La Vallée des chevaux
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Jean M. Auel
Les enfants de la Terre
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La Vallée des chevaux
(The Valley of Horses – 1982)
Traduction de Catherine Pageard
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Elle était morte. Peu importait la pluie glaciale qui lui cinglait les joues et les violentes rafales de vent qui plaquaient contre ses jambes la peau d’ours dont elle était vêtue. Son capuchon en fourrure de glouton rabattu sur le visage, la jeune femme continuait à avancer en jetant des coups d’œil autour d’elle pour essayer de se repérer.
Se dirigeait-elle bien vers cette rangée d’arbres irrégulière qu’elle avait aperçue un peu plus tôt, se détachant sur l’horizon ? Elle aurait dû y prêter plus d’attention et regrettait que sa mémoire ne fût pas aussi bonne que celle du Peuple du Clan. Pourquoi raisonnait-elle comme si elle faisait encore partie du Clan ? Elle savait bien qu’elle était née étrangère et qu’aujourd’hui, aux yeux de tous, elle était morte.
Tête baissée, elle se courbait sous le vent. Depuis que la tempête venue du nord avait fondu sur elle en hurlant, elle cherchait désespérément un endroit où s’abriter. Elle ne connaissait pas la région. La lune avait parcouru un cycle complet depuis qu’elle avait quitté le clan de Broud, mais elle ne savait toujours pas où elle allait.
« Dirige-toi vers le nord », lui avait conseillé Iza trois ans auparavant. La nuit où elle était morte, la guérisseuse avait parlé du continent situé au-delà de la péninsule. Elle avait insisté pour qu’elle parte. Le jour où Broud serait le chef, avait-elle dit, il trouverait un moyen de la faire souffrir. Iza ne s’était pas trompée ! Broud l’avait fait souffrir et il avait même réussi à l’atteindre dans ce qu’elle avait de plus cher au monde.
Durc est mon fils, pensa Ayla. Broud n’avait pas le droit de nous séparer. Il n’avait aucune raison de me maudire. C’est lui qui a provoqué la colère des esprits et le tremblement de terre qui a suivi. Ayla avait déjà été maudite : elle savait donc à quoi s’en tenir. Mais, cette fois, tout s’était passé si vite que les membres du Clan eux-mêmes avaient eu du mal à se faire à l’idée qu’elle n’existait plus. Ils n’avaient pourtant pas pu empêcher Durc de la voir au moment où elle avait quitté la caverne.
Alors que Broud l’avait maudite dans un mouvement de colère, Brun, au contraire, avait consulté les membres du Clan avant de lancer sa malédiction. Il avait pourtant de bonnes raisons de la maudire, mais il lui avait laissé une chance de revenir.
Relevant la tête, Ayla s’aperçut qu’il commençait à faire sombre : la nuit n’allait pas tarder à tomber. Malgré les touffes de carex qu’elle avait glissées à l’intérieur de ses chausses en peau pour les isoler de l’humidité, la neige avait fini par les détremper et elle avait les pieds tout engourdis. La vue d’un pin tordu et rabougri la rassura.
Dans les steppes, les arbres étaient peu nombreux : ils ne poussaient qu’aux endroits où le sol était humide. En général, une double rangée de pins, de bouleaux ou de saules, aux troncs tordus par les rafales de vent, signalaient la présence d’un cours d’eau. Durant la saison sèche, dans cette région où les eaux souterraines étaient rares, la vue de ces arbres était toujours bon signe. Et quand le vent, venu des grands glaciers du Nord, soufflait en tempête sans qu’aucune végétation ne l’arrête, ces rideaux d’arbres offraient une protection – aussi maigre soit-elle.
Ayla fit encore quelques pas avant d’atteindre le bord du ruisseau, un mince filet d’eau qui courait entre les berges prises par les glaces. Elle obliqua alors vers l’ouest, dans l’espoir qu’en aval la végétation serait plus dense que les broussailles environnantes.
Elle avançait avec difficulté, le visage toujours protégé par son capuchon, quand, soudain, le vent cessa de souffler. Levant les yeux, elle s’aperçut que de l’autre côté du ruisseau, la berge se relevait pour former un petit escarpement. Aussitôt, elle s’engagea afin de traverser l’eau glacée. Les touffes de carex étaient impuissantes contre la morsure de l’eau glaciale mais, au moins, elle ne sentait plus le vent. La berge, creusée par le courant, formait une saillie qui abritait un tapis de racines et de broussailles emmêlées, et Ayla se dirigea vers cette sorte d’auvent sous lequel la terre était à peu près sèche.
Après avoir défait les courroies du panier qu’elle portait sur le dos, Ayla le posa par terre, puis elle en retira une lourde peau d’aurochs et une branche débarrassée de ses rameaux. Avec la peau d’aurochs, elle dressa une tente basse et pentue, maintenue sur le sol par des pierres et des morceaux de bois flotté, et elle se servit de la branche pour y ménager une ouverture.
