je pris conscience qu’il était temps de faire avancer cette relation et d’amener Jason à passer du Virtuel au Réel ? Mais je m’entends répondre, avant même d’avoir pu formuler les mots dans ma tête :
— Je me demandais… que diriez-vous de venir dîner vendredi ?
Ma voix est calme, posée, comme si je parlais à des petits amis virtuels chaque jour que Dieu fait !
L’espace d’une seconde, il a l’air surpris.
— Vendredi?
Ai-je été trop loin ? Ai-je été trop hardie pour oser choisir la première soirée du week-end ? Mais au fait… c’est demain. Espérons que je n’ai pas gâché une belle histoire d’amour avant même qu’elle ait une chance de commencer !
Il secoue la tête.
— Ce trimestre, j’ai un emploi du temps absolument dingue. Le vendredi après-midi, je suis pris par mon boulot, et ensuite, je dois aller dîner avec Ekaterina. C’est devenu une habitude… pour clore une semaine de travail, vous voyez ?
— Oh… bien sûr.
Je jure tout bas contre la danseuse russe aux allures de princesse. S’il la voit après les heures de bureau, c’est qu’il doit avoir une bonne raison de le faire ! Si cette fille est la meilleure étudiante de sa promo, c’est qu’il lui a donné un coup de main… Il a dû lui consacrer beaucoup de temps.
Jason ajoute :
— En dehors du vendredi, n’importe quel soir de semaine me convient.
En semaine. Il m’a dit oui, mais en semaine, du lundi au jeudi. Une fois terminé le boulot ici, à la bibliothèque, nous prendrons la direction de mon cottage. Je peux dire à Neko d’aller se faire voir ailleurs (j’ai de la veine que mon démon familier soit libre d’errer à sa guise), et je pourrai préparer à manger en vitesse. Une petite spécialité à moi.
Je m’exclame, comme une femme en train de se noyer qui vient de mettre la main sur un radeau :
— Disons jeudi !
Il sourit.
— Vous voulez dire, jeudi de la semaine prochaine ?
— Euh, oui. C'est bien ça.
Dans une semaine. Une semaine à attendre. Non, mais quelle idiote ! Je suis tellement subjuguée par mon Petit Ami Virtuel que j'en oublie les jours de la semaine! C'était bien plus simple pour Roméo et Juliette de planifier leurs rendez-vous galants au balcon…
— A quelle heure ?
— 20 heures, ça vous va?
— D’accord. 20 heures.
Il hoche la tête et me décoche un nouveau sourire.
— Où habitez-vous ?
Mais oui, au fait… Il ne sait pas que j’habite près de la bibliothèque. Je lui parle du cottage, et il est très impressionné. Bon début.
— C'est d'accord! Jeudi prochain 20 heures, au cottage au fond du jardin.
Il fait un pas vers moi. L’espace d’un instant, je me dis qu’il va m’embrasser. Moi, la bibliothécaire, moi qui suis là debout comme une gourde avec ma monture de lunettes tordue et ma jupe coloniale toute froissée. Je m’avance aussi d’un pas… et du coup, il recule!
Il fait un geste vers les rayonnages, derrière moi.
— Je…
— Oui…?
Je m’efforce de cacher mon embarras. Il ajoute :
— Je voulais prendre un atlas.
— Un atlas ?
Pauvre godiche! On dirait que tu n’as jamais entendu ce mot.
— Oui, là, juste derrière vous.
— Oh, un atlas !
Naturellement, que je suis bête! C’est pour ça qu’il est venu ici et qu’il s’est retrouvé dans le champ de tir du Chariot de la Mort.
— Bon, je dois retourner à mon bureau.
— Alors, à jeudi.
A peine assise à mon bureau, je compose le numéro de Melissa.
12
Melissa remet le pot de café Karma Caramel sur la plaque chauffante et fait un geste vers les boîtes de thé en vrac, sa façon à elle de me demander sans parler si j’opte pour ma caféine de prédilection. Je secoue la tête. Il faut dire que je suis déjà dans un état… C’est tout juste si je ne saute pas au plafond! Il est 11 h 15, et Clara n’a toujours pas fait son apparition.
— Non, c’est bon. Je me demande à quelle heure elle va se pointer. Si tu me parlais de ton rendez-vous d’hier soir, en attendant ?
Melissa jette un coup d’œil sur le calendrier barré de rouge et soupire.
— Je suis tombée sur un Washington Today.
Je fais la grimace. Ce magazine est connu pour ses articles branchés sur la vie de la région, mais ses critiques gastronomiques sont plus judicieuses que son service de petites annonces. La plupart des hommes q
ue Melissa a rencontrés par ce biais en ont rajouté une couche sur leurs qualités et leurs compétences. Je lui ai conseillé de ne plus recourir aux services de ce magazine. Des hommes mariés en quête d’aventures, des avortons qui se font passer pour des géants, et des « Monsieur muscles » tout juste bons à intégrer les cliniques pour obèses, ce n’est pas ça qui va rendre Melissa heureuse. Attention, je n’ai absolument rien contre les gringalets et les hommes enveloppés ! Mais je déteste qu’ils mentent sur eux-mêmes à des boulangères pâtissières crédules et sincères, et dont l’horloge biologique fait plus de bruit que le tic tac de Big Ben.
Je me mets à tripoter un sachet de sucre de canne en cristaux.
— Raconte-moi ce qu’il t’a dit.
Elle regarde le plafond comme si le texte de l’annonce était inscrit au-dessus de sa tête.
— Homme blanc célibataire, trente-huit ans, cheveux châtains, yeux verts.
— Trente-huit ans !
— C'est ce qu’il prétendait, et la différence d’âge ne me gênait pas trop. Les femmes sont plus mûres que les hommes, c’est bien connu.
Je lui décoche un regard suffisamment éloquent sur ce que je pense de sa théorie, puis je lui fais signe de continuer.
— Cordon-bleu dans une société de papier d’emballage. Spécialités : plats relevés à la salsa mexicaine ou raïtas de légumes à l’indienne. Qu’attendez-vous pour alimenter votre curiosité?
Je fronce les sourcils.
— Ça fait un peu gadget, non ?
— N’oublie pas que je suis boulangère pâtissière. C’était l’idéal pour moi.
— Et… ?
— Tu savais que McDonald’s expérimentait une nouvelle technique de fabrication des sacs en papier d’emballage recyclé, toi ? Et qu’ils proposaient des burgers au raïta ?
Je secoue la tête.
— Attention, seulement dans les grandes villes, mais bon ! Et tu savais qu’ils testaient des burgers salsa dans le Sud-Ouest, en ce moment ?
— Attends, ne me dis pas que ce mec dirige un McDo… ?