Avec ce que je viens de lui faire gagner, Lewis a de quoi payer la fac de Médecine à tous ses enfants.
Je raccroche. Flûte ! j’ai oublié de poser ma principale question. Je vais en Europe ou je reste à Boston ? On frappe à ma porte. C'est Shauna.
— Jackie, vous pouvez venir ? Leanne et moi voudrions vous parler.
Leanne est la directrice éditoriale de Cupidon. Tu disais la croisée des chemins, Lewis ? Tu avais tort. Ce n’est pas la croisée des chemins, c’est un échangeur quatre fois quatre voies. Sans panneaux indicateurs.
19
Saint Valentin, priez pour nous !
Nous sommes le 14 février, me voici à bord du vol 747 pour Londres. Dans quelques heures, une nouvelle vie va commencer ! Une hôtesse de l’air s’approche de moi.
— Un apéritif et des cacahuètes ? propose-t-elle.
J’ai horreur des cacahuètes. Si je dois commencer une nouvelle vie, autant en choisir une qui me plaise.
— Vous n’auriez pas plutôt des cookies ?
— Farine complète ou pépites de chocolat ?
— Je peux avoir les deux ? Avec une tasse de café ?
Aussitôt, deux paquets de cookies et une tasse de café fumant sont déposés sur ma tablette. Voilà la vie que je veux ! Et en prime, j’ai même un sachet de bonbons en forme de cœur spécial Saint-Valentin.
Je me souviens que quand j’étais petite, je fabriquais moi-même mes cartes de Saint-Valentin avec du papier d’emballage et du bristol (Janie refusait de se soumettre au jeu malsain de la conspiration des fabricants de cartes de vœux) et je les envoyais à tous les garçons de ma classe. Enfin, à presque tous. Les vraiment moches étaient exclus de ma liste, au cas où ils m’auraient prise au sérieux.
Fichu rituel de la Saint-Valentin, qui dresse un mur invisible entre ceux qui reçoivent des cartes, des fleurs ou des chocolats et ceux qui n’ont jamais rien ! Rien que pour ça, il y aurait de quoi relancer la lutte des classes. Les nantis contre les dépossédés. Quand j’étais petite, j’appartenais au second groupe.
Aujourd’hui aussi. Hier soir, Marc est arrivé avec deux douzaines de roses rouges pour Sam. Je me souviens que vers le 12 février, Jeremy commençait à pester contre cette institution mer… cantile de la Saint-Valentin. Non seulement c’est un salaud, mais en plus c’est un radin !
Je suis assise au milieu d’une rangée de cinq sièges. A ma droite, il y a une femme avec une petite fille. A ma gauche, deux types d’une trentaine d’années — l’un en veste et pantalon de cuir, l’autre en bottes, jean et chemise à carreaux. Soit ils travaillent dans la pub, soit ils sont homos. Soit les deux.
Wendy m’attend à Heathrow. Nous passerons quelques jours à visiter Londres, puis direction la France. D’abord Paris, puis la Provence, ensuite Florence, Venise, la Grèce…
Tout en rêvassant aux îles bleues où le Grand Amour m’attend sûrement, je sors de mon sac une pile de manuscrits à lire. Dix titres potentiels pour Amour Vrai.
J’ai groupé tous mes congés de l’année pour partir en Europe, mais je suis sûre que ça vaut le coup. Heureusement, Helen a accepté de rester chez Cupidon jusqu’à mon retour. Cette chère Helen ! Sam est ravie de ma décision de ne pas quitter Boston définitivement. A présent qu’elle a une amie, elle n’a pas envie de la perdre. Je lui ai dit qu’elle pourrait quitter l’appartement plus tôt que prévu puisque Iris vient me rejoindre au début de l’été. Et ensuite, qui sait ? J’aurai peut-être rencontré mon mari ?
Sinon, Nat pourra toujours s’installer avec moi.