En s’aidant de ses dents, elle dénoua les lanières en cuir de ses moufles. De forme à peu près ronde, celles-ci étaient faites d’une peau retournée, resserrée à la hauteur du poignet et fendue à l’intérieur, côté paume, pour permettre le passage de la main ou du pouce lorsqu’elle désirait attraper quelque chose. Les peaux qui recouvraient ses pieds étaient du même modèle – sauf qu’elles étaient dépourvues de fente – et elle dut pas mal batailler avant de réussir à dénouer les courroies mouillées qui les tenaient fermées à hauteur de la cheville. Quand elle se fut déchaussée, elle retira les touffes de carex qui se trouvaient à l’intérieur de ses chausses et les mit de côté.
Elle étala alors sa peau d’ours à l’intérieur de la tente, face mouillée contre le sol, puis posa par-dessus ses moufles, ses chausses en peau et les touffes de carex. Elle pénétra en rampant sous la tente, pieds en avant, et en bloqua l’entrée à l’aide de son panier. Après avoir frotté ses pieds glacés, elle s’enveloppa dans la fourrure. Dès que celle-ci lui eut communiqué sa chaleur, elle se roula en boule et ferma les yeux.
L’hiver n’en finissait pas de mourir. Ce n’est qu’à contrecœur qu’il cédait la place à la saison nouvelle. Et le printemps lui-même semblait hésiter à s’installer : un jour, il faisait froid comme au plein cœur de l’hiver et le lendemain, le soleil brillait, annonciateur des chaleurs de l’été.
Durant la nuit, le temps changea à nouveau et la tempête s’arrêta net. Quand Ayla se réveilla, le soleil se réverbérait sur les plaques de glace et les amas de neige de la rive, et le ciel était d’un bleu profond et lumineux. Quelques nuages s’effilochaient vers le sud.
Elle se glissa en rampant hors de la tente et, pieds nus, courut vers le ruisseau. Elle avait emporté une vessie recouverte de peau qui lui servait de gourde et qu’elle plongea dans le cours d’eau glacial. Après l’avoir remplie, elle but une longue gorgée et se précipita à nouveau sous la tente pour se réchauffer.
Mais elle ne resta pas longtemps à l’intérieur. Maintenant que la tempête s’était calmée et que le soleil brillait, elle n’avait plus qu’une hâte : reprendre sa route. Ses chausses ayant séché pendant la nuit, elle les enfila, attacha sa peau d’ours par-dessus le vêtement en peau qu’elle avait gardé pour dormir et, après avoir fouillé dans son panier pour y chercher un morceau de viande séchée, y rangea sa tente et ses moufles. Tout en mastiquant la viande séchée, elle se remit en route.
Le cours du ruisseau était à peu près droit, en pente légère, et elle n’eut aucun mal à le suivre. Elle marchait en fredonnant toujours le même son d’une voix sans timbre. De temps en temps, elle apercevait des petites taches vertes sur les buissons de la rive et quand elle vit que, tel un visage minuscule, une fleur avait réussi à percer l’épaisse couche de neige, cela la fit sourire. A un moment donné, un gros morceau de glace se détacha soudain de la berge et, après avoir ricoché à côté d’elle, s’éloigna à toute vitesse, entraîné par le courant.
Quand Ayla avait quitté le Clan, le printemps était déjà arrivé. Mais à l’extrême sud de la péninsule, il faisait plus chaud
qu’ailleurs et l’hiver durait moins longtemps. Abritée des vents glacials par une chaîne de montagnes, réchauffée et arrosée par les brises venues de la mer intérieure, cette étroite bande côtière orientée au sud bénéficiait d’un climat tempéré. Plus au nord, dans les steppes, le climat était plus rude. Et Ayla, après avoir longé la chaîne de montagnes, avait voyagé dans cette direction. Si bien que, pour elle, c’était toujours le début du printemps.
Alors qu’elle cheminait le long du cours d’eau, elle entendit soudain les cris rauques des hirondelles de mer. Elle leva les yeux et aperçut, tournoyant au-dessus d’elle, ces oiseaux qui ressemblaient à de petites mouettes. La mer ne devait pas être loin. Et les hirondelles étaient certainement en train de nicher. Ce qui voulait dire : des œufs. Mais aussi : des moules sur les rochers, des clams, des bernicles et des flaques pleines d’anémones de mer. Elle accéléra aussitôt l’allure.
Le soleil était presque au zénith lorsqu’elle arriva dans la baie formée par la côte sud du continent et l’extrémité nord-ouest de la péninsule. Elle avait enfin atteint le large goulet qui reliait l’un à l’autre.
