by KLASKY
— Dommage que nous n’ayons pas eu ce bouquin la première fois, quand nous avons fait le grand nettoyage.
Je range les épices dans le placard, en essayant d’abord l’étagère du haut. Puis je me souviens que je voulais les laisser près de la cuisinière. Elles seront plus faciles d’accès. Si seulement je pouvais me souvenir de toutes les règles à suivre, tout deviendrait logique.
— Et tu peux rafraîchir l’air pour le rendre plus sain…
— Génial ! Imagine un peu que ce livre soit divulgué au grand public !
— On dirait que tu ne prends pas ça très au sérieux.
— Mais si ! J’ai très bien vu ce que je suis capable de faire. Est-ce que je t’ai dit que Harold s’est mis à m’apporter le journal tous les matins ? Je le trouve sur mon bureau en arrivant, soigneusement ouvert à la page des petites annonces de fiançailles.
— Non!
— Et il passe me voir au moins trois fois par jour. Parfois, je me surprends à avoir peur qu’il sorte de sa transe et qu’il se mette à me regarder avec horreur !
— Tu es injuste envers toi-même. Passer du temps avec toi ne doit pas être si horrible.
— Ce qui m’inquiète, c’est que je commence à m’habituer à l’avoir près de moi. L’autre jour, il a diagnostiqué un problème d’ordinateur… une de ces pannes où l’écran devient tout bleu, signe qu’une erreur fatale s’est produite. Il m’a fait parcourir d’étranges menus auxquels il a accédé grâce aux touches de fonction.
— Voilà un mec qu’il est utile d’avoir sous la main.
— Tu as raison.
Je regarde ce repas que je suis en train de préparer pour Jason, et je me sens un peu coupable. Je n’ai toujours pas trouvé d’antidote pour Harold. Il faut dire que je n’ai pas beaucoup cherché non plus, j’étais bien trop occupée à jouer les Martha Stewart de l’époque coloniale ! Et puis, Jason a été envoûté, lui aussi. Jason et ce vieux M. Zimmer, et une douzaine d’autres hommes qui fréquentent la bibliothèque. Si je désenvoûte Harold, faut-il que je fasse la même chose avec les autres ? Y compris mon Petit Ami Virtuel ?
Je sens une petite aigreur au creux de l’estomac. Je jette un coup d’œil sur mes fiches cuisine.
Récapitulons.
La soupe aux cacahuètes : c’est fait (mis à part la manip’ de dernière minute).
Les côtelettes d’agneau : elles sont bonnes à griller.
Les petits pois : prêts à cuire dans une petite cocotte, pendant que l’agneau finira de rôtir dans le four.
La tarte aux poires : elle est fantastique (en toute modestie !).
Melissa me lance :
— Tout ça m’a l’air pas mal du tout !
— Tu dis ça comme si tu avais des doutes.
— Avec toi aux fourneaux, la cuisine coloniale… ce n’était pas évident.
Je commence à postillonner d’indignation, à prendre ma défense, mais j’ai moi-même beaucoup de mal à prendre cette dispute au sérieux. Melissa éclate de rire et passe dans le salon pour récupérer la veste qu’elle a jetée sur le canapé en arrivant.
— Tu pars déjà?
— Déjà? Il est presque 19 heures.
— Mince alors !
J’ai totalement perdu la notion du temps. Comme Neko, d’ailleurs. Je suis certaine qu’il s’est arrêté chez Roger. Je commence à jurer entre mes dents, mais Melissa lit dans mes pensées.
— Ne t’inquiète pas. Il sera bientôt là.
— Qu’en sais-tu ?
— Le salon de Roger ferme à 19 heures, le mardi.
— Et comment le sais-tu ?
— Neko m’en a parlé l’autre jour. J’imagine qu’il ne t’en a pas parlé ? Il a décidé d’inviter Roger ce soir.
— Il a quoi ?
— Ne t’inquiète pas, il m’a dit qu’ils resteraient dans la cave, et que tu ne te rendrais même pas compte de leur présence.
J’hésite entre m’arracher les cheveux et prendre les Parques à témoin ! Je sens que tout va capoter. Je le sais.
— Du calme. Détends-toi !
— Facile à dire. Tu serais moins ravie si tu avais prévu de passer un bon moment avec ton Petit Ami Virtuel pendant que ton démon familier gay s’envoie en l’air dans la cave avec le mec de l’institut !
Melissa me répond du ton qu’utiliserait Supernanny avec des gosses pleurnichards.
— Ça va bien se passer. Un jour, Jason et toi en rirez…
L'air sombre, j’ouvre la porte d’entrée pour laisser partir Melissa.
— Et si ce n’est pas le cas ?
