— Alors tu ne m’aimes pas ?
— Mais si !
Il se frotte la tête d’un air perplexe.
— Je t’aime beaucoup. Je te trouve belle, drôle, intelligente. J’aime être avec toi. Je me sens bien avec toi.
Alors où est le problème ? Je le regarde sans comprendre. J’ai envie de pleurer. J’ai envie qu’il me prenne dans ses bras. J’ai envie de m’en aller d’ici. J’ai envie d’enlever cette veste qui me gratte le cou. Andrew continue de m’expliquer pourquoi le fait qu’il m’aime beaucoup l’empêche de sortir avec moi, et moi je continue de ne pas comprendre.
— Le problème est que si on sortait ensemble ça casserait tout entre nous. Tu n’as pas encore oublié Jeremy, c’est trop tôt pour toi.
— Mais je sais que je ne veux plus sortir avec lui. Ça ne te suffit pas ?
— Non. C'est très désagréable de jouer les seconds choix.
— Tu n’es pas un second choix !
— Le temps le dira. Avant de commencer une relation, tu dois apprendre à te connaître. Comment veux-tu que je te connaisse vraiment si toi tu ne te connais pas ? Et comment peux-tu te connaître si tu n’as jamais été face à toi-même ? Ce que je crois, c’est que tu as besoin d’un peu de solitude pour te trouver.
Et où suis-je supposée aller me chercher ? En Thaïlande ? On voit ce que ça donne ! Tu sais ce que je crois, moi, Andy chéri ? Je crois que tu regardes beaucoup trop Oprah.
De toute façon, j’ai horreur d’être seule. C'est même précisément mon but dans la vie. Ne pas être seule.
— Pour combien de temps ?
— Ça, c’est toi qui le sentiras.
— Un mois ?
Je dois pouvoir tenir un mois.
— Aucune idée, Jackie.
— Deux mois ?
Je n’irai pas au-delà de deux mois.
— Peut-être un an.
Un an ? Un an toute seule sans petit ami ? Il veut ma mort ! Et en plus, il rit !
— Ce n’est pas si long que ça, dit-il en posant la main sur mon épaule.
Je le repousse sans douceur.
— Surtout si Jess te tient compagnie !
— J’ai rompu avec elle parce que ça ne marchait pas. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Avec toi, je sais que ça pourrait marcher. Mais le moment n’est pas encore venu.
— Je préférais ta période nihiliste.
Il sourit. J’ai envie de le gifler. Je me lève.
— Je m’en vais. Alors à dans un an.
Je le hais. Maintenant, il faut que je trouve une colocataire. Il faut que je trouve un petit ami. Il faut que je me trouve. Où vais-je aller chercher tout ce monde-là ?
En arrivant à la maison, je suis toujours d’une humeur massacrante. J’allume le canapé et je me laisse tomber sur la télé. Non, l’inverse. Je ne sais plus où j’en suis. Je ne suis qu’une masse de souffrance muette.
Tiens, c’est une idée. Je ne parlerai plus jamais. Je me murerai dans mon drame et tout le monde se demandera ce qui m’arrive. Les journalistes viendront me filmer. Je passerai aux actualités. Andrew me verra et comme j’aurai perdu cinq kilos à cause du stress, il se rendra compte à quel point il est amoureux de moi. Il se sentira terriblement coupable à l’idée de m’avoir rejetée.
— Ça va ? me demande Sam en entrant dans la pièce.
Et Sam n’aura plus le courage de déménager chez Marc.
Je hoche la tête en silence.
— Sûr ?
Je hoche de nouveau la tête.
Ma vie sentimentale est un désert. Ma vie amicale est en voie de désertification. Et ma vie professionnelle — dont l’enjeu principal consiste à placer des virgules au bon endroit — un trou noir. Une maille filée dans la trame de l’espace-temps.
L'espace-temps aurait-il la forme d’un collant ? C'est ça. L'espace-temps est un collant plein de mailles filées par toutes les virgules mal placées de la littérature contemporaine de fiction féminine populaire sentimentale.
— Je vais chez Marc. A demain !
Je hoche la tête. J’entends Sam fermer la porte à clé derrière elle.
Vingt minutes plus tard, nouveau bruit de clés. Qu’a-t-elle oublié ? Les menottes ?
— J’ai changé d’avis, dit Sam. Je suis allée faire quelques courses. J’ai pris de la glace aux pépites de chocolat, des masques pour le visage et un kit pédicure. Tu as besoin qu’on te dorlote un peu.
J’éclate en sanglots.
— Quel salaud ! s’exclame Sam un quart d’heure plus tard en m’enduisant le visage d’argile blanche. Il faut être un sacré salaud pour dire à une fille qu’elle a besoin d’être seule. Et moi qui croyais qu’il serait ravi de s’installer ici !
