by KLASKY
C'est sûrement ça. Elle a découvert ma caverne d’Ali Baba, mes livres de sorcellerie. Elle a découvert mon trésor de cuir et de parchemin, et elle a vu que tout était en désordre ! Même si elle ne m’en veut pas de n’avoir pas dit un mot sur cette collection, elle doit m’en vouloir de n’avoir rien fait pour conserver ces volumes rares en bon état.
Du plus profond de moi, j’ai une envie folle de tout lui expliquer. De lui parler de mes expériences de sorcellerie et de lui dire que je comprends la responsabilité qui m’incombait. Je voudrais lui dire que je n’abîmerai jamais ces livres, que je me proposais justement de les remettre en ordre du mieux que je peux, et que je n’utilise mes pouvoirs que pour faire le bien, jamais le mal.
Après tout, mettre le feu à ma cuisine a plutôt été un bien, non ?
Le feu dans ma cuisine. Oh non ! Est-ce à cause de ça qu’elle m’en veut ? M’a-t-elle entendue inviter Jason à dîner ? Ou bien est-ce lui qui s’est plaint auprès de ma patronne?
— Evelyn, je vais vous expliquer.
Je vais lui dire qu’il est mon Petit Ami Virtuel depuis presque un an. Je l’ai observé chaque fois qu’il vient à la bibliothèque, c’est-à-dire tous les jours. Je connais ses habitudes, sa façon d’écrire, je connais tout de lui. Et je suis convaincue que lui et moi sommes faits l’un pour l’autre. Il faut juste qu’il en prenne conscience et qu’il me demande de sortir avec lui.
Evelyn s’exclame :
— Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’étais gênée.
Décidément, elle devrait penser à se faire faire une bonne coupe de cheveux. Ses cheveux lui arrivent juste au niveau de la mâchoire, et cette longueur n’est vraiment pas flatteuse. Et puis, elle pourrait penser à se faire une couleur, ce serait quand même autre chose ! Le gris souris… ça n’a rien d’attirant.
Attendez! Evelyn a bien dit qu’elle était gênée ? Qu’est-ce que Jason a bien pu lui dire pour qu’elle soit gênée à ce point? C'est moi qui devrais être morte de honte. Que lui a-t-il dit ?
— Quoi que Jason ait pu vous dire, je peux vous expliquer. Evelyn, laissez-moi vous raconter toute l’histoire.
Elle pince les lèvres.
— Jason ?
J’aurais peut-être dû dire le Pr Templeton ?
— Vous voulez dire Justin ? Vous ne vous souvenez même pas du nom de cet homme…
Justin. Justin... ? Mais je n’ai invité aucun Justin à dîner ! Et je n’ai pas mis le feu à mon four pour un quelconque Justin. J’entends déjà la voix railleuse de Neko me chuchoter : Il a mis le feu à votre four ? C'est votre façon de dire les choses, aujourd' hui ?
Je lutte contre le sourire qui s’insinue au coin de mes lèvres, mais j’ai beaucoup de mal. Si Evelyn est en colère contre un certain Justin, cela signifie que « mon » Jason ne lui a rien dit. Il ne s’est pas plaint à ma patronne, il ne lui a pas confié que la bibliothécaire pyromane qui vit sur les terres de Peabridge a essayé de jeter un sort devant lui. Et qu’en plus, ça a marché ! Ce qui, du point de vue d’Evelyn, pourrait être pire encore.
— Je suis désolée. Mais de quel Justin parlez-vous ?
— Mais… de Justin Cartmoor, voyons !
Je dois avoir l’œil bovin car elle pousse un soupir à fendre l’âme.
— Vous connaissez bien Justin Cartmoor ? Le directeur du Comité de subvention de la bibliothèque.
Mais bien sûr…
Je lui réponds sans même prendre la peine de formuler ma pensée sous forme de question.
— Il vous a dit que je cherchais à collecter des fonds, c’est ça ?
— Il croyait que j’étais au courant. Il m’a dit qu’il était absolument désolé, que s’il avait su plus tôt que nous étions intéressées, il aurait pu faire quelque chose. Naturellement, j’ignorais totalement de quoi il parlait. Alors j’ai fait l’idiote pour essayer de glaner quelques informations sur ce que j’étais censée avoir fait…
— Je suis confuse, vraiment.
C'est bien vrai.
— Evelyn, c'est juste une idée qui m'a traversé l'esprit. J'ai pensé que si je pouvais collecter des fonds, nous n’aurions plus à porter ces costumes. Nous ne serions pas non plus obligées de transformer la bibliothèque en Starbucks juste pour assurer son fonctionnement une année de plus.
