by KLASKY
— Ecoute un peu, Melissa. Ça va te rappeler quelque chose : huile d’avocat, romarin, huile d’hibiscus.
— Je ne saurais plus si je dois l’utiliser pour cuisiner ou l’étaler sur mon visage.
— Roger utilise de l’huile d’hibiscus!
Neko s’empare d’un flacon d’un air rêveur et lit la suite de la liste sur l’étiquette. Il a beaucoup de mal à le reposer sur le comptoir.
— O.K. Seulement voilà, Roger n’est pas là…
Je décide de prendre en main mon démon familier en mal d’amour. Je n’ai rien d’une sans-cœur, je sais que je dois faire quelque chose pour le distraire.
— ... je compte donc sur vous pour m’aider.
— Moi?
Le voilà soudain tout ragaillardi. Puis il se souvient qu’il est censé broyer du noir.
— Oui, vous.
Melissa a l’air perplexe.
— Qu’est-ce que tu cherches, au juste?
J’essaie de le lui faire comprendre d’un simple regard, par-dessus la tête penchée de Neko.
— Je veux changer d’image. Devenir une autre. Pour la première fois de ma vie d’adulte, j’ai découvert que j’avais des ongles. La semaine dernière, je me suis mis du vernis tous les matins ! Et maintenant, je dois faire quelque chose pour égayer un peu ma garde-robe coloniale. Et je pense qu’ici, j’aurai le choix.
Quand je me suis lancée dans mon explication, je n’avais aucune idée de ce que j’allais dire. Je ne savais même pas ce qu’on vendait au juste dans ce magasin. Jamais je ne me suis appliqué ce genre de produit sur le corps. Mais plus j’y pense et plus je me demande pourquoi je ne céderais pas à la tentation de faire des folies. Après tout, ma brillante idée de fond de teint m’a tout l’air d’un fiasco. Ce n’est pas demain que je serai débarrassée de mon look à la Martha Washington ! En revanche, je peux faire tout mon possible pour me donner un coup de jeune, surtout si je veux attirer de nouveau l’attention de Jason après le grand fiasco du « barbecue ».
— Alors, Neko, que suggérez-vous ?
— Des mojitos. Avec beaucoup de rhum.
— Je parle sérieusement !
Il me répond d’un air lugubre :
— Mais moi aussi.
— Je vous promets que nous ferons des mojitos. Mais vous devez d’abord m’aider à choisir mon maquillage.
Rien à faire. Je me souviens de mes séances de babysitting, quand j’avais douze ans. De mes tentatives désespérées pour amener un gamin de cinq ans mort de fatigue à s’intéresser à son dîner et à se coucher.
En plus, Melissa ne m’aide pas beaucoup. Elle vient de faire le tour du comptoir pour examiner la palette de couleurs des ombres à paupières et la retourne pour lire le prix sur l’étiquette. A sa façon de reposer brutalement le produit sur son présentoir, j’en déduis que cela ne doit pas être donné !
Bon, très bien. Je ne vais quand même pas perdre le reste de ma soirée à essayer de dérider toute la troupe.
— D'accord. Je vais juste acheter cet eye-liner, et après, on s'en va.
Je choisis le violet. C’est une de mes couleurs favorites, depuis longtemps d’ailleurs. Cela doit remonter à mes années Barbie…
— Vous n’allez quand même pas acheter ça !
Je crois que Neko n’aurait pas été plus scandalisé si je lui avais proposé de se mettre en tenue d’Adam et de se déhancher sous les spots chic du magasin. Une douzaine de têtes se tournent vers nous.
Je rougis. Juste un ton plus clair que l’objet du scandale.
— Euh… non. J’ai simplement dit que j’achèterais un produit de cette marque.
Neko me prend le crayon des mains et le remet soigneusement dans son étui.
— Il faut éviter la couleur prune, ça ferait ressortir le rouge de votre visage. Vous, il vous faut du vert, mais pas trop vert non plus, ça tirerait sur le jaune. Non, je prendrais du bleu-vert, comme les yeux de Roger…
Dire que j’ai cru un moment qu’on avait progressé ! Melissa en a manifestement ras le bol.
— Ecoute, je fonce au magasin pour préparer les mojitos. Rendez-vous là-bas quand tu en auras fini ici.
Je confirme d’un hochement de tête. Je n’ai pas totalement renoncé à remonter le moral de Neko. Je suis sûr que si j’arrive à lui faire oublier Roger ne serait-ce que cinq minutes – cinq minutes consécutives – je pourrai sauver le reste du week-end.
Je dis à Melissa :
— Vas-y. Et n’oublie pas de…
— D’ajouter du citron vert, je sais.