Après s’être débarrassée de son panier, Ayla escalada une falaise qui dominait le paysage environnant. Au pied de la paroi se trouvaient de gros rochers arrachés par le ressac. Des hirondelles de mer et des mergules[1] nichaient en haut de l’éperon rocheux et, quand elle ramassa leurs œufs, les oiseaux poussèrent des cris perçants. Elle en goba quelques-uns, encore tièdes de la chaleur du nid, et fourra les autres dans un repli de son vêtement. Puis elle redescendit vers le rivage.
Elle retira alors ses chausses et pénétra dans l’eau pour y rincer les moules légèrement sableuses qu’elle venait de ramasser sur les rochers. Quand, penchée sur une flaque laissée par la marée descendante, elle avança la main pour arracher des anémones de mer, celles-ci replièrent leurs tentacules chatoyants qui ressemblaient à des pétales de fleur. Leur forme et leur couleur lui étant inconnues, elle préféra terminer son repas avec des clams qu’elle dénicha en fouillant dans le sable à un endroit où une légère dépression trahissait leur présence.
Rassasiée par les œufs et les coquillages, la jeune femme se reposa un moment sur le rivage, puis elle escalada à nouveau la falaise. Arrivée en haut, elle s’assit, les genoux entre les mains, respirant à pleins poumons l’air du large.
D’où elle était, elle apercevait parfaitement le doux arc de cercle que traçait en direction de l’ouest la côte sud du continent. A peine masqué par un étroit rideau d’arbres, elle voyait aussi le vaste pays des steppes qui ressemblait en tout point aux froides prairies de la péninsule. Nulle part il n’y avait trace de vie humaine.
Me voilà arrivée sur le continent, se dit-elle, cette terre immense qui se trouve au-delà de la péninsule. Et où dois-je aller maintenant, Iza ? Tu m’as dit que c’était ici que vivaient les Autres. Mais je ne vois personne.
Ayla se souvenait parfaitement des paroles prononcées par Iza la nuit où elle était morte, trois ans auparavant :
— Tu n’appartiens pas au Clan, lui avait rappelé la guérisseuse. Tu es née chez les Autres. Tu dois partir et retrouver les tiens.
— Partir ! Mais où irais-je, Iza ? Je ne connais pas les Autres et je ne saurais même pas où les chercher.
— Dirige-toi vers le nord, lui avait alors conseillé Iza, vers les vastes terres qui se trouvent au-delà de la péninsule : c’est là que vivent les Autres. Va-t’en, Ayla ! avait-elle ajouté. Trouve ton peuple et ton compagnon.
Ayla n’était pas partie au moment où Iza le lui avait conseillé car elle ne s’en sentait pas capable. Mais maintenant, elle n’avait plus le choix : elle était seule au monde et devait trouver les Autres. Il lui était impossible de revenir sur ses pas et elle savait qu’elle ne reverrait jamais son fils.
A la pensée de Durc, ses joues se mouillèrent de larmes. Depuis qu’elle avait quitté le Clan, il avait fallu qu’elle se batte pour rester en vie et avoir du chagrin était un luxe qu’elle ne pouvait pas se permettre. Mais maintenant qu’elle avait commencé à pleurer, elle ne pouvait plus s’arrêter.
Elle versa des larmes sur les membres du Clan qu’elle avait laissés derrière elle et sur Iza, la seule mère dont elle eût gardé le souvenir. Elle pleura en pensant à la solitude qui était la sienne et aux dangers qui l’attendaient dans ce pays inconnu. En revanche, elle fut incapable de verser des larmes sur Creb, l’homme qui l’avait considérée comme sa propre fille. La blessure était trop fraîche : il était trop tôt pour qu’elle puisse affronter le fait que Creb était mort, lui aussi.
Quand ses larmes cessèrent de couler, Ayla se rendit compte qu’elle avait les yeux fixés sur les vagues qui déferlaient au pied de la falaise avant de venir mourir autour des rochers déchiquetés.
Ce serait tellement facile, songea-t-elle.
Non ! ajouta-t-elle aussitôt en hochant vigoureusement la tête. Je lui ai dit qu’il pouvait prendre mon fils, m’obliger à partir et lancer sur moi la Malédiction Suprême, mais que jamais il ne pourrait me faire mourir !
Elle se passa la langue sur les lèvres et, au goût de sel de ses larmes, se prit à sourire. Iza et Creb avaient toujours été étonnés qu’elle puisse pleurer. Les membres du Clan ne pleuraient jamais, sauf lorsque leurs yeux étaient irrités. Durc lui-même avait hérité des yeux bruns du Clan : même s’il lui ressemblait par bien des côtés et était capable d’imiter les sons qu’elle émettait, jamais il ne versait une larme.
Ayla se dépêcha de redescendre. Au moment où elle remettait son panier sur son dos, elle se demanda si les yeux des Autres versaient eux aussi des larmes ou si ses propres yeux étaient simplement fragiles comme le disait Iza. Puis elle se répéta le conseil de la guérisseuse « Trouve ton peuple et ton compagnon. »
Longeant la côte, la jeune femme s’engagea en direction de l’ouest et traversa sans difficulté de nombreux cours d’eau qui allaient se jeter dans la mer intérieure. Mais un jour, elle se retrouva devant une rivière plus large que les autres. Dans l’espoir de trouver un gué, elle obliqua alors vers le nord, suivant le cours d’eau qui s’enfonçait à l’intérieur des terres. Tant que la rivière avait coulé le long de la côte, elle n’était bordée que de pins et de mélèzes plus ou moins hauts. Mais, dès que le cours d’eau pénétra dans les steppes, aux conifères vinrent s’ajouter des bouquets de saules, de bouleaux et de trembles.
La rivière faisait des tours et des détours et, au fur et à mesure que les jours passaient, l’inquiétude d’Ayla grandissait. La direction générale suivie par le cours d’eau était le nord-est et elle ne souhaitait pas aller vers l’est. Elle savait en effet que les membres du Clan remontaient parfois dans cette partie du continent pour chasser. Et elle ne voulait pas courir le risque de les rencontrer – pas avec la malédiction qui pesait sur elle ! Il fallait absolument qu’elle traverse la rivière.
Quand le cours d’eau s’élargit, se divisant en deux bras autour d’une petite île sablonneuse bordée de rochers et de buissons, elle décida de tenter sa chance. Le lit de galets qu’elle apercevait de l’autre côté de l’île ne semblait pas trop profond et elle estima qu’elle devait pouvoir passer à pied. Elle aurait très bien pu traverser la rivière à la nage mais elle ne voulait mouiller ni le contenu de son panier ni ses vêtements en fourrure. Ceux-ci mettraient du temps à sécher et les nuits étaient encore trop froides pour qu’elle puisse se passer d’eux.
Elle fit quelques aller et retour le long de la berge avant de découvrir un endroit où l’eau semblait moins profonde qu’ailleurs. Elle se déshabilla alors entièrement, rangea ses vêtements dans son panier et, tenant celui-ci à bout de bras, pénétra dans l’eau. Les pierres sur lesquelles elle marchait étaient glissantes, le courant avait tendance à la déséquilibrer et, au milieu du premier bras, l’eau lui arrivait à la taille. Malgré tout, elle réussit à atteindre l’île sans encombre.
Le second bras était plus large et elle doutait de pouvoir le traverser aussi facilement. Elle s’y engage
a pourtant, car elle n’avait aucune envie de faire demi-tour. Plus elle avançait et plus le lit de la rivière se creusait, si bien qu’arrivée au milieu, l’eau lui montait déjà jusqu’au cou. Elle posa son panier sur sa tête et continua à avancer sur la pointe des pieds. Mais soudain le sol se déroba. Sa tête s’enfonça dans l’eau et elle but la tasse. Aussitôt ses jambes se mirent en mouvement et, tenant son panier d’une seule main, elle se servit de son autre bras pour essayer de gagner la rive. Elle lutta un court instant contre le courant qui essayait de l’entraîner puis sentit à nouveau des pierres sous ses pieds. Un moment plus tard, elle atteignait la rive.
Après avoir traversé la rivière, Ayla s’enfonça à nouveau dans les steppes. Les pluies s’espacèrent, les journées ensoleillées devinrent plus nombreuses : la belle saison était enfin arrivée. Les buissons et les arbres étrennaient leurs nouvelles feuilles et l’extrémité des branches de conifères se couvrait d’aiguilles d’un vert doux et lumineux. Ayla, qui aimait bien leur saveur légèrement piquante, en cueillait au passage et les mâchonnait tout en marchant.
Elle prit l’habitude de voyager toute la journée et de ne s’arrêter qu’à la tombée de la nuit au bord d’un ruisseau ou d’un torrent. Elle n’avait aucun mal à trouver de l’eau. Sous l’action conjuguée des pluies printanières et de la fonte des neiges, les rivières débordaient et le moindre ruisseau, la moindre ravine se remplissait. Plus tard, ces cours d’eau éphémères s’assécheraient complètement ou, dans le meilleur des cas, ne seraient plus qu’un mince filet de liquide boueux. Toute cette humidité allait être rapidement absorbée par la terre. Mais avant que cela se produise, les steppes auraient eu le temps de refleurir.
Presque du jour au lendemain, le pays se couvrit de fleurs. Blanches, jaunes ou pourpres – plus rarement rouge vif ou d’un bleu lumineux –, elles émaillaient le vert tendre des immenses prairies. Le printemps avait toujours été la saison préférée d’Ayla et, une fois de plus, elle était émue par sa beauté.