Ou pas. Après tout, ça me fera peut-être du bien de vivre un peu seule. Je peux me le permettre, puisque je vais mieux gagner ma vie grâce à ma promotion. D’accord, je vais aussi m’endetter à cause de ce voyage, mais c’est à ça que sert mon banquier, pas vrai ? Et j’ai aussi ma prime de Noël, l’argent de ma psychothérapie et le remboursement de la compagnie ferroviaire suite à la destruction de mon sac de voyage et de son contenu dans l’incendie du train. J’ai quand même perdu ce que j’avais de plus cher, à savoir mes cuissardes de célibataire et ma collection de disques compacts, dont quelques chefs-d’œuvre de la culture musicale contemporaine tels que Chicago’s Greatest Hits, les Spice Girls et George Michael. Une véritable tragédie.
Mon père s’est résolu à accepter mon départ. Le fait que j’avais initialement prévu un aller simple et que j’aie finalement opté pour un séjour de quelques semaines l’y a aidé. En fait, tout est dans la façon de présenter la situation. Et j’ai expliqué à Bev que je sentais au fond de moi qu’il était temps (soupir) de songer à mon esprit et de nourrir mon âme (soupir), et que le voyage initiatique en Europe (soupir) m’apparaissait comme un complément idéal de ma psychothérapie. Elle et Oprah ont été emballées par mon projet.
Les derniers jours avant mon départ ont passé à cent à l’heure. Avec Sam et Nat, nous sommes allées faire un tour à l’Orgasme hier soir. Manque de chance, Andrew n’y était pas. C'était sympa de sortir entre filles, mais j’ai besoin de me reposer un peu de Nat. Elle ne pouvait rien trouver d’autre à me demander que :
— Jackie, si Jeremy sortait avec une autre fille, tu voudrais le savoir ?
J’ai bien vu Sam lui jeter un regard sombre, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir triste. Bien sûr que non, je n’aurais pas envie de savoir. Mais maintenant qu’elle avait évoqué cette possibilité, il fallait que je sache.
— Je m’en fiche royalement ! j’ai dit en haussant les épaules bien haut.
— Tu te souviens de ma copine Amber ?
Les yeux de Sam ont viré au noir d’encre.
— Jeremy sort avec Amber ? Mais il a horreur des dentistes !
Cette nouvelle m’a laissé un goût amer. Ce n’est pas que j’aie envie de voir Jeremy malheureux, mais… d’accord, j’ai envie de le voir malheureux. Mais je progresse. Je ne rêve plus de le voir mourir d’une mort lente et particulièrement cruelle.
J’ai appelé Andrew en rentrant de l’Orgasme. Il était plus d’une heure du matin mais il fallait que je lui dise que je partais. Il a répondu à la troisième sonnerie, à demi endormi.
— Mmmh ?
Waouh ! Est-ce que ma voix est aussi sexy quand je suis réveillée par le téléphone ?
— Andrew ? C'est moi.
— Jackie ? Salut. Ça fait un bout de temps que je n’ai pas eu de tes nouvelles.
Quarante-et-un jours, mais qui s’en soucie ?
— Je voulais juste te dire au revoir.
Ça ressemblait à du Iris-Kyle. En plus mauvais.
— … et t’annoncer que je pars demain à Londres.
— Super ! Vacances ou boulot ?
— Vacances. Je vais rejoindre Wendy.
— Alors amuse-toi bien.
— J’y compte.
— Hmm… Jackie ?
— Oui ?
— Appelle-moi à ton retour.
Ce sont Sam et Marc qui m’ont accompagnée à l’aéroport. Avec vingt minutes de retard parce que je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où j’avais rangé (O.K., laissé traîner) mon passeport. J’étais au bord de la crise d’hystérie quand Sam l’a trouvé sous mon lit — ce qui est absurde car, quand on y pense, qui a bien pu mettre ce passeport sous mon lit ? Mais le fait est qu’il s’y trouvait, sous un sweat-shirt roulé en boule. Juste à côté de mon portefeuille perdu à l’Orgasme. Incroyable cette faculté que possèdent certains objets à se déplacer d’eux-mêmes.