— Jane, je suis terriblement gênée. Apparemment, je suis dans l’ignorance totale de ce que font mes employés. Je ne suis pas du tout au courant de notre travail au quotidien, et pire encore, j’oublie que je ne suis qu’une vieille… une vieille bonne femme !
Ses yeux commencent à s’emplir de larmes et sa voix se voile un peu. Mon estomac se noue, mais je réussis à me reprendre. Je n’ai jamais eu l’intention de faire du mal à qui que ce soit. Je croyais vraiment bien faire, aider Evelyn et la Peabridge… en me rendant service à moi-même au passage.
— Vous êtes loin d’être une vieille bonne femme ! Tout le monde vous dirait que ça n’a pas de sens !
Les mots sont sortis de ma bouche avec un peu plus de véhémence que je ne l’aurais voulu, mais ils ont au moins le mérite de faire sourire Evelyn. Je prends ça pour un bon signe, et je poursuis.
— J’ai envoyé ces courriers sans réfléchir, sur un coup de tête. Cela ne m’a pris qu’une matinée.
Attention, ça risque de nuire à mon image… on dirait que je bâcle mon boulot. Oh, et puis zut ! Quand le vin est tiré, il faut le boire.
— Vous dites des courriers ?
Evelyn insiste sur le pluriel.
Je confirme, soudain sur mes gardes. Mais je sais que j’ai besoin de tout avouer.
— Treize!
Elle regarde par la fenêtre de son bureau comme si elle s’attendait à ce que l’inspecteur général des demandes de subvention l’attende dehors, avec un attaché-case noir et un costume tristounet, prêt à intervenir.
— Je n’ai choisi que les pistes les plus intéressantes, pour les collections d’histoire et les originaux, comme nous en avons ici. Mais il y a des tas d’autres possibilités que je peux creuser… plus tard.
Je me dépêche de finir ma phrase, car je viens de comprendre qu’il n’y aura sans doute pas de « plus tard ».
Evelyne secoue la tête en scandant mon prénom. Mais quand elle se décide enfin à me regarder, son visage s’est détendu. Je crois même déceler l’ombre d’un sourire sous ses joues poudrées.
— Jane, vous êtes une excellente bibliothécaire. Vous avez vraiment du flair lorsqu’il s’agit de recherches, et je suis souvent impressionnée par le nombre de détails cachés que vous parvenez à dénicher dans notre collection. Vous présentez bien, vous avez bon caractère, et vous savez ce que signifie le service client.
En d’autres occasions, je me sentirais fière de ces compliments. Seulement voilà, je sais qu’un énorme « mais » ne va pas tarder à suivre…
— Mais…
Qu’est-ce que je vous disais ?
— ... vous n'êtes pas payée pour collecter des fonds, vous n’avez pas une formation de Chargée de développement. Certains membres de notre Conseil d’administration sont spécialisés dans cette branche. Ce sont des gens qui ont pris leur retraite après une brillante carrière et qui travaillent avec quelques-unes des plus grandes associations à but non lucratif de notre pays.
Elle se cale dans son fauteuil.
— La Fondation de la bibliothèque est l’une d’elles. Pour leur faire des demandes de dons, il faudra joindre le bilan complet de nos finances, ainsi que des tas de graphiques, de courbes et de tableaux sur nos besoins passés, présents et futurs. Avant de leur demander de l’argent, nous devons nous assurer d’avoir bien mis les points sur les i, sans rien oublier. En d’autres termes, tout doit être minutieusement préparé, jusque dans les moindres détails. C'est un boulot monstrueux, dont aucun de nous ne pourrait venir à bout seul. Et de toute façon, la Peabridge est probablement sous écran radar.
J’ai la sensation d’avoir rétréci à la taille d’un elfe. Non, plus petite encore. D’une fée. Ou d’un mou
cheron.
Où avais-je la tête ? J’ai rencontré un homme dans la rue, j’ai découvert qu’il avait l’intention de faire une donation – à une compagnie de théâtre – et j’ai cru que des milliers de dollars étaient là, à m’attendre…
— Je suis désolée.
Je suis surprise d’entendre des larmes percer dans ma voix.
— Je voulais juste aider la bibliothèque. Je voulais vous faire une surprise, je pensais que vous seriez contente.
— Mais je suis contente, Jane. Je suis heureuse de voir que la bibliothèque est si importante à vos yeux. Et je suis heureuse que nous nous comprenions de mieux en mieux. Nous attendrons quelques années, le temps de bien maîtriser la gestion de notre collection. Dès que la situation s’améliorera, nous pourrons faire la chasse aux gros poissons. D’accord?
Pas tout à fait. J’ai envie de lui demander comment nous allons gérer toute notre collection sans nouveaux financements, sans renforcer notre équipe par une spécialiste confirmée en catalogage. Mais Evelyn connaît la situation mieux que moi. Ce n’est pas à elle que je vais apprendre ce qu’elle sait déjà.
Je hoche la tête.
— D’accord.
— Merci.
Je repousse ma chaise et je me dirige vers la porte. Au moment où mes doigts effleurent la poignée, Evelyn me lance :
— Oh, encore une chose…
Je me fige sur place et je me retourne.
— Justin a été très impressionné par votre tentative. Il dit que vous êtes vraiment passionnée par votre travail, que l’on sent que vous êtes une bibliothécaire dans l’âme. Il a particulièrement apprécié la citation sur les livres de Prospero, et le lien que vous avez fait avec la magie du savoir.
Bon. Voilà qui va m’aider à aborder une nouvelle semaine de travail. Mais le fait de mettre en route la machine à café ne m’enthousiasme plus autant.
J’ai fini de moudre le premier paquet de grains de café lorsque Harold pousse la porte de la bibliothèque. Super ! C'est la cerise sur le gâteau, en ce lundi matin.
— Avez-vous passé un bon week-end ? Vous l’avez bien mérité.
Pauvre type. Je plonge mon regard dans ses yeux, et j’y vois la confiance et la loyauté d’un basset.
— Oui, Harold. Excellent. J’ai aidé ma grand-mère à préparer une petite fête vendredi soir et j’ai passé le plus clair du week-end à traîner avec des amis. Et vous ?
— Oh, ma mère avait besoin de quelqu’un pour l’emmener à son club de bridge.
C'est vrai, j’avais oublié qu’Harold habite chez sa mère.
— J’ai emporté un bouquin pour passer le temps au lieu de rentrer chez nous. Toutes ces dames étaient vraiment très gentilles, elles m’ont offert quelques gourmandises, mais leurs biscuits n’étaient pas fameux. Vous voyez de quoi je parle ? Les biscuits rose et vert de la Watergate Bakery…
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. Je suis récompensée par le premier sourire innocent et serein que j’aie vu sur le visage d’Harold depuis un bon bout de temps.
— Oui, je vois ce que c’est. Ma grand-mère les adore.
J’ajoute le café fraîchement moulu dans le filtre en papier et je mets la machine en route. Harold prend son café noir, même s’il lui arrive de s’offrir un des sachets de sucre à l’autre bout du comptoir.
Je demande :
— Quel livre lisez-vous, en ce moment ?
— Oh, rien d’intéressant.
Je souris, amusée par son air de chien battu.
— Dites toujours ! Je m’intéresse à des tas de choses.
Il rougit. Serait-il en train de lire le journal intime érotique d’une grande dame de l’époque victorienne plongée dans le désespoir ? Il regarde furtivement à gauche et à droite avant de me répondre.
— C'est Linux pour les Nuls.
Il a l’air si inquiet que j’ai envie de lui certifier que le côté Nuls est une blague, et qu’on n’est pas obligé d’être bête pour avoir envie d’apprendre. Surtout en ce qui concerne Linux. Personnellement, je n’ai qu’une vague idée de ce qu’est Linux, un genre de langage informatique considéré comme le nec plus ultra par tous les allumés des ordinateurs.
— Vous faites de la programmation informatique, Harold ?
Je n’aurais jamais cru qu’on puisse rougir autant. Son embarras risque de mettre le feu aux mèches de cheveux soigneusement plaquées sur son crâne d'œuf !
— Pas encore. Mais j’aimerais bien.
Je me souviens du jour où il a réparé mon ordi qui était atteint du syndrome de « l’écran bleu de la mort ».
— Je suis certaine que vous pouvez le faire. Surtout si vous n’hésitez pas à passer vos week-ends à lire sur le sujet.
— Donc, vous ne trouvez pas ça stupide? Je veux dire, pour moi ? Vous comprenez, je ne suis jamais allé à l’université, comme vous.
Il baisse les yeux, soudain paralysé par une crise de timidité aiguë.
Ah ! Qu’est-ce qui m’a pris de prononcer cette formule magique ? Bien sûr que je suis allée à la fac, mais comme beaucoup de femmes, y compris ici. Evelyn y est allée, et aussi Marie, notre stagiaire du service courrier. Harold me met sur un piédestal, et je n’ai aucun droit de prétendre à ce régime de faveur. Oh, et puis zut ! Et si j’utilisais mes pouvoirs pour faire le bien ?
— S'il y a un domaine où vous pouvez réussir sans passer par l’université, c’est bien l’informatique. Prenez Bill Gates… il n’a jamais décroché de diplôme.
D’accord, je suis peut-être un peu trop optimiste. Combien de milliardaires ont abandonné leurs études à Harvard ? Il vaudrait peut-être mieux nuancer mon propos.
— Essayez de vous informer sur les collèges techniques du coin. Ou contactez un de ces centres universitaires qui délivrent un diplôme d’éducation supérieure au bout de deux ans. Cela pourrait vous ouvrir des portes dans les domaines qui vous intéressent.
— Un diplôme d’enseignement supérieur…
Il répète ces mots comme s’il s’agissait d’un mantra. Je ferais bien de faire très attention à ce que je dis, ou il va se mettre à remplir des formulaires de candidature là, devant moi. J’entends un bref signal sonore m’indiquant que le café est passé. Je m’empresse de lui en servir une tasse, prête à l’envoyer se faire voir ailleurs.
Il me dit d’un ton grave :
— Merci. Vous faites le meilleur café que j’aie jamais goûté.
— C'est très gentil de votre part.
Voilà que je fais le meilleur café, maintenant! Franchement, il n’a même pas encore trempé ses lèvres dans sa tasse… Et je n’ai fait que moudre les grains, mettre le café moulu dans le filtre et laisser la machine s’occuper du reste. Mais c’est quand même gentil de sa part.
Je fais un geste vers le bureau d’Evelyn.
— Bien ! Je ferais mieux de retourner travailler. Je ne voudrais pas qu’elle pense que je me tourne les pouces.
— Qui pourrait penser ça de vous ?
Il a l’air abasourdi. Voilà donc ce que c’est que d’avoir un prince charmant doublé d’un redresseur de torts, prêt à venir à la rescousse ! Le pauvre… Il prend son café et se dirige d’un pas traînant vers la porte d’entrée.
Avant que j’aie le temps de retourner à mon bureau, un autre client s’approche du comptoir. Je reconnais l’ami de l’oncle George, celui du club d’opéra.
— Monsieur Potter !
Il me salue d’un coup de chapeau invisible.
— Bonjour ! Comment va notre grande spécialiste de la collecte de fonds de Peabridge ?
Je m’efforce de ne pas faire de grimace.
— Pas très fort, monsieur Potter.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je lui donne la version expurgée de l’histoire, en lui expliquant que le financement ne pourra pas se faire cette année, mais que nous avons bon espoir pour l’avenir. Puis je lui demande s’il désire un café.
— Avec plaisir, ma chère. Je veux bien un petit
café moka.
— Un peu de crème fouettée ?
— Que serait un moka sans crème fouettée?
J’éclate de rire. Il a raison… Je me mets aussitôt à lui préparer le mélange chocolat/café. M. Potter en profite pour jeter un coup d’œil autour de lui.
— C'est un bien bel immeuble que vous avez là. Vraiment.
— Il y a près de cinquante ans, c’était encore un immeuble d’habitation. Les architectes ont fait un travail fabuleux pour laisser entrer la lumière.
— Ma Lucinda aurait adoré cet endroit. Elle me disait toujours que le contact des livres lui remontait le moral.
Je souris.
— Je comprends ce qu’elle voulait dire. Et… comment va son chien ?
— Oh, Beijing va très bien.
Je lui sers son moka, et il y trempe à peine les lèvres, comptant sur la dose généreuse de crème fouettée pour l’empêcher de se brûler.
— Ah… C'est le meilleur moka que j’aie jamais bu.
— A votre service !
— Je ne me serais jamais attendu à trouver un coin café dans une bibliothèque.
— C'est que nous essayons de compenser le manque de budget du mieux que nous le pouvons.
— Combien le café peut-il vous rapporter? Je serais curieux de le savoir.
— Vous seriez surpris. Et puis nos besoins d’argent sont relativement modestes. Il nous suffirait d’obtenir un millier de dollars par-ci, un millier de dollars par-là, et nous pourrions commencer le travail de catalogage de nos livres de recettes coloniales.
Un sourire plisse le coin des yeux de M. Potter.
— Si je comprends bien, je ferais mieux de faire un saut ici plus souvent pour boire un moka.
— Avec plaisir. N’hésitez pas.
Et le voilà parti. Il va retrouver sa petite vie tristounette de veuf en compagnie de Beijing.
Bon, revenons à nos moutons. Je prends bien soin d’essuyer les traces de lait sur la machine. Quand je lève la tête, j’ai la surprise de trouver Jason Templeton au comptoir.