Elle pousse un soupir de contrariété et glisse dans le magnétoscope une cassette vidéo. Quatre Mariages et un enterrement (j’ai profité d’une absence de Sam pour refiler sa cassette de Just Married aux bonnes œuvres).
— A qui allons-nous proposer ma place ? reprend Sam après quelques minutes de méditation.
— Sais pas.
— Je pourrais en parler à Natalie ?
Partager l’appartement avec Natalie ? Faut voir. Elle a vaguement laissé entendre qu’elle était intéressée, mais je ne sais pas si l’idée me tente.
— Mmm… Pourquoi pas ?
A condition qu’elle laisse son carnet de calories chez papa-maman.
Après le film, j’appelle Wendy.
— Alors, tu te décides à m’accompagner à Londres ?
— Peux pas. Trop cher.
— Tu n’as pas un sou de côté ? s’étonne ma banquière d’amie.
— J’ai l’argent de ma psychothérapie. Mais je le gardais pour m’acheter un lecteur de CD pour ma voiture.
— Mais tu n’as pas de voiture !
Et je n’ai pas de CD non plus. Mais il faut bien commencer par quelque chose.
— Avec le pactole que tu as escroqué à ton père, tu as de quoi t’offrir un billet en classe affaires !
— Mais ce n’est pas tout ! Une fois sur place, il faudra nous loger, nous nourrir…
— On dormira dans des auberges de jeunesse. Et on trouvera des petits boulots. On vendra des fripes sur les marchés, on servira des pizzas, on fera les vendanges…
L'image de Wendy en tailleur chic, une pizza à la main, un sécateur dans l’autre, se dessine devant mes yeux. Surréaliste.
Mais tentant.
— Pourquoi pas ?
Je ne vois pas ce qui me retient ici. Je n’aurai pas de petit ami avant un an, et encore, je n’aurai bientôt plus de colocataire et, faute de passion pour le placement des points-virgules, force m’est d’admettre que je suis dans une impasse professionnelle.
Iris va me tuer.
En arrivant au bureau le lendemain matin, je remarque des ballons rouges accrochés dans le box d’Helen, ainsi qu’une grande banderole rouge clamant « Félicitations ! ».
Elle a reçu le prix Pulitzer pour sa thèse ? Elle a été choisie pour faire partie de la prochaine équipe de civils envoyée dans l’espace ? Elle a eu un bébé pour Noël ? De toute façon, je ne veux pas le savoir. Et je ne lui ferai pas le plaisir de lui poser la question.
Je hais mon travail. Je hais mes collègues. Je hais la grammaire. Et je vais de ce pas donner ma démission. Je frappe à la porte de Shauna-la-Fouine.
— Il faut que je vous parle. C'est urgent.
— Entrez, répond-elle en enlevant ses lunettes.
Je me demande pourquoi tout le monde ici la surnomme la Fouine. Elle ressemble plutôt à un hippopotame avec ses bajoues et son fessier surdimensionné. Elle a peut-être été fouine… pardon, fine dans sa jeunesse ? Elle a peut-être eu des projets d’avenir que les années ont enterrés sous leur masse de cendre ? Depuis combien de décennies hante-t-elle les couloirs de Cupidon de son pas pesant ?
— Je…
Des éclats de voix m’interrompent. Ce n’est qu’un au-revoir, joyeusement massacré par un chœur de secrétaires, me parvient
de la direction du box d’Helen.
— Mais enfin que se passe-t-il ici ?
— Vous n’êtes pas au courant ? Nous publions le manuscrit d’Helen !
— Quel manuscrit ?
— Helen a écrit un roman pour Amour et Passion et nous allons le publier.
Helen a écrit un roman ? pour Amour et Passion ? et nous allons le publier ?
— Quel roman ?
— Le Millionnaire se marie. Je suppose que c’est l’histoire d’un millionnaire qui se marie.
Brillante déduction, Shauna.
Eh ! minute ! C'est moi qui ai relu Le Millionnaire se marie. C'est Helen qui l’a écrit ? Il y a des scènes de sexe. Helen est capable d’écrire des scènes de sexe ? Helen a eu des expériences sexuelles ? (Question subsidiaire : pourquoi elle et pas moi ?)
Je me rue dans le bureau d’Helen.
— C'est toi qui as écrit Le Millionnaire se marie ?
— Ah ! te voilà, Jackie ? Tu tombes bien, figure-toi que…
— Tu aurais pu le me dire !
— Justement, je ne voulais pas que tu saches que j’en étais l’auteur. Il fallait que tu conserves un regard objectif.
— Mais pourquoi moi ? Il fallait le confier à Julie, elle a bien plus d’expérience que moi.
Et elle, au moins, elle fait semblant de te supporter, pauvre obsédée du point virgule !