« C'est quoi, ce truc ? » s’est exclamé Marc au moment où on quittait l’appartement. Il a levé le pied de l’enveloppe blanche qu’il s’apprêtait à écraser. « On dirait que c’est pour toi, Jackie. »
Encore une facture ? Encore un mot du syndic ? J’ai fourré l’enveloppe dans mon sac, avec ma pile de manuscrits, deux culottes de rechange, mes lentilles de contact et leur produit, un Bikini, une robe bain de soleil, ainsi que la version estivale de mes cuissardes, une paire d’adorables sandalettes de cuir doré qui rehausseront à la perfection mon bronz
age, d’ici quelques semaines.
C'est aussi Sam qui a convaincu Marc de porter mon sac de voyage, ce qui était gentil mais ne résout pas la question de savoir qui m’aidera à déplacer l’engin une fois en Europe. On peut louer des porteurs, là-bas ?
Il est temps d’entamer la lecture de La Fiancée du Cheik. J’ouvre mon sac pour y chercher le manuscrit et les cinq propositions de couverture qui m’ont été communiquées par l’assistante du directeur artistique.
Le cheik est assez sexy. Il y a des cheiks en Europe ? Celui-ci a l’air plus Italien qu’Arabe. Oui, il a un air très italien. C'est drôle, on dirait Lorenzo. Nom de nom, c’est Lorenzo ! Acteur, lui ? Tu parles ! Il pose pour notre studio photo. Il est sur la moitié des couvertures de mes bouquins !
Je le regarde de plus près. Il devrait vraiment se faire redresser les dents. Tiens, si je le présentais à Amber ? Non, elle doit être très occupée avec Jeremy. D’ailleurs, je ne sais pas si mon nouveau job m’autorise à assister aux prises de vues. Je ne rencontrerai jamais Pierce Brosnan. Dommage.
Au moment où j’ouvre la chemise cartonnée, un rectangle blanc glisse sur mes genoux. L'enveloppe ! Je l’avais oubliée ! C'est drôle, elle est un peu épaisse. Que contient-elle ? Au fait, cette enveloppe pourrait-elle constituer le type d’objet auquel faisaient allusion les gens de la British Airways qui m’ont demandé à l’embarquement si personne ne m’avait remis de colis non identifié à emporter dans l’avion ? Suis-je une terroriste ?
J’ouvre l’enveloppe. Oh ! Une carte ! Je l’ouvre. Le dessin représente un cow-boy qui brandit un pistolet. En-dessous, est écrit à la main : « Voilà des pralines pour la Saint-Valentin. N’attends pas un an pour revenir. Avec toute mon affection, Andrew. »
Un petit paquet de pralines est glissé dans l’enveloppe.
Comme c’est mignon ! C'est tellement mignon que j’en oublie le jeu de mots vaseux sur le pistolet et les pralines. Je soupire de bonheur. Dire qu’Andrew a fait tout le chemin depuis Cambridge dans la nuit pour déposer la carte devant ma porte ! Dire qu’il s’est souvenu que j’adorais les pralines !
Serait-il possible qu’il m’aime ?
Je ne veux pas me torturer avec cette question. Je ne veux même pas y penser. Je pars pour un mois de grandes vacances, il est trop tôt pour m’emballer. Il sera bien temps de faire le point avec Andrew à mon retour. Et qui sait, je vais peut-être rencontrer l’homme de ma vie en Europe ? Le propriétaire d’une librairie à Notting Hill, par exemple ? Ou pourquoi pas un prince ? Quel âge a le prince William, au fait ? Je suis sûre qu’une femme expérimentée comme moi serait idéale pour lui. Sinon, je me contenterai d’un cheik. Il y a des cheiks à Londres ?
Une annonce de l’hôtesse de l’air me ramène à la réalité.
— Pour célébrer cette journée particulière, nous avons le plaisir de vous diffuser le film Quand Harry rencontre Sally.
Près de moi, un homme d’affaires se penche vers son voisin.
— C'est une journée particulière ?
Je pense bien ! Je serre l’enveloppe entre mes doigts. Il n’était pas obligé d’ajouter le paquet de pralines. S'il voulait seulement qu’on soit amis, il se serait contenté de la carte, n’est-ce pas ?
City Girl Page 32