COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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— Vous êtes un amour… Vous savez, mon épouse a trop gâté cet idiot de chien, comme si c’était son bébé à elle. Nous n’avons pas eu la joie d’avoir des enfants.
Mon histoire de prestidigitation ne tient plus debout, du moins avec ses « petites-filles » ! Maintenant, c’est moi qui ai envie de lui tapoter la main. Mais il secoue la tête, comme s’il avait pris l’habitude de changer d’humeur par un simple effort de volonté.
— Dites-moi, ma chère, que faites-vous à Peabridge ?
— Je suis bibliographe de formation.
Et comme je fais partie du comité directeur d’une organisation culturelle, je me crois obligée d’ajouter :
— Mais depuis quelque temps, je m’occupe de développement.
J’ai parlé de développement, pas de collecte de fonds. J’ai adopté ce jargon en rédigeant mes lettres de demande de don.
— Ah oui ? Et sur quels types de projets travaillez-vous ?
— J’ai commencé par le recours aux dons. Nous avons plusieurs projets bien précis en tête : le catalogage de notre collection de manuscrits, la mise au point d’un système de recherche des éphémères, c’est-à-dire de toutes les parutions qui ne sont pas des livres.
— Je vois… Ma Lucinda aurait adoré parler de tout cela avec vous. Lorsque nous vivions à Indianapolis, elle a mis de l’ordre dans notre modeste bibliothèque sur l’opéra. Elle a organisé le rangement de toutes les partitions ainsi que des archives des programmes et des notes de production…
— C’était de toute évidence une femme très intéressante. Et dévouée.
— Elle aurait adoré le Gala des Moissons.
Les yeux de M. Potter redeviennent tristes, puis il pique une bouchée de tarte à la poire et la porte à sa bouche.
— Oh… c’est un vrai délice !
Il me sourit d’un air complice.
— Bien mieux que ces horribles biscuits de chez Watergate.
J’éclate de rire, mais je me crois obligée d’inventer une explication lorsque l’oncle George me demande ce qu’il y a de si drôle… Je ne veux pas qu’il pense que je me suis moquée de Mamie, même si elle s’est lamentablement plantée dans le choix de ses gâteaux.
La soirée s’écoule rapidement. Mamie passe en revue les différents projets mis en place pour le Gala. Apparemment, les billets se vendent très bien, la politique de main tendue aux universités de la région semble avoir porté ses fruits. Et il y a plus de jeunes que le Club n’en a eu depuis des années (naturellement, tout le monde se tourne vers moi en souriant). Le traiteur est lui-même un fan d’opéra, et il va améliorer les hors-d’œuvre à titre de donation au Club. On organise une vente aux enchères silencieuse. Assise sur une chaise longue, une femme au look très recherché dit être d’accord pour imprimer les feuilles de mise à prix sur son ordi personnel.
En fait, cette réunion serait parfaite si Mamie n’était pas victime de deux autres quintes de toux. Dès la première, tous les membres du Club l’encerclent pour essayer de l’aider, sans succès, en lui passant des verres d’eau, en l’éventant avec des serviettes de table ou en lui tapotant le dos. Lorsqu’elle est prise d’une seconde quinte de toux, Mamie se fait sans doute un peu de souci, car sous prétexte d’avoir quelque chose à vérifier en cuisine, elle s’éclipse avant le plus fort de la crise.
Je la suis hors du salon. J’ai beau presser le pas, j’essaie d’éviter de déclencher l’alarme parmi les invités. Cette nouvelle quinte de toux n’est pas aussi sévère que les précédentes, et Mamie reprend vite sa respiration.
— Que je suis stupide! J’ai dû avaler quelque chose de travers.
— Mamie, arrête de jouer à ce petit jeu. Si tu tousses encore demain, je veux que tu appelles le Dr Wilson.
— Il n’a pas envie de perdre son temps avec des gens comme moi. Surtout le week-end.
— Tu ne lui fais pas perdre son temps, tu es sa patiente.
Elle émet un son bizarre, un genre de « Peuh ! »…
— Mamie. Je t’en prie, promets-le-moi ! Tu es la seule grand-mère que j’aurai jamais eue, et je n’ai aucune envie de te voir souffrir pour rien.
Elle sourit, décelant une pointe d’ironie dans ma mise en garde. Il faut dire qu’elle a usé du même procédé plus d’une fois avec moi.
— D’accord, Jane, je te le promets.
Lorsque nous retournons dans le salon, les gens commencent à s’en aller. On me complimente de nouveau pour ma tarte aux poires. Certains croient bon d’ajouter que je ferai une excellente épouse et que mon futur mari aura bien de la chance… M. Potter me pince la joue, et je reste stoïque face aux adieux larmoyants de l’oncle George. Je passe une demi-heure à débarrasser la table et à faire la vaisselle, et une autre demi-heure à ranger le service en porcelaine et autres éléments de décoration dans leurs placards respectifs.