Helen réfléchit un instant. Elle penche la tête de côté en plissant la bouche, puis je vois son regard rond s’éclairer. Elle a plus que jamais l’air d’un gallinacé.
— Je voulais que ce soit relu, mais pas trop relu.
Pas trop relu ? Je ne suis pas sûre de comprendre ce qu’elle entend pas là mais, à l’inflexion de sa voix, je devine qu’il s’agit d’un compliment.
— Heu… merci.
— En fait, tes suggestions rédactionnelles m’ont été bien plus précieuses que ton travail de relecture.
Et ça, c’est un compliment ou non ? Dans le doute, je la remercie de nouveau. C'est mon jour de bonté.
— En fait, poursuit Helen, je n’aurais pas été publiée sans ton aide. Je te dois des remerciements pour ta précieuse collaboration.
Bref, j’ai à mon insu aidé Helen à réaliser son rêve d’être publiée. Le pire, c’est que je n’arrive pas à lui en vouloir. Je m’entends répondre :
— C'est moi qui te remercie. Et félicitations.
Insensé ! Que m’arrive-t-il aujourd’hui ?
— J’ai décidé de donner ma démission.
Un instant. Qui a dit ça ? Helen ?
— J’ai l’intention de me consacrer à mon travail d’auteur, poursuit celle-ci. Et je vais appuyer ta candidature pour me remplacer. Je sais combien tu aimes ton travail de correctrice, mais je décèle en toi un vrai regard éditorial. Et tu sais que mon avis compte beaucoup.
Récapitulons. Helen est une romancière. Elle quitte Cupidon. Et comme elle m’apprécie beaucoup, elle me laisse sa place. C'est dingue, mais il semble que ce soit la vérité. Et l’Europe, dans tout ça ? Si j’accepte cette promotion, je risque de ne jamais pouvoir aller me trouver à Paris ou en Italie. Je resterai peut-être perdue jusqu’à la fin des temps !
Je remercie Helen dans un état proche de la transe et m’assieds dans mon box. Il faut que j’appelle quelqu’un. Mon premier réflexe est de composer le numéro de Wendy mais je m’interromps. Contrairement à mon index occupé
— l’idiot — à presser les touches du clavier sans réfléchir, mon petit doigt me suggère que Wendy pourrait ne pas être totalement objective.
Tiens, je vais appeler Janie. Coup de chance, elle est à la maison. Sans doute en train de préparer ses cartons. Je lui résume rapidement ma situation.
— Alors, qu’est-ce que je fais ?
— A l’époque où je terminais mes études, mon prof de philo m’a demandé quels étaient mes projets. Quand je lui ai dit que j’avais l’intention de me marier, il m’a répondu que j’étais trop jeune pour ça. Il m’a dit que je ferais mieux de voyager et de prendre un amant.
— Tu me suggères de… de… ?
— Je te suggère seulement qu’on n’est jeune qu’une fois dans sa vie. Tu ne pourras pas toujours tout quitter du jour au lendemain sur un simple coup de tête !
Toi, en revanche, ça n’a pas l’air de te poser de problèmes.
— Mais… et Iris ? Elle devait me rejoindre à Boston cet été, elle va être terriblement déçue.
— Tu es sa sœur, pas sa mère. C'est à moi de m’occuper d’elle. L'Europe ! Quel beau projet !
Soudain, j’ai peur à l’idée de quitter Boston. Je pourrais bien ne jamais revenir. D’un autre côté, la perspective de rester ne m’emballe pas excessivement. Je n’ai pas envie de croiser Andrew ni Jeremy. Je n’ai pas envie de chercher une colocataire. Et j’ai encore moins envie de passer les mois à venir à noter mes calories sur un carnet à spirale.
— Ce voyage, poursuit Janie, je le sens bien.
Janie et ses intuitions ! Elle est persuadée de posséder quelques petits pouvoirs psychiques. J’aurais préféré qu’ils soient grands, ça nous aurait simplifié l’existence.
— Je pourrais même convaincre Bernie d’aller nous installer à Londres… dit-elle d’un ton rêveur qui n’augure rien de bon.
Je raccroche un peu précipitamment, puis j’appelle mon père. Celui-ci me répond exactement ce que j’attends de lui, à savoir que cette virée à l’autre bout du monde n’est qu’une dangereuse lubie.
— On dirait ta mère ! Incapable d’aller au bout des choses.
De quoi parle-t-il exactement ? De mes études inachevées ou de leur mariage ? Aurait-il raison, dans le fond ? Je ne sais plus où j’en suis. J’ai besoin d’être conseillée. Il me faut les réponses d’un expert. Il me faut un avis sérieux et rationnel.
Je vais consulter un voyant par téléphone.