Je lui fais un petit signe de la main tandis qu’elle fonce vers la porte. Dès qu’elle se retrouve dans la rue, elle secoue la tête comme pour se débarrasser de toute trace de frivolité féminine… On dirait un jeune labrador retriever qui s’ébroue pour se débarrasser des gouttes de pluie!
Je souffle à Neko :
— OK pour le bleu-vert. Aidez-moi à trouver quelque chose.
— Ce n’est pas vraiment important.
— Très bien.
Je m’approche du comptoir Cargo.
— Je vais prendre le nuancier Casablanca. Mmm… Un gloss à lèvres caramel.
— Caramel!?
Le cri de protestation de Neko stoppe la caissière dans son élan. Neko s’empresse de me rejoindre et pose sa main sur la mienne.
— Si vous prenez le caramel, je vous préviens : vous aurez l’air d’un cadavre ambulant. Cela fera disparaître toute trace de couleur sur vos joues, comme si on vous avait décapée !
Je me mords les lèvres pour ne pas sourire tandis que Neko me guide dans l’allée.
— Voilà! Il vous faut quelque chose de plus rose. Un peu transparent, et surtout pas de paillettes.
Il bouge les mains avec la rapidité d’un donneur de cartes au blackjack. Avant même de comprendre ce qu’il m’arrive, je me retrouve avec un fond de teint, un blush, de la poudre compacte et de la poudre de riz. Il me passe deux tubes d’eye-liner et un tube de mascara. Sept rouges à lèvres – Neko m’assure qu’ils sont bien trop beaux pour laisser passer l’occasion – plus trois flacons différents de vernis à ongles.
Pour chaque catégorie de produit, Neko redevient l’homme que je connais (et que je n’aime pas particulièrement, d’ailleurs), celui dont je connais les réactions. Il critique certains produits avec virulence.
— Vous imaginez qui peut acheter ça ? Sûrement des femmes à peau d’éléphant et au teint de sorcière… une sorcière de trois cents ans ! Oh, désolé. Je ne parlais pas de vous.
Je me retiens de lui faire remarquer qu’il me reste quand même quelques années avant d’atteindre les trois siècles !
Mais Neko est lancé. Difficile de l’arrêter.
— De l’orange ? Qui peut bien acheter du rouge à lèvres orange ? Il n’y a pas une femme sur cette terre qui aurait bonne mine avec un rouge à lèvres orange!
Mais le pompon, c’est quand il examine l’échantillon de poudre pailletée pour le corps. D’un mouvement de poignet expert, il secoue la houppette contre sa boîte en carton joliment décorée, puis la passe sur ses clavicules pour y laisser juste ce qu’il faut de paillettes dorées.
— Superbe!
Bon, je crois que nous avons suffisamment fait de cosmétothérapie pour aujourd'hui !
— Ça suffit ! Je ne peux pas acheter tout ça…
— Pourquoi pas ?
— J’ai fixé ma limite à cinquante dollars. Je ne suis qu’une pauvre employée de bibliothèque, l’auriez-vous oublié ?
La Peabridge me paie peut-être mon loyer, mais je n’ai pas de magot en billets de cent dollars pour acheter tous les trésors de Neko.
— Il y a toujours des moyens de s’en sortir…
Il accompagne sa phrase d’un mouvement de sourcils comme s’il faisait allusion à des procédés totalement contraires à l’éthique. Ou au mieux, immoraux.
Je n’ose pas lui demander s’il pense à la fauche ou à vendre mon pauvre corps pitoyable pour se payer tous ces produits.
— David Montrose vous retransformerait en statue de chat en un clin d’œil s’il avait entendu votre suggestion.
A sa tête, je vois qu’il est sur le point de me jeter une réplique cinglante. Mais au moment où il s’apprête à lancer la première, il se ravise et se contente d’un haussement d’épaule.
— D’accord. Mais vous devez prendre l’eye-liner et le vernis à ongles. Celui que vous portez en ce moment fait des merveilles. Vous en avez besoin pour vous rappeler de ne pas vous ronger les ongles.
A l’entendre, j’ai le sentiment qu’il me prend pour un lapin, mais je décide de ne pas lui en vouloir.
— Je prendrai aussi le blush, mais j’achèterai un nouveau rouge à lèvres une autre fois. Pour l’instant, je m’en tiens à mon Pick-me-up Pink.
Il jette un regard triste sur les produits que nous laissons derrière nous.
— On ne peut pas prendre aussi le fond de teint ?
— Non.
— Et le Clean Slate ?
— Vous êtes incorrigible ! Ça me coûterait la moitié de mon budget. C'est non !
Il boude.
— Je ne peux pas être tenu pour responsable des dégâts si vous ne suivez pas mes conseils.
