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La Vallée des chevaux

Page 48

by Jean M. Auel


  Portés par le courant, les deux frères voyageaient plus vite dans leur petite embarcation que s’ils avaient marché le long de la rive. Comme leur avait expliqué Carlono, lorsque le fleuve atteignit la barrière d’une ancienne chaîne de montagnes, bien antérieure aux massifs entre lesquels il avait coulé jusqu’ici, il obliqua vers le nord. Bien que cette vénérable chaîne montagneuse eût subi les outrages du temps, elle s’interposait encore entre le fleuve et la mer intérieure qu’il tâchait d’atteindre.

  Nullement découragé, le cours d’eau avait cherché un autre passage et s’était recourbé vers le nord. Mais, alors qu’il obliquait à nouveau vers l’est pour atteindre la mer intérieure, il recevait un dernier affluent, une large rivière, qui augmentait encore le volume déjà énorme des eaux et des limons qu’il charriait. Maintenant que rien n’arrêtait plus sa course, la Grande Rivière Mère ne pouvait plus se contenter de son lit. Elle se divisait en plusieurs bras et formait un delta en éventail.

  Ce delta n’était qu’un gigantesque marécage plein de sables mouvants, de marais salants et de dangereuses petites îles. Certaines îles limoneuses demeuraient en place pendant plusieurs années, suffisamment longtemps pour que des arbres rabougris réussissent à y pousser. Cela ne les empêchait pas d’être sapées par les infiltrations ou entraînées un beau jour par les crues saisonnières. Le fleuve comptait quatre embouchures, mais le cours de ces quatre bras principaux restait instable. Sans raison apparente, il arrivait que l’eau cesse de couler dans son lit habituel et qu’elle choisisse brusquement un autre parcours, déracinant les buissons et abandonnant derrière elle un bras mort rempli de sable encore humide.

  La Grande Rivière Mère – longue de près de trois mille kilomètres et grosse des eaux de deux chaînes de montagnes couvertes de glaciers – n’allait pas tarder à atteindre sa destination finale. Mais le delta, avec ses deux mille cinq cents kilomètres carrés de boue, de limon, de sable et d’eau, constituait le tronçon le plus dangereux du fleuve.

  Tant que Jondalar et Thonolan avaient suivi le plus profond des bras de gauche, ils n’avaient eu aucun mal à naviguer. Au moment où le fleuve remontait en direction du nord, il leur avait suffi de se laisser porter par le courant et quand le large cours d’eau avait reçu son dernier affluent, ils avaient simplement été déportés au milieu du lit. Mais les deux frères n’avaient pas prévu qu’aussitôt après le fleuve se divisait en plusieurs bras. Avant qu’ils aient eu le temps de s’en rendre compte, leur bateau se retrouva dans le bras central.

  Même s’ils étaient familiarisés avec le maniement du petit bateau, ils étaient loin d’être des navigateurs aussi émérites que les Ramudoï. Ils tentèrent de faire faire demi-tour à leur pirogue pour remonter à contre-courant et entrer dans le bras de gauche qu’ils avaient manqué. La proue ayant à peu près la même forme que la poupe, il leur aurait suffi de se retourner sur leur siège et de pagayer dans le sens contraire, mais cela ne leur vint pas à l’idée.

  Leur embarcation était maintenant en travers du courant, Jondalar criait des instructions à son frère pour qu’il fasse tourner l’avant du bateau et Thonolan commençait à perdre patience. Un tronc d’arbre, lourd et imbibé d’eau, descendait le fleuve, entraîné par le courant, et ses racines tentaculaires ratissaient tout ce qui passait à leur portée. Quand les deux hommes le virent, il était trop tard.

  Dans un craquement de bois qui éclate, l’extrémité déchiquetée et noircie de l’arbre, qui avait été frappé par la foudre avant d’être enlevé par le flot, éperonna le flanc de la frêle embarcation. L’eau s’engouffra aussitôt dans la brèche et submergea la pirogue. Au moment où l’arbre fondait sur eux, une de ses longues racines s’enfonça dans les côtes de Jondalar, lui coupant la respiration. Une autre racine faillit crever un œil à Thonolan et lui laissa une longue estafilade sur la joue.

  Soudain plongés dans l’eau glacée, les deux frères se raccrochèrent au tronc et ils virent de petites bulles se former à la surface de l’eau alors que leur embarcation, lestée de tout ce qu’ils possédaient, sombrait au fond du fleuve.

  — Est-ce que ça va, Jondalar ? demanda Thonolan, qui avait entendu le cri de douleur poussé par son frère.