— Eh bien, tu sauras qu’envoûtement ou pas, ce n’était pas l’homme qu’il te fallait.
Elle sourit d’un air entendu et se rue dehors avant que je puisse la frapper. Elle sait de quoi elle parle ! Entre le Fifils à sa Maman et le propriétaire de McDo, combien de trésors de romantisme se cachent dans les coulisses des rendez-vous…
Je referme la porte et je me dépêche de prendre une douche avant que les deux hommes ne rejoignent mon cottage.
14
— Ja… ane… !
La voix de Neko me parvient en écho depuis le salon. Je vérifie une dernière fois mon sourire dans le miroir de la chambre pour m’assurer que rien de vert et d’embarrassant ne s’est logé entre mes dents. Je passe la main dans mes cheveux rebelles – au moins, je ne porte pas de charlotte ! – et je tire le bas de mon corsage sur ma jupe. Je lève les bras pour donner plus de souplesse à l’ourlet. Je me penche en avant pour ajuster mon soutien-gorge, je me balance d’avant en arrière pour tout mettre en place, résistant à l’envie de tirer une dernière fois sur mon corsage.
— Ja… ane ! Il est à la porte du jardin !
J’ouvre en grand la porte de ma chambre et je prends à peine le temps de la fermer à clé derrière moi. L’espace d’un instant, je me demande ce que Jason penserait si nous nous retrouvions ici, devant cette porte, enlacés dans un élan de passion, et que je sois obligée de sortir la clé de ma poche… Il faut être vraiment cinglée pour fermer à clé la porte de sa chambre!
Et faut-il être une Marie-couche-toi-là pour s’envoyer en l’air avec un mec dès le premier rendez-vous ? Même si le mec en question est parfait, et s’il est votre Petit Ami Virtuel?
Ceci dit, j’ai changé mes draps. Juste au cas où.
Tout en regrettant de n’avoir pas essayé de mettre la main sur un bonbon menthe au lieu de passer mon temps à tirer pour la énième fois sur mon corsage, je me rue dans le salon.
— C’est bon, je suis là. J’ai bien le droit de rester seule un moment, non ?
Neko me susurre :
— Ah oui ?
Ses yeux en amande me balayent de la tête aux pieds.
Roger me lance :
— Je vous donne un « A + » pour le travail de manucure, mon chou. Et le corsage vous va à merveille, il met en valeur votre décolleté. Mais il faut absolument faire quelque chose de ces cheveux !
Je commence à paniquer.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Neko s’empresse de répondre en passant une main possessive sur le torse musclé de Roger.
— Rien, tout va bien. C’est bon.
Mais Roger n’est pas du genre à se laisser intimider.
— Ils ont juste quelques centimètres de trop. C’est trop carré. Vous avez des pommettes, trésor, il faut apprendre à les mettre en valeur.
On frappe à la porte. J’échappe à d’autres conseils un peu tardifs sur mon maquillage…
Je souffle aux deux hommes :
— Descendez dans la cave ! Immédiatement!
Puis je passe une nouvelle fois ma main dans mes cheveux. A quoi bon, d’ailleurs ? C'est peut-être plus un mal qu’un bien. Si ça se trouve, ça m’empêche de faire ressortir mes pommettes.
Jamais je n’aurais dû laisser Neko ramener Roger avec lui. J’aurais dû me contenter de prendre enfin livraison du vin, et de les envoyer se faire voir pour le reste de la soirée. J’aurais dû claquer mes éc
onomies pour leur payer un dîner en tête à tête, quelque part dans Georgetown. Ou mieux encore, dans Capitol Hill, à l’autre bout de la ville. Dans un restau où le service est tellement long qu’on met au moins trois heures à manger.
On frappe de nouveau à la porte, avec plus d’insistance cette fois. Le spectacle commence ! Dans la cave, j’entends le cliquetis de la porte qui se ferme. Je prends une profonde inspiration, censée me calmer. Puis j’ouvre pour accueillir mon Petit Ami Virtuel.
— Jason !
Il est parfait. Il a troqué son treillis contre un pantalon de flanelle grise qui lui donne un air à la fois décontracté et habillé. Il y a dans son pull un rappel de gris, entre le bleu et le vert, avec des reflets dorés, comme dans ses cheveux bouclés. Des cheveux décoiffés comme ceux d’un gamin qui a oublié d’apporter son peigne.
Il tient un bouquet de fleurs à la main.