— Personne ne vous accuse d’être responsable de quoi que ce soit. Et il n’y aura pas de dégâts. N’oubliez pas que si je dépense tout mon argent ici, je ne pourrai plus me faire couper les cheveux.
— Vous allez vous faire couper les cheveux... ?
C'est comme si je lui avais dit que je lui offrais un poney pour son anniversaire… Il ferme les poings et me lance :
— C'est Roger qui va le faire, c’est ça ? Dites-le-moi ! Dites-moi que c’est lui qui va le faire. S'il vous plaît !
Je lui réponds en riant :
— Oui. Vous êtes content?
— Alors je vous pardonne de m’avoir fait croire que je pouvais avoir tout ça.
Il caresse doucement le mascara et lui dit au revoir dans un dernier soupir.
Nous payons une petite fortune pour mes trois nouveaux produits, et je laisse la vendeuse ranger mon butin dans un joli sac. Neko n’arrête pas de papoter sur les choix que nous avons faits, discutant des avantages considérables du bleu-vert sur le vert-bleu. Au moins, il a surmonté ses peines de cœur !
Melissa nous accueille à la porte de derrière de son magasin. Elle s’est déjà chargée de préparer les boissons, et elle est en train de siroter quelques gorgées dans son verre rempli de glaçons. Nous montons l’escalier derrière elle pour rejoindre le studio (c’est le nom qu’elle donne au confortable petit appartement situé au second étage de sa maison mitoyenne). Elle hausse le sourcil en écoutant le flot de commentaires de Neko sur les coussins, la table basse, le coin petit déjeuner et la couleur des murs. Elle m’interroge du regard, mais je réponds par un simple haussement d’épaules. Nous savons elle et moi qu’il vaut mieux ignorer le changement d’humeur de Neko, qui est passé de la dépression au chagrin d’amour puis à l’exaltation et à l’enthousiasme exacerbé d’un architecte d’intérieur.
Dès que nous sommes assis sur son canapé et la causeuse assortie, Melissa me questionne.
— Alors, Jane, quand aurai-je le droit de te voir faire un tour de magie ?
Je m’enfonce dans mes coussins en sirotant mon mojito.
— Pas ce soir. J’ai promis à David que je ne mélangerais pas l’alcool et la magie.
— Tu n’as bu qu’une gorgée…
Je regarde Neko, qui prend des grands airs mystérieux.
— Je ne dirai rien.
Il fait semblant de fermer ses lèvres avec une clé invisible.
— Eh bien, je ne sais pas. C'est que je n’y connais pas encore grand-chose. Je suis capable de rendre les gens fous de moi. Je peux aussi mettre le feu à ma cuisine… tout ça, je sais le faire.
— Je ne te demande pas des prouesses. Juste un petit tour.
Ne sachant que faire, je me tourne vers Neko.
— Que diriez-vous d’allumer cette bougie?
Il fait un geste vers l’énorme chandelier à trois branches que Melissa a posé au centre de sa table basse. Je sais qu’elle l’allume tous les soirs pendant quelques minutes, histoire de se calmer avant d’aller se coucher.
Je tente de cacher mon exaspération.
— Vous savez bien que je ne connais pas la formule pour allumer les bougies !
— Mais moi si, voyons. C'est mon job, ne l’oubliez pas !
Je lui tire la langue. Bien sûr que je le sais, mais j’ignore comment tout ça fonctionne. Il sourit et se rapproche de moi, pressant sa jambe contre la mienne pour me rassurer. Lorsqu’il reprend la parole, sa voix est douce, et il parle tout bas pour que Melissa ne puisse pas entendre ce qu’il me dit.
— Je vais vous donner la formule magique et vous la répéterez après moi. C'est une incantation au feu, un peu comme celle que vous avez prononcée jeudi. Vous vous souvenez du début ?
Je hoche la tête et je jette un coup d’œil vers Melissa pour voir si elle me prend pour une cinglée. Elle nous observe les yeux grands ouverts, totalement fascinée, mais elle n’a pas l’air prête à téléphoner aux hommes en blanc. Enfin, pas encore.
Je réponds à Neko :
— Je prends quatre longues inspirations, puis je me touche la tête, la gorge et le cœur.
— Parfait.
Tandis que je procède au rituel magique, il se rapproche encore de moi. Je sens venir la même vibration que l’autre jour, cette énergie frémissante qui s’est libérée dans l’eau, l’air et la terre.
Neko me souffle :
— Maintenant, pointez le doigt sur la première mèche…
Je m’exécute.
— … et répétez après moi :
Bougie légère, bougie brille!
Que ta mèche s’enflamme,
Et nous éclaire.