Je ramasse un journal local dans ma pile « documentation professionnelle » et, après examen approfondi de la page des petites annonces, je me décide pour SOS L'Homme de ma vie, prédictions astrologiques, tarot de Marseille et tirages du Yi-king. Le service téléphonique propose aussi des recettes de cuisine aphrodisiaques, une « description détaillée des soixante-neuf positions les plus originales » et une série de quizz pour déterminer le profil du candidat idéal. L'homme de ma vie est-il du type sportif intello, jeune retraité, pompier pyromane ? Je garde cette intéressante interrogation pour une autre consultation et je demande le service Quatre-vingt dix jours pour rencontrer l'Amour.
Ça me va. Mais pas un jour de plus, s’il vous plaît.
— Bienvenue sur notre service de prévisions, m’accueille une voix d’hôtesse de l’air un brin émoustillée.
Après m’avoir indiqué les tarifs (« Les deux premières minutes sont gratuites, puis il ne vous en coûtera que la somme de 5,99 dollars la minute avec une durée minimale d’une minute »), miss Air America poursuit :
— Pour connaître vos prévisions personnelles à trois mois, veuillez composer votre date de naissance sur le clavier de votre téléphone. Si vous ne disposez pas de la touche étoile…
Je coupe la parole à l’hôtesse du septième ciel et enfonce les touches du téléphone. J’entends une série de déclics, puis une voix masculine à l’accent traînant du Sud qui se présente comme Lewis. Salut, Lewis. J’espère qu’on va devenir copains, toi et moi.
— Vous êtes une personne généreuse, commence Lewis.
Marrant, on dirait qu’il est en train de lire un texte sur un écran.
— Vous donneriez votre chemise pour un ami dans le besoin. Vous allez bientôt rencontrer l’amour durable. Vous aimez les enfants. La semaine prochaine devrait être positive. Vous allez recevoir des nouvelles d’un ami. Vous…
Ce type a une diction mécanique qui m’inquiète un peu. A qui ai-je vraiment affaire ? Il faut que je sache si je parle à quelqu’un ou à un répondeur.
— Pardon ? Je n’ai pas bien entendu, vous pouvez répéter ?
Comme je le
craignais, Lewis m’ignore superbement.
— Vous communiquez parfaitement avec une personne de votre entourage.
Pas avec toi, chéri.
— D’ici une trentaine de jours, vos problèmes devraient trouver une solution. Vous allez effectuer un déplacement. Peut-être déménager. Peut-être dans une autre ville, voire dans un autre Etat. Il est possible que vous ne fassiez aucun déplacement ou que l’occasion ne se présente pas, mais si c’est le cas, votre vie s’en trouvera enrichie.
Bravo, Lewis. Je regarde ma montre. Déjà quatre minutes ! J’essaie de calculer mentalement ce que Lewis m’a déjà coûté, mais je renonce. On parle, on parle… Et l’amour ?
— Un événement devrait arriver, lié aux transports.
Quels transports ? Un avion ? Je vais prendre un avion ? Il va m’arriver quelque chose dans un avion ?
— Vous allez rencontrer quelqu’un.
Je vais rencontrer quelqu’un dans un avion ? Sois plus précis, Lewis !
— Vous êtes à la croisée des chemins. Le 1er mars est votre jour de chance. A n’importe quelle date distante de quatre-vingts jours avant ou après, vous pourriez apprendre une nouvelle qui vous aidera à faire un choix.
Soit n’importe quand d’ici au mois de juin. Je tente une nouvelle interruption.
— Vais-je avoir une promotion ? Et tant que je vous ai en ligne, vous pourriez me dire si je vais me marier ? Est-ce que Andrew voudra encore de moi dans un an ? Et Jeremy, je lui manque ? Je vais rencontrer quelqu’un d’autre ? Est-ce que je vais oublier Jeremy ? Est-ce que je vais oublier Andrew ?
— Il y a de l’amour dans votre vie.
— Je pense bien, je corrige des romans d’amour ! Et du sexe, vous en voyez ? Avec qui ? Avec Andrew ? Jeremy ? Allô, vous m’entendez ? Il y a quelqu’un ?
— Je vois beaucoup d’amour. Je vois un cow-boy.
Comment, un cow-boy ? Déjà sept minutes. J’ai déjà sérieusement entamé mon budget Boston-Paris, mais je veux en savoir plus. Où ça, un cow-boy ? Je ne vais pas en Arizona ! Je sais qu’il est plus que temps de raccrocher mais c’est plus fort que moi, je continue de poser des questions sur ma santé (« excellente »), sur mes finances (« florissantes »), sur ma famille (« très soudée »). Onze minutes. Je suis au bord de la ruine, mais je pose encore d’autres questions. Puis je trouve le courage de dire au-revoir, merci et à bientôt.
City Girl Page 31