De bien belles fleurs… Un bouquet où se mêlent toutes les couleurs de l’automne, avec des zinnias, des gerberas, des dahlias et la touche jaune d’un tournesol de fin de saison. Quand je pense que pendant toutes ces années vécues avec Scott, il m’a acheté en tout et pour tout un de ces petits bouquets de fleurs qu’on attache au poignet ! Il disait toujours que les fleurs étaient une perte de temps car elles ne faisaient que se faner et mourir. Mourir... C'est aussi ce qui arrive aux belles histoires d’amour quand on n’en prend pas soin.
— Comme elles sont belles !
Il sourit timidement.
— Dès que je les ai vues, j’ai pensé à vous. Voici du romain, pour le souvenir…
Voilà un homme qui a lu Shakespeare. Mon cœur se serre, et je termine la citation d’Ophélie.
— Et des pensées, pour vos pensées. Un frisson court le long de ma colonne vertébrale. Bien sûr, je cite les mots d’une folle, une femme follement éprise d’un homme qui ne l’aime pas en retour. Mauvais présage. Je m’efforce d’oublier la suite du texte, m’interdisant d’insister sur le fenouil. Ou la rue des jardins.
Il est grand temps de penser aux devoirs d’une bonne maîtresse de maison. Je m’efface pour le laisser passer.
— Entrez, je vous prie. Désirez-vous un cocktail ?
— Avec plaisir. Que me proposez-vous ?
— Dites-moi ce que vous voulez, ce sera plus simple.
Je me décide enfin à lui prendre les fleurs, mais d’un geste maladroit qui provoque des réactions en chaîne : il fait un pas en avant, je fais un petit saut en arrière, il me repousse délicatement et je lui attrape le bras d’un bond pour l’empêcher de basculer par-dessus la table basse.
Lorsque nous reprenons notre équilibre, c’est finalement moi qui tiens les fleurs, et je réussis à sourire. J’incline la tête pour lui rappeler que j’attends toujours une réponse.
— Euh… un scotch. Avec des glaçons.
Jamais je n’aurais dû vanter la richesse de mon bar !
— Je n’ai pas de scotch. Un bourbon ? Ou autre chose de ce genre ?
A part le rhum ! Je n’ai pas encore refait mon stock après notre fameuse nuit de mojitothérapie.
— Ou du vin, si vous préférez. Ça, j’en ai.
Il se met à rire.
— Oui, ça m’ira très bien.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
— Laissez-moi vous aider.
Je pense aussitôt au désordre qu’il y a dans ma cuisine. J’ai lu quelque part qu’il y a deux choses qu’il vaut mieux ne jamais voir faire : les saucisses et les lois. Personnellement, j’en ajouterais une troisième : un petit dîner intime.
Je préfère donc lui mentir.
— La cuisine est minuscule. Je reviens dans une minute.
Il hausse les épaules, et je retourne sur le champ de bataille. Comme on a une vue directe de ma cuisine depuis le salon, il s’apercevra vite que j’ai menti sur sa taille. J’ai une furieuse envie de me taper sur la tête, mais ça serait dommage pour le bouquet…
Un bouquet. Des fleurs. Pour moi.
Mon cœur fait des ratés, et j’ai beaucoup de mal à ne pas oublier de respirer. C'est pourtant une des choses que votre corps est censé faire automatiquement, non ? Inspirer et expulser l’air de vos poumons…
J’ouvre le tiroir à gauche de l’évier, à la recherche de mon tire-bouchon. Rien. Pourtant, je le range toujours ici. S'il y a une chose dans ma cuisine que je ne perdrai jamais, c’est bien mon tire-bouchon. J’ouvre trois autres tiroirs. Finalement, je décide de mettre les fleurs dans l’eau avant de m’inquiéter du désastre qui me guette concernant le vin.
Pas de vase !
Bon, les carafes sont faites pour ça, non ? La carafe à mojito, avec le poisson sur le côté.
Très bien. Mes fleurs pourront donc vivre un jour de plus. Mais où est passé ce fichu tire-bouchon ? Et si jamais c’est Neko qui est parti avec? Il m’a bien menacée de monter toutes les demi-heures, juste pour nous avoir à l’œil, Jason et moi. Pour s’assurer que Mon Petit Ami Virtuel n’abuserait pas de moi, selon ses propres termes. Peut-être que subtiliser le tire-bouchon fait partie de sa stratégie globale ?
Seulement voilà, moi, j’ai envie qu’on abuse de moi ! Ici. Maintenant!
Prenant mon courage à deux mains, je me résigne à traverser le salon pour aller frapper à la porte de la cave et demander à mon démon familier – aussi familier que sournois – où il a caché le tire-bouchon.
Jason s’inquiète.
— Tout va bien ?
— Très bien ! Très, très bien !