Ce n’est pas très compliqué. Je répète les mots après lui, mais je ne peux retenir un hoquet lorsque surgit une lumière dorée en haut de la première mèche. L'énergie qui vibre en moi descend d’un cran.
Neko me fait signe de continuer.
— Allez-y ! Vous pouvez vous charger des deux autres.
Il a raison, je le sens. Je répète donc la formule en pointant le doigt sur chaque mèche. Aussitôt des petites langues de feu apparaissent, dociles.
Dès que j’ai fini, je me sens étrangement calme de l’intérieur. Je sais que j’ai dépensé de l’énergie, mais je suis loin d’être épuisée. C'est un peu comme si j’avais réussi à faire le poirier toute seule. C'est la même sensation de plaisir, de désir comblé.
Je chuchote « Salamba Sirsasana » en me demandant comment j’ai pu me souvenir de ces mots…
Melissa finit par détourner les yeux du chandelier.
— Tu disais ?
— Rien. Je me suis juste souvenue d’autre chose.
— C'est incroyable !
Il est clair que Melissa n’a pas écouté ma réponse. Elle tend le cou pour examiner le chandelier, comme si elle me soupçonnait d’avoir fait un quelconque tour de passe-passe à l’aide de fumée et de miroirs. Lorsqu’elle lève la tête vers moi, je lis un soupçon de peur sur son visage.
— Et maintenant, que va-t-il se passer?
Je regarde Neko qui répond aussitôt :
— Maintenant, vous pourriez nous donner quelque chose à manger. Auriez-vous du thon, par hasard ?
Avant même que Melissa n’envisage d’aller fouiller dans sa cuisine, je donne la vraie réponse à sa question.
— Maintenant, nous attendons que David Montrose apparaisse. Il me passera un savon et me dira que je n’ai pas bien agi.
Mais je me trompe. David ne vient pas.
Lorsque je finis par renoncer à l’attendre, je vide le reste de mon mojito. Je suis juste un peu déçue... mais pas autant que Neko lorsqu’il découvre que les placards de Melissa ne contiennent aucune boîte de conserve de poisson.
Je me verse un second mojito en sachant parfaitement que je n’ai aucune envie de voir mon g
ardien lorsque je prononce de nouvelles formules magiques à l’heure des cocktails. Et pendant quelques minutes, j’arrive même à le croire.
18
Le lundi matin, lorsque j’arrive à la bibliothèque, Evelyn m’attend près de mon bureau.
— Juste une seconde, je mets la machine à café en marche.
— Ce que j’ai à vous dire est plus important.
Plus important que l’arôme subtil du café colombien grillé qui s’insinue dans le couloir ? Evelyn a toujours insisté pour que je commence ma journée en préparant le café, ce qui nous permet d’attirer les chercheurs qui se lèvent tôt. D’autant que si nous sommes prêts à servir le café dès l’ouverture des portes, il est probable qu’ils prendront une autre tasse avant la fin de leurs travaux de recherche.
Je range mon sac à main dans le tiroir de mon bureau que je ferme à clé. Et j’observe Evelyn. Les rides profondes au coin de ses lèvres font ressortir ses bajoues et son double menton. Je suis sûre que Neko pourrait lui conseiller un produit de beauté miracle, mais je n’ai pas le courage de lui suggérer cette solution.
L'estomac noué par l’appréhension, je demande :
— Tout va bien ?
— Venez dans mon bureau.
Mon Dieu ! Ça m’a l’air sérieux…
Je suis Evelyn dans son bureau vitré et je ferme la porte pendant qu’elle prend place dans son fauteuil. Elle porte un tailleur de tweed dans les tons vert et brun, à mailles lâches. Ces couleurs ne sont pas très jolies sur elle et la coupe est bien trop carrée. Encore un conseil avisé de Neko que j’éviterai une fois encore de partager avec Evelyn.
Elle fait un signe de tête vers une des chaises visiteurs. Je m’assieds, mais sans caler mon dos contre le dossier. Quelque chose me dit de ne pas m’installer trop confortablement.
Je finis par demander :
— Que se passe-t-il ?
— Samedi soir, quelque chose a attiré mon attention, et j’ai passé toute la journée d’hier à chercher la meilleure façon d’aborder le sujet avec vous.
Samedi soir. Elle devait traîner du côté de Cake Walk, et elle a dû lever la tête au moment où j’allumais les bougies dans l’appartement de Melissa sans l’aide d’une allumette ni d’un Zippo. Ou alors elle m’a surprise avec Neko en train de me balader chez Sephora. S'est-elle arrêtée au cottage pendant que j’étais absente? Oh, mon Dieu! Et si jamais elle était tombée sur ma collection de grimoires ?