  — Une des racines m’est rentrée dans les côtes. J’ai un peu mal mais je ne pense pas que ce soit grave.

  Suivi par Jondalar, qui progressait moins vite que lui, Thonolan essaya de contourner le tronc d’arbre. Mais à chaque fois qu’ils tentaient de s’en dégager, le courant les ramenait vers lui, comme il le faisait des autres débris prisonniers de ses racines. Brusquement, le tronc vint buter contre un ensablement qui le stoppa net.

  Contournant le tronc et se frayant un passage à travers le réseau des racines en partie découvertes, le fleuve expulsa les débris qui avaient été jusque-là maintenus sous l’eau par la force du courant. La carcasse toute boursouflée d’un renne remonta à la surface, juste devant Jondalar. Il fit un mouvement de côté pour l’éviter, réveillant la douleur qui lui taraudait les côtes.

  Libérés du tronc, les deux frères gagnèrent à la nage une petite île qui se trouvait au milieu du bras. Même si quelques saules y poussaient, cette île était provisoire et condamnée à disparaître. Les arbres qui se trouvaient le plus au bord étaient déjà en partie submergés et ils ne portaient pas de bourgeons. Les racines de certains d’entre eux pendaient dans le vide et leurs troncs s’inclinaient dangereusement vers le fleuve qu’ils n’allaient pas tarder à rejoindre. Le soi était spongieux comme un marécage.

  — Je crois que nous ferions mieux de continuer et de trouver un endroit plus sec, dit Jondalar.

  — Tu souffres, n’est-ce pas ?

  Jondalar reconnut que ça n’allait pas très fort, puis il ajouta :

  — Nous ne pouvons pas rester là.

  Ils se laissèrent glisser dans l’eau et, dès qu’ils eurent dépassé la barre de sable de l’île, le courant les entraîna en aval beaucoup plus vite qu’ils ne l’auraient cru et les transporta jusqu’à la terre ferme. Fatigués et frigorifiés, ils furent bien déçus quand ils virent qu’il s’agissait à nouveau d’une île, plus large et plus longue que la précédente et légèrement plus haute par rapport au niveau des eaux. Le sol était saturé d’humidité et il n’y avait pas un morceau de bois sec.

  — Ce n’est pas ici que nous pourrons allumer un feu, dit Thonolan. D’après toi, où se trouve le camp mamutoï dont nous a parlé Carlono ?

  — Au nord du delta, tout près de la mer, répondit Jondalar en regardant avec envie dans cette direction.

  Il souffrait de plus en plus et n’était pas certain de pouvoir traverser à la nage un autre bras. Aussi loin que portait son regard, il n’apercevait que les remous qui agitaient le fleuve, des monceaux de débris et, çà et là, quelques arbres qui marquaient l’emplacement des îles.

  — Il ne nous a pas dit à quelle distance du fleuve se trouvait ce camp, ajouta-t-il.

  Ils pataugèrent dans la vase jusqu’à l’extrémité nord de l’étroite langue de terre et plongèrent à nouveau dans l’eau glacée. Remarquant une rangée d’arbres qui se trouvaient en aval et de l’autre côté du bras d’eau, Jondalar se dirigea de ce côté. Cette traversée les avait fatigués. Le souffle court, ils grimpèrent d’un pas chancelant sur une plage de sable gris. Leurs longs cheveux ruisselaient et leurs vêtements en cuir étaient trempés.

  Le soleil de fin d’après-midi, qui avait réussi à percer les nuages, illumina le paysage sans les réchauffer pour autant. Tant qu’ils s’étaient activés, ils n’avaient pas eu froid mais quand le vent venu du nord commença à souffler, ils se mirent à trembler dans leurs vêtements mouillés et allèrent s’abriter derrière une rangée d’aulnes clairsemés.

  — Nous n’avons qu’à camper ici, proposa Jondalar.

  — Il fait encore jour. Mieux vaudrait continuer.

  — Le temps que nous construisions un abri et allumions un feu, il fera nuit.

  — Si nous repartons tout de suite, nous pourrons peut-être t
rouver le camp mamutoï avant la nuit.

  — Je ne crois pas que j’en serai capable, avoua Jondalar.

  — Montre-moi ta blessure.

  Jondalar souleva sa tunique. L’endroit où il avait été blessé par la racine était en train de changer de couleur et il portait une entaille qui avait dû saigner. Le cuir de sa tunique avait fait office de pansement et arrêté le saignement. Mais la tunique avait été perforée et il se demanda s’il n’avait pas une côte cassée.

  — M’asseoir près d’un feu ne me ferait pas de mal, dit-il.

  Ils regardèrent autour d’eux l’eau boueuse agitée de remous, les bancs de sable en mouvement et toute cette végétation charriée en tous sens par le fleuve. Des fouillis de branches entrelacées à des troncs étaient entraînés par le courant vers la mer, s’accrochant de-ci de-là aux prises que leur offrait le fond. Dans le lointain, on apercevait des arbres et des buissons couverts de bourgeons qui avaient réussi à s’ancrer dans des îlots plus stables.

  Partout où ils avaient pu s’enraciner poussaient des roseaux et des herbes des marais. Non loin de là, des touffes de carex hautes de un mètre et couvertes de feuilles vertes paraissaient plus vigoureuses qu’elles ne l’étaient en réalité. Des lis des marais, aux feuilles en forme de glaive, de la même hauteur, étouffaient les joncs aigus qui émergeaient péniblement du sol. Dans le marais près de la rive, les prêles, les roseaux et les scirpes atteignaient trois mètres et semblaient gigantesques comparés aux deux hommes. Des phragmites, couronnés de balais pourpre, les dépassaient encore d’un bon mètre.

  Les deux frères avaient tout perdu quand leur embarcation avait sombré au fond du fleuve, emportant même les deux sacs qu’ils transportaient depuis le début de leur Voyage. Ils n’avaient plus que les vêtements qu’ils portaient sur le dos. Heureusement, depuis sa pêche à l’esturgeon mouvementée et sa rencontre avec les Têtes Plates, Jondalar transportait toujours sur lui une petite sacoche remplie d’outils.

  — Je vais voir si ces massettes n’ont pas de tiges de l’an dernier suffisamment sèches pour fabriquer une drille à feu, dit-il en essayant de ne pas penser à la douleur qui lui taraudait le flanc. Essaie de trouver un peu de bois sec.

  Non seulement les tiges de massette leur permirent de fabriquer une drille à feu mais, en entrelaçant les longues feuilles des roseaux et en les posant sur un cadre en bois d’aulne, ils confectionnèrent aussi un abri au toit en pente qui leur permit de bénéficier pleinement de la chaleur dégagée par le feu. Les extrémités vertes et les racines tendres de cette plante cuites sur les braises avec quelques rhizomes de lis et la base immergée des scirpes[7] constituèrent le premier plat de leur repas. Un jeune aulne, taillé en pointe et lancé avec précision, leur permit de tuer deux canards sauvages qui furent cuits à leur tour sur le feu. Avec les longues tiges flexibles des scirpes, ils eurent vite fait de fabriquer des nattes qu’ils utilisèrent pour se protéger de l’humidité pendant que leurs vêtements séchaient, puis pour dormir.

  Jondalar passa une mauvaise nuit. Sa blessure le faisait souffrir et il sentait que quelque chose n’allait pas à l’intérieur. Mais il n’était pas question qu’ils s’arrêtent tant qu’ils ne seraient pas sur la terre ferme.

  Le matin, ils pêchèrent du poisson à la seine grâce à de grands paniers tressés, fabriqués avec des branches d’aulne et des feuilles de massette. Ils ramenèrent ces nasses vers la rive à l’aide de cordes faites d’écorce filandreuse. Ils rangèrent le matériel qui leur avait permis de faire du feu et les souples paniers à l’intérieur des nattes qu’ils attachèrent avec la corde. Portant chacun une natte en bandoulière et tenant chacun une lance, ils se remirent en route. Ces lances n’étaient que des bâtons dont l’extrémité avait été taillée en pointe mais elles leur avaient permis de dîner la veille au soir et, grâce aux paniers, ils avaient pu se procurer un second repas. Leur survie dépendait moins de leur équipement que de leur savoir-faire.

  Les deux frères n’étaient pas tout à fait d’accord sur la direction à prendre. Thonolan était persuadé qu’ils avaient traversé le delta et il voulait se diriger vers l’est pour rejoindre la mer. Jondalar voulait aller vers le nord car il était sûr qu’il leur restait encore un bras à traverser. Ils choisirent finalement un compromis et se dirigèrent vers le nord-est. Il s’avéra que Jondalar avait raison et aux environs de midi, ils atteignirent le bras du fleuve situé le plus au nord.

  — J’ai l’impression qu’il va falloir recommencer à nager, annonça Thonolan. En seras-tu capable ?

  — Je n’ai pas le choix.

  Ils s’apprêtaient à plonger dans l’eau quand soudain, Thonolan s’arrêta.

  — Et si nous attachions nos vêtements sur un tronc d’arbre comme nous avons l’habitude de le faire ? proