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City Girl

Page 30

by Sarah Mlynowski


  Il loue un deux-pièces sur Charles Avenue. Je reconnais le canapé gris et les étagères en pin. Il y a des cartons un peu partout.

  — Je ne suis là que depuis deux jours, explique-t-il en m’aidant à enlever ma veste.

  Il garde la main sur mes épaules. Puis il me caresse la joue. Et il m’embrasse.

  Et il continue de m’embrasser.

  — On étrenne la chambre ? murmure-t-il d’une voix rauque sur la nature de laquelle aucune héroïne de Cupidon ne se méprendrait.

  Hum… Faut voir. En ai-je envie ?

  Sa main descend le long de mon dos. Comme dans les meilleures pages de la littérature sentimentale féminine post-moderne, je frémis de plaisir sous la caresse de mon amant, tout en sentant monter en moi une irrésistible vague de volupté. Je laisse échapper un doux gémissement, il répond à mon appel en resserrant son étreinte, nos bassins ondulent l’un contre l’autre en une danse lascive.

  Bref, tout se déroule selon la procédure habituelle. Puis mon héros pousse sa tendre exploration jusqu’à la ceinture de mon jean, et là s’arrête toute ressemblance avec des personnages ou situations existant ou ayant existé chez Cupidon. Je porte encore mon collant d’hier qui me boudine le ventre et qui est filé au genou droit. Une modification du programme s’impose.

  — Heu… je peux prendre une douche d’abord ?

  — Bien sûr. Je vais te chercher une serviette propre.

  Il me guide jusqu’à la salle de bains, où je m’enferme à triple tour. Au-dessus du lavabo, j’avise l’armoire à glace. J’ouvre la porte, très doucement pour ne pas faire de bruit. Les rayonnages sont vides, à l’exception d’une boîte blanche en plastique. C'est là qu’il range ses capotes ? Il a déjà fait l’amour dans la douche ?

  Je n’ai pas envie de coucher avec lui s’il a déjà quelqu’un d’autre à Boston. Combien y a-t-il de préservatifs dans une boîte standard ? Dix ? Douze ? Ou pourquoi pas vingt ou trente, un pour chaque jour du mois ? Quelle est la stratégie marketing en matière d’emballages de préservatifs ?

  Allez, j’ouvre la boîte. S'il manque un seul préservatif, je m’en vais.

  La boîte est remplie à ras bord. De pastilles pour la gorge.

  Vaguement coupable, je referme l’armoire et ouvre le robinet de la douche. Mmm… bien chaude, l’eau. Comme ça. Tiens, il a du Dove ? C'est une fille qui lui a offert ? Ou pire, qui l’a oublié là ? En deux jours, il n’a pas eu le temps de rencontrer un fille qui lui offre du Dove !

  Si ?

  Je nage en pleine paranoïa.

  Mais si je lui ai tant manqué, pourquoi avoir attendu deux jours pour venir me voir ? M’a-t-il vue ? M’a-t-il vue seule au bar ? M’a-t-il vu partir avec Andrew ? C'est ça, il m’a vue avec Andrew et il a eu peur de me perdre. Il m’aime. M’aime-t-il ? M’aimera-t-il encore quand il n’aura plus peur de me perdre ?

  Je ne nage plus, je coule.

  Je ne veux pas passer ma vie à compter des capotes en douce. Même si je n’arrive pas à nouer une relation avec un autre que lui.

  C'est Bev qui avait raison : j’ai besoin d’une bonne psychothérapie. Je n’ai pas de psy sous la main, mais je peux commencer par une bonne mise au point avec Jeremy. J’arrête l’eau, me drape dans la serviette et sors de la douche. La salle de bains est toute embuée. Mon esprit aussi.

  — Jeremy ?

  — Oui ?

  — Est-ce que tu m’aimes ?

  Il fait une drôle de tête. C'est la vapeur qui le dérange, ou c’est ma question ?

  — Je… comment veux-tu que je réponde à une question pareille ? Je ne suis là que depuis deux jours.

  Mauvaise réponse.

  — On se connaît depuis trois ans. Si tu ne le sais pas aujourd’hui, tu ne le sauras jamais.

  — Et toi ?

  — Moi ? Je rentre chez moi.

  Il ne réagit pas. Il quitte la salle de bains. Je me rhabille et je pars. Il n’essaie pas de me rattraper. Sur le chemin, je prends une grande décision : dès que je suis à la maison, je téléphone pour bloquer ma Visa.

  La sagesse, c’est parfois de savoir renoncer à ce qu’on a perdu.

  18

  Le Millionnaire se démasque

  En arrivant à la maison, je trouve Sam et Iris sur le canapé, devant Urgences.

  — Salut ! disent-elles d’une seule voix.

  — Salut. Pas d’appel pour moi ?

  — Si, répond Iris. Andrew.

  Mon cœur s’arrête de battre un instant, avant de repartir dans un hoquet douloureux.

  — Qu’est-ce qu’il a dit ?

  — Sais pas. Il était pressé de raccrocher.

  S'il était pressé de raccrocher, pourquoi a-t-il appelé ? Que lui a dit Iris exactement ?

  — Il n’avait pas l’air très content d’apprendre que tu étais partie avec Jeremy.

  — Tu ne lui as pas dit que j’étais partie avec Jeremy ?

  — Parce que c’est un secret ? Je ne suis pas télépathe. Et estime-toi heureuse que j’aie répondu, je t’ai prévenue que je ne prenais pas les messages.

  A quoi sert d’être sœurs, si elle ne sent pas ces choses-là ? Et d’abord, comment se fait-il qu’elle ait appris que je partais avec Jeremy ? Je la croyais occupée à bouder dans ma chambre !

  — Parce qu’après t’avoir entendue crier que tu sortais, je suis allée dans la cuisine chercher à manger et comme le frigo était vide, j’ai voulu téléphoner pour me faire livrer une pizza. Mais le combiné était déjà décroché, avec Wendy au bout du fil.

  Meeeeeerde. Wendy !

  — Tu l’avais oubliée, Jackie. Pas très sympa de ta part. Bref, elle est tout à fait de mon avis : elle désapprouve ton comportement vis-à-vis de Jeremy. Au fait, tu savais qu’elle partait pour Londres ?

  En général, je suis une fille plutôt pacifique. Mais va savoir pourquoi, une subite envie me vient d’étrangler Iris. Elle est à Boston depuis quelques heures seulement et ma vie est déjà un cauchemar éveillé. Il faut que j’appelle Janie pour qu’elle vienne la récupérer. Mais d’abord, il faut que j’appelle Andrew de toute urgence. Je me rue dans ma chambre et je m’enferme.

  Flûte ! je tombe sur le répondeur d’Andrew. Une heure plus tard, nouvelle tentative. Encore cette fichue machine. Je laisse un second message.

  Il ne rappelle pas.

  Le lendemain matin, toujours pas de nouvelles d’Andrew. La situation est grave (à l’inverse de l’urgence qui, elle, est aiguë. Ne cherchez pas, ce n’est pas une question d’accent.) Je décide de réunir une conférence au sommet composée de moi-même.

  Récapitulons. Iris a dit à Andrew que j’étais partie avec Jeremy, mais je ne veux plus voir celui-ci, même s’il a rompu avec Crystal. C'est Andrew que je veux, et tant pis s’il sort encore avec Jessica. D’après Sam et Nat, ça n’aurait jamais tenu entre eux de toute façon. Quant à Marc et Ben, ils n’ont exprimé aucune idée sur la question mais je les cite pour le plaisir d’ajouter des prénoms à mon résumé façon Dallas.

  A présent, ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi Andrew ne m’a toujours pas rappelée. Je parie qu’il filtre les appels. Il n’oserait pas ? J’emprunte le portable de Sam et compose le numéro d’Andrew (facile, il est déjà programmé : c’est le même que celui de Ben).

  Il a osé. Dès la première sonnerie, il décroche.

  — Allô ?

  — C'est Jackie.

  Un soupir contrarié me répond. Je vais droit au but :

  — Il ne s’est rien passé avec Jeremy.

  — C'est ton problème, pas le mien.

  Ah oui ?

  — Ça doit être un peu le tien aussi, ou tu ne serais pas aussi furieux.

  — Je ne suis pas furieux, je suis déçu. Tu es pathétique.

  — Et pourquoi donc ?

  — Parce que tu as beau prétendre que tu ne l’aimes plus, tu arrives en courant dès qu’il te siffle.

  — C'est inexact. Je n’ai pas couru. Et il ne sait pas siffler.

  Que répondre de plus ? Mê
me moi, je ne suis pas convaincue par mes mensonges.

  — Ne te fatigue pas, ta sœur m’a tout raconté.

  — Bon, et ensuite ? Je lui ai juste donné une chance de s’expliquer. Et je te répète qu’il ne s’est rien passé.

  — Il ne s’est encore rien passé, rectifie Andrew d’une voix acide. Dix contre un que vous serez réconciliés avant la Saint-Valentin.

  Cent contre un que tu ne réagirais pas autrement si tu étais jaloux, Andrew.

  — Puisque je te dis que tout est terminé entre lui et…

  Andrew n’entend pas la fin de ma phrase. Il a déjà raccroché. Je rouvre la porte de ma chambre.

  — Iris ? J’ai deux mots à te dire.

  Le lendemain matin, je suis réveillée par la sonnerie du téléphone. Décidément, ça devient une habitude. Quand je dis je, c’est en fait nous — « nous » étant composé d’Iris (étendue en travers du lit les bras en croix) et de moi-même (recroquevillée dans un angle, sans oreiller ni couverture). Comment une fille aussi menue que ma sœur peut-elle occuper tant d’espace ?

  — Grhywbrzjk ?

  C'est peut-être Andrew.

  C'est peut-être Andrew, désolé de ses accusations d’hier soir.

  C'est peut-être Andrew, désolé de ses accusations d’hier soir et impatient de se racheter en m’invitant ce soir au restaurant.

  — Jacqueline, c’est toi ?

  Ce n’est pas Andrew.

  C'est Janie.

  C'est Janie, au bord de l’hystérie.

  Pourquoi Janie est-elle au bord de l’hystérie ?

  — Iris a disparu ! s’exclame-t-elle d’une voix étranglée par l’angoisse. Je rentre juste de Phœnix. Le courrier d’hier est toujours devant la porte et la maison est sens dessus-dessous. Je suis sûre qu’on m’a kidnappé ma petite fille chérie !

  Ça y est, je suis réveillée.

  — Cool, elle est là.

  — Elle est à Boston ? Qu’est-ce qu’elle fiche à Boston, cette écervelée ?

  — Je crois qu’elle n’était pas très emballée par ton projet d’émigration.

  — Pourquoi ne m’as-tu pas appelée pour me rassurer ?

  — J’ai appelé à la maison, mais tu n’étais pas là. Et Iris a oublié de brancher le répondeur avant de partir.

  — Tu vas me la renvoyer immédiatement.

  En recommandé ou en tarif lent ? Je sens la colère monter en moi. Que s’imagine Janie ? Qu’Iris est un colis que je vais lui expédier sans état d’âme ? Je me tourne vers ma sœur :

  — Quand est ton vol de retour ?

  — J’ai pris un aller simple.

  — Elle a pris un aller simple.

  — Passe-la-moi immédiatement !

  Je tends le combiné à Iris.

  — Elle veut te parler.

  — Moi pas.

  — Allez, parle-lui.

  — Non.

  — Prends ce combiné, Iris ! glapit Janie dans l’appareil.

  Mais Iris secoue la tête d’un air buté. M’est avis qu’elle ne se laissera pas convaincre comme ça.

  — Elle est sous la douche.

  — Oh toi ! ne mens pas !

  — Ecoute, elle est très en colère contre toi. Elle ne veut pas aller en Arizona.

  — Mais elle n’y est jamais allée !

  — Justement.

  — C'est un pays magnifique ! s’impatiente Janie. Je sais bien qu’il y fait chaud, mais c’est une…

  — Elle se fout de la chaleur sèche, Janie. Elle a seize ans, et elle en est déjà à son sixième ou septième déménagement. Je crois qu’elle aimerait un peu de stabilité.

  — Traite-moi tout de suite d’instable !

  — Je dis seulement qu’il n’est pas forcément idéal de lui faire quitter le lycée en milieu d’année.

  — Le mois de janvier n’est pas le milieu de l’année, que je sache. De toute façon, il faut encore vendre la maison et en trouver une sur place. Bernie partira en éclaireur et nous le rejoindrons, Iris et moi, pendant les grandes vacances.

  — Je ne rejoindrai personne nulle part, pleurniche Iris. Je suis à Boston, j’y reste.

  — Je l’entends ! Elle n’est pas sous la douche !

  Je fais taire Iris d’un regard noir et je poursuis ma négociation.

  — Si je comprends bien, tu la laisses finir tranquillement son année scolaire ?

  — Mais bien entendu !

  Je me tourne de nouveau vers Iris, en proie à une vague sensation de m’être laissé manipuler.

  — On va trouver une solution. Mais je t’en prie, arrête de pleurer.

  Elle m’arrache le téléphone des mains.

  — Je te hais ! A cause de toi je vais passer l’été toute seule dans une ville où je ne connais personne ! Et toute l’année scolaire aussi ! Je ne veux plus déménager ! J’en ai assez de déménager ! Je veux rester avec Jackie ! Elle, au moins, elle m’aime ! Elle, au moins, elle se soucie de moi !

  Et elle raccroche avec violence.

  Hum. Voilà une jeune femme qui d’ici quelques années fera la fortune de son psychothérapeute.

  Puis, non sans un pressentiment désagréable, je la vois se tourner vers moi, l’œil humide et la lèvre tremblante.

  — Dis-moi que je peux rester vivre avec toi ? Hein, dis ?

  Elle me fend le cœur. Vraiment. Mais que puis-je faire pour elle ?

  — Je ne peux pas m’occuper de toi, Iris.

  — J’ai seize ans, je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi. Et de toute façon Sam s’en va, il te faudra bien une autre colocataire, tu as horreur d’être seule.

  — Mais enfin qu’est-ce que tu t’imagines ? Qu’on me prête cet appartement ? Je t’ai déjà expliqué que je n’ai pas les moyens de payer seule le loyer.

  — Et si je laissais tomber le lycée pour travailler ?

  — Parce que tu t’imagines que je vais te demander de lâcher tes études pour trouver un job mal payé ? Tu as d’autres idées géniales comme celle-ci ?

  Mais au lieu de répondre, elle se jette sur mon oreiller et fond en larmes.

  — Ecoute, j’ai une idée.

  Une très mauvaise idée. Pourquoi faut-il que je sois si faible ?

  — Et si tu venais passer l’été ici à Boston avec moi ? Tu accepterais de partir ensuite en Arizona ?

  Passer l’été avec Iris ? C'est bien moi qui viens de faire cette proposition idiote ? C'est du suicide ! J’aurais mieux fait d’avaler une boîte de somnifères : le résultat aurait été le même, en moins douloureux. Un jour, Janie a dit qu’Iris était si pénible que si elle avait été l’aînée, elle serait restée enfant unique. A la fin de l’été, je soupçonne qu’Iris sera effectivement devenue enfant unique.

  Iris s’est arrêtée de pleurer. Elle s’assied en ouvrant de grands yeux ravis.

  — Tu me laisserais passer l’été ici avec toi ?

  — A condition que tu paies ta part de loyer. Et ta nourriture. Il faudra que tu travailles. Et je te préviens, tu auras un couvre-feu.

  Elle croise les bras d’un air grognon.

  — Comment ça, un couvre-feu ? Je n’en ai pas à la maison !

  — Eh bien ici tu en auras un. Tu appliques mes règles ou je te mets dans le premier avion direction Phœnix.

  — Mais tu es sérieuse ? Tu me laisserais vivre ici avec toi ?

  — Pour l’été seulement.

  Je rappelle Janie pour lui faire connaître le résultat des négociations.

  — Tu n’es même pas capable de t’occuper d’une tortue. Comment pourras-tu t’occuper d’une péronnelle de seize ans ?

  — J’avais dix ans et ce n’est pas ma faute si Billy Jean s’est échappée.

  — Je me demande si c’est une bonne idée.

  — Au contraire ! Ce serait une occasion pour Iris et moi de passer du temps ensemble. Allez, dis oui.

  — Je ne sais pas… Il faut que j’en parle avec son père. Après tout, pourquoi pas ? Je pourrais m’occuper tranquillement du déménagement.


  L'horizon s’éclaircit. Iris viendra s’installer ici dès la fin de son année scolaire, ce qui me laisse jusqu’à fin août pour trouver la colocataire idéale. Ou le fiancé idéal. Tiens, pourquoi pas Andrew ? Il pourrait s’installer début septembre.

  Deux jours plus tard, après avoir déposé à l’aéroport une Iris réconciliée avec ses géniteurs, je fonce chez Andrew. Ce n’est pas parce qu’il refuse de me parler au téléphone qu’il me fermera sa porte, tout de même ? Il a intérêt à être chez lui. Je n’ai pas envie de faire tout le trajet jusqu’à Cambridge pour apprendre qu’il est parti.

  Je gare la voiture et sonne à la porte. C'est lui qui vient m’ouvrir, mais il a au fond des yeux un je-ne-sais-quoi de contrarié qui me retient de me réjouir — comme une lueur qui dirait clairement « tu me déranges ».

  — Salut !

  — Qu’est-ce que tu veux ?

  — Te parler.

  Il laisse échapper un soupir contrarié.

  — Entre.

  Il me guide vers le salon et me fait signe de m’asseoir sur le canapé. J’ai très chaud, mais comme il ne m’a pas dit d’enlever ma veste, je préfère transpirer en silence. D’ailleurs, je n’en ai pas pour longtemps..

  — Je suis désolée, c’est toi qui avais raison.

  — A quel propos ?

  — Jeremy. J’ai vraiment été pathétique. Je croyais que c’était lui que je voulais mais je me trompais. Maintenant, je sais. C'est toi que je veux.

  — Non.

  — Si.

  — C'est ce que tu crois, mais tu te trompes.

  Pourquoi est-il si contrariant ? Et de quel droit sait-il mieux que moi ce que je veux ?

  — Ce que tu veux, reprend-il, c’est un petit ami.

  — Et alors ?

  — Et alors je n’ai pas envie d’être avec une fille qui veut un petit ami. Je veux sortir avec une fille qui ait envie de moi.

  Il y a une différence ?

  — Mais je veux que tu sois mon petit ami !

  — Tu fais exprès de ne pas comprendre.

  Pas tout à fait. Un peu. Oh ! et puis flûte ! Il commence à me barber à jouer les Freud.

 

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