Je m’aperçois alors que ce que je viens de répondre est vrai. Neko a suivi mes instructions à la lettre. Il a laissé les bouteilles de vin sur la table de travail et il en a ouvert une pour laisser le vin respirer. Le tire-bouchon est là, avec le bouchon qui monte la garde à côté de lui comme un fantassin fidèle.
J’envisage un instant de boire une bonne goulée à même la bouteille, mais je me dis qu’il vaut mieux attendre. Ce soir, j’ai décidé de me comporter en vraie lady. Et donc de boire en restant classe.
Sauf que j’ai la main un peu lourde en versant le vin.
Je retourne dans le salon et je brandis le verre de Jason comme si c’était la flamme olympique.
— Et voilà!
— Merci. Je bois à des lendemains qui chantent…
J’ai l’impression que jamais plus je ne pourrai respirer normalement.
— A des lendemains qui chantent !
Je trinque avec lui et c’est tout juste si j’arrive à boire une malheureuse gorgée.
Jason fait un geste vers la fenêtre et le jardin plongé dans l’obscurité. Il s’exclame :
— Pour moi, l’automne a toujours marqué le début de l’année. Le début de la nouvelle année scolaire. La rencontre avec de nouveaux étudiants. Le lancement de nouveaux projets.
Ah, d’accord… Peut-être qu’il n’était pas question de moi, dans tout ça. Je rougis, sans savoir si c’est à cause de l’alcool ou de mes illusions perdues. Et pendant que j’y suis, j’avale une nouvelle gorgée de vin. Je me creuse la cervelle pour trouver quelque chose à dire, un mot d’esprit, histoire de l’encourager.
En général, parler n’est pas un problème pour moi. Je peux le faire pendant des heures. Dans l’art de la conversation, je suis la reine… Mais il y a quelque chose chez Jason qui me laisse sans voix. Peut-être la vision de ses doigts refermés sur le pied de son verre, des doigts fuselés d’artiste. On dirait qu’ils sont capables de magie sous quelque forme que ce soit, avec ou sans grimoire.
Serait-ce à cause de la lumière qui illumine son regard ? Ses cils sont vraiment très longs, presque trop longs pour un homme. A la bibliothèque, pendant la journée, je ne l’avais jamais remarqué. Mais ici, tout est différent. Nous sommes seuls tous les deux, dans mon cottage. Et c’est la nuit.
J’entends un bruit sourd monter de la cave.
Jason regarde par terre, comme si le plancher allait s’ouvrir sous ses pieds.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Euh… mon chat, je suppose?
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J’ai l’impression de lui poser la question et non de lui répondre. Alors j’enchaîne.
— Oui, c’est mon chat. Il est en bas.
— Cette maison a un escalier qui descend ?
— J’ai une cave, oui.
— Et vous laissez votre chat en bas ?
C’est vrai ça, quelle idée? Suis-je une fille sans cœur pour avoir enfermé un pauvre animal sans défense ?
— Non, pas du tout. Je l’ai laissé là juste pour ce soir. Je craignais que vous ne soyez allergique.
— Pas du tout. Et j’adore les chats. Vous pouvez aller le chercher.
Tu parles !
— Non!
Je me rends compte que ma voix trahit mon stress.
— Je… euh… je lui ai donné un jouet quand je l’ai descendu à la cave. Et il devient méchant si on le dérange quand il joue avec son… jouet.
Jason hausse les épaules.
— Je pourrai peut-être le voir plus tard…
— Peut-être.
Et voilà. Fin de la première manche dans cette sublime démonstration de ce qu’est l’art de la conversation. J’espère que Jason ne tardera pas à oublier mon chat fantôme. Un nouveau bruit sourd monte de la cave, mais nous faisons semblant tous les deux de n’avoir rien entendu.
— Bien. J’ai prévu une soupe pour commencer.
Si je n’arrive pas à impressionner ce mec avec des mots, c’est par son estomac que j’aurai raison de lui.
— Très bonne idée. C'est ça qui sent si bon ?
On dirait que j’ai affaire à quelqu’un qui connaît diablement bien l’art de la conversation. Je réponds l’air détaché, comme si je passais mes journées à préparer de somptueux dîners pour deux.
— Peut-être. Ou alors c’est la tarte aux poires que je viens de sortir du four.
— Wow ! Vous êtes une vraie femme d’intérieur!
Cet éloge me fait chaud au cœur. Une chaleur qui embrase bientôt tout mon corps.
— Vous travaillez toute la journée à la bibliothèque et vous cuisinez le soir. Quels autres secrets me cachez-vous ?
S'il savait… Je pourrais lui répondre aussi sec que je suis une sorcière, ce serait à coup sûr un excellent moyen de relancer la conversation. Mais je préfère m’en tenir à un registre plus classique.