Lorsque je prends mon manteau dans le placard de l’entrée, Mamie pose sa main sur ma joue.
— Merci, ma chérie. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
— Tu t’en sortirais très bien et tu le sais. Et puis j’ai passé un bon moment. Je pense que le Gala sera une vraie réussite.
Elle sourit.
— Je l’espère bien. Il est tard, ma belle, pourquoi ne restes-tu pas dormir dans ton ancienne chambre ?
Mamie l’a conservée telle quelle, comme si c’était un lieu saint. La dernière fois qu’on l’a redécorée, je devais avoir seize ans. J’ai beau avoir déchiré les posters de Daniel Day-Lewis et de Ralph Fiennes, et enlevé les photos de lycée que j’avais disposées tout autour de ma glace, je n’ai pas pu venir à bout de la couleur rose Barbie qui me semblait à l’époque le summum de l’élégance. J’ai essayé de convaincre Mamie de transformer cette chambre en bureau, mais elle s’est mise à rire en me rappelant qu’elle ne travaillait pas chez elle.
Je dois bien l’avouer, je ne suis pas mécontente que tout soit resté exactement comme le jour de mon départ.
Bien entendu, je ne peux pas rester dormir chez Mamie. Il faut que je rentre pour donner à manger à mon Imbécile de Poisson. Et m’assurer que Neko n’a pas encore fait des siennes. En plus, je dois commencer à ranger les livres de la cave. Hier soir, David a fait allusion à plusieurs formules magiques qui m’intriguent un peu.
Et puis… Jason m’a sûrement appelée.
Ma vie est bien plus compliquée que Mamie ne le pense, mais à quoi bon lui parler de tout ça ?
J’éclate de rire comme si je prenais sa suggestion de passer la nuit ici pour une plaisanterie. Elle soupire, puis m’accompagne jusqu’à la porte.
— Tu ne comptes quand même pas prendre le bus à cette heure ?
— Bien sûr que non, Mamie. Je vais prendre un taxi.
— Je vais te donner de l’argent.
— Inutile! J’ai ce qu’il me faut.
Elle insiste.
— C'est promis ?
— Promis!
Lorsque je franchis la porte d’entrée de l’immeuble, j’ai toujours les doigts croisés ! Je remonte la rue et je vais deux pâtés de maisons plus haut, jusqu’à Calvert, pour que Mamie ne puisse pas me voir prendre le bus 42R… Mon timing est bon. Le bus arrive au bout de cinq minutes, et je trouve une place à l’avant.
Je me demande s’il existe une formule magique pour que tous mes déplacements se déroulent aussi bien…
17
Je regarde par la fenêtre de la salle de yoga en me maudissant d’avoir choisi « les ciseaux » face à « la pierre » de Melissa ! La prof n’a aucune idée de ce qui me trotte dans la tête et poursuit son cours.
— Aujourd’hui, nous allons travailler sur les postures inversées. Commençons par la chandelle.
Je me demande si nos ancêtres les colons ont jamais essayé de recourir aux asana plutôt que de clouer les gens au pilori pour les humilier en public. Je prends une longue inspiration et je vois Melissa sourire.
Elle me chuchote :
— J’adore ça. Je me sens tellement forte quand les énergies passent dans ma tête.
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Personnellement, je n’emploierais pas le mot « forte ». Je dirais plutôt « idiote ». Stupide et totalement désaxée.
La prof de yoga ne se laisse pas démonter.
— Cette posture s’appelle Salamba Sarvangasana. Il est vraiment très important que vous fassiez les choses correctement. Vous ne devez surtout pas tourner la tête, vous risqueriez de sérieux ennuis au niveau du cou. Si vous le souhaitez, vous pouvez mettre une couverture sur votre tapis, en la pliant en deux. Mais surtout, n’ajoutez rien d’autre. J’insiste. Sinon, vous pourriez vous faire très mal.
D’accord. Maintenant, je commence à avoir la trouille. Il faut plus d’aptitudes pour se contorsionner que pour faire de la magie. J’ai l’impression que la prof fait tout ce qu’elle peut pour éviter d’être poursuivie devant la justice. Je m’imagine en train de lever les jambes pour prendre la posture. Puis je me vois perdre l’équilibre et tomber sur le côté, m’affalant sur Melissa à ma droite, et l’envoyant valdinguer sur les trois élèves d’à côté. Je me vois déjà sur un lit d’hôpital, attachée à un de ces curieux triangles qui ressemble à un instrument de musique gigantesque manié par un enfant géant à son cours de musique. Je vois les bandages qui entourent ma tête et mon cou, me donnant des airs de momie.
Je m’assieds sur les talons.
Melissa m’encourage.
— Allez, essaie au moins une fois ! C’est plus facile que ça en a l’air.
Je marmonne :
— Parle pour toi.
Mais tout à coup, j’arrête de gamberger. Depuis mon dernier cours de yoga, c’est fou ce que j’ai fait comme choses nouvelles. J’ai prononcé des formules magiques, et ça a marché. Je me suis lancée dans une campagne de communication pour sauver Peabridge. Et j’ai affronté Clara. J’ai même réussi à cesser de me ronger les ongles. O.K., mon vernis s’est écaillé depuis que Roger m’a fait une petite séance de manucure, mais ce n’est pas parce que je me suis rongé les ongles.
Alors ce n’est pas une vulgaire chandelle qui va me faire peur !
C'est parti. Je me lance.
Je suis à la lettre les instructions de la prof, et je réussis mon coup. Mes jambes montent comme si elles avaient leur énergie propre. J’ai la sensation d’être en déséquilibre, mais je change mes mains de position en les remontant plus haut sur mes hanches, ce qui m’aide un peu plus au niveau des reins. Je rapproche mon menton de ma poitrine et je sens ma colonne vertébrale s’étirer et se détendre, exactement comme la prof nous l’a dit.
Melissa a raison, c’est plus facile que ça en a l’air. Et les énergies passent dans ma tête. Je les sens, tout comme j’ai senti le pouvoir de la magie lorsque j’ai éteint le feu dans ma cuisine. J’entends nettement une sorte de bourdonnement dans ma tête au moment où mon corps reprend l’alignement.
Voilà une expérience à retenir. Lorsque je travaillerai avec David, il faudra que je m’en inspire.
La prof nous fait tenir la posture de la chandelle quelques minutes de plus avant de passer à la posture sur la tête ou Salamba Sirsasana pour ceux qui veulent parfaire leur connaissance du sanskrit. Ceci dit, je suis certaine que j’aurai oublié ce nom dès que j’aurai franchi la porte.
Nous nous entraînons contre le mur, car la prof nous assure que beaucoup d’élèves ont besoin de se sentir plus en sécurité au contact d’une surface verticale. Elle nous désigne même un pan de mur précis où la peinture est légèrement plus claire que le reste. Et elle avoue s’être retenue avec le pied à cet endroit même, deux semaines plus tôt.
Un tel aveu aurait pu m’intimider, mais il me fait l’effet inverse. Si ma prof ne réussit pas à prendre cette posture à tous les coups, comment pourrais-je réussir dès ma première tentative ? Autant essayer pour voir.
La posture sur la tête est plus difficile que celle de la chandelle. Ça fait mal ! J’ai l’impression que le sommet de mon crâne va éclater. Mais la prof nous rappelle qu’il faut prendre le plus d’appui possible sur nos bras, pour transférer le point d’équilibre vers l’extérieur.
Autour de moi, les gens tombent, et je suis déconcentrée à plusieurs reprises, mais chaque fois, je retente le coup. Je réussis enfin à prendre la posture pendant une bonne minute. La prof décide alors de passer au dernier exercice.
Tandis que nous nous étirons avant de prendre la posture du Cadavre, je ne peux m’empêcher de sourire. J’ai fait la conquête des postures inversées.
D’accord, ce n’est peut-être pas une façon très orthodoxe de voir les choses. Je ne devrais sans doute pas recourir à la métaphore de la « conquête » pour parler de paix, de méditation et d’harmonie entre le corps et l’esprit. Mais je me comprends.
Pendant que je fais mes exercices de respiration et que je vide ma tête de toute pensée consciente, la prof fait le tour de la salle. Elle s’approche de chaque élève, les paumes couvertes d’huile de lavande, et rectifie çà et là la position du cou et des épaules de ses élèves. Lorsqu’elle étire ma colonne vertébrale, elle se penche tout près de mon oreille et me chuchote :
— Jane, vous avez fait de l’excellent travail aujourd’hui.
M’a-t-elle vraiment dit ça ? Je ne l’ai jamais entendue faire un tel compliment à quelqu’un pendant un cours. Ni aucun bruit qui rompe le silence de la méditation. Mais je ressens sa satisfaction par l’intermédiaire de ses doigts.
Dès que nous nous retrouvons dans la rue, je raconte tout à Melissa.
— C’est fou ! Et je suis sûre qu’elle pensait vraiment ce qu’elle disait. Pour une fois, elle n’a pas trouvé que je perdais mon temps. Elle était fière de moi.
— Elle est toujours fière de toi. Tu es la seule personne à penser que, quoi qu’on fasse, il faut être parfait dès la première tentative.
— Je ne me sens pas obligée d’être parfaite!
Je croise le sourire ironique de Melissa et je me reprends aussitôt.
— Enfin, pas toujours. Il faudrait que je sois plus souple, que je sois capable de m’étirer davantage.
— Mais c’est ce que tu fais. Il te faut du temps, c’est tout.
Je commence à discuter, uniquement par habitude, mais je me rends compte que Melissa a raison. Le yoga devient plus facile pour moi. Même la posture du Chien Tête en Bas… Non seulement je n’ai plus l’impression que les muscles de mes mollets – ou les tendons, les ligaments ou je ne sais quoi d’autre – vont se détacher de mes os, mais j’aime cette sensation d’étirement.
Je suis dispensée de répondre car nous arrivons à M Street, la rue principale de Georgetown. Nous sommes censées rejoindre Neko au coin de la rue. Il va se joindre à nous pour une mojitothérapie.
Il faut dire que Roger a quitté la ville pour participer à une fête organisée par sa sœur pour son anniversaire. Elle vient de franchir le cap fatidique des trente ans ! Et Neko boude parce qu’il n’a pas été invité. Je ne crois pas que mon démon familier ait vraiment envie de sillonner les coins sauvages de l’ouest de la Virginie et d’assister en tant que petit copain à des fêtes de famille organisées depuis belle lurette, mais je m’abstiens de tout commentaire. Ce que Neko regrette le plus, c’est de n’avoir pas été invité, même s’il n’était pas question pour lui de se rendre à cette fête. Mais ce n’est pas la peine d’en rajouter en lui disant qu’il se serait senti triste et malheureux. A quoi bon ? Pas la peine non plus de lui faire remarquer qu’il ne connaît Roger que depuis deux semaines, ni de lui dire qu’il est en train de gâcher une bonne occasion de passer du bon temps loin de ma collection de grimoires s’il le passe à soupirer après Roger. Donc, je me tais.
Il est déjà au coin de la rue, adossé à un réverbère. Dès qu’il nous voit approcher, il soupire à fendre l’âme, le plus grand soupir qu’il m’ait été donné d’entendre (si je ne tiens pas compte des ados, bien sûr…). Les gens qui passaient par là au même moment ont dû se dire que ce pauvre type venait d’apprendre qu’il souffrait d’une maladie incurable !
Melissa l’interpelle.
— Neko, nous voilà!
Nous avons décidé d’un commun accord que la meilleure stratégie était d’ignorer son désespoir.
Nouveau soupir, encore plus théâtral que le premier.
— Salut!
Ça ne va pas être facile. Mais Melissa tente quand même le coup.
— Tu aurais vu Jane au cours de yoga! Elle maîtrise les postures inversées.
Il se force à nous sourire. Un sourire qui me fendrait le cœur si je croyais une seconde qu’il souffre vraiment.
— Super!
Nous descendons la rue, en évitant les fêtardes de la première heure qui entament leur longue tournée des restaurants et des bars branchés de Georgetown. Pour Melissa, ce sont des dilettantes. Des gens qui n’ont qu’une idée en tête : voir et être vus.
En passant devant les vitrines de Sephora, je suis sidérée de voir le nombre de femmes qui achètent des produits de beauté le samedi matin. Croyez-le ou pas, je ne suis jamais entrée dans ce magasin. Je sais que c’est un magasin prestigieux en matière de cosmétiques – j’ai vu des pubs et je suis déjà passée près de la devanture noire et blanche, très classe. Mais lorsque j’étais avec Scott, je trouvais un peu stupide de déployer autant d’énergie à me faire belle pour mon fiancé. Et depuis qu’il m’a plaquée, je n’ai aucune raison de faire des folies.
Je hausse les épaules.
— Vous trouvez ça normal, vous, de passer des heures à acheter des produits de beauté ?
Neko soupire.
— Roger le fait bien, lui.
Ah, ça oui. Il a même réussi à donner des lettres de noblesse à sa propension à jeter l’argent par les fenêtres !
Melissa est sur le point de répondre. Je sais ce qu’elle va dire, qu’elle n’a jamais passé plus de cinq minutes au drugstore pour choisir un rouge à lèvres, mais Neko risque de répondre du tac au tac en lui décochant une quelconque vacherie. Tout ce que je veux, c’est éviter d’être prise entre deux feux.
— Bon, moi j’ai envie d’aller jeter un coup d'œil!
J’attrape Neko et Melissa par la main, et je fonce à l’intérieur. Je m’arrête devant le premier comptoir, avec le nom de la marque TARTE écrit en grosses lettres. Je prends un flacon de Clean Slate, un anti-rides à base de plantes, et je lis la liste des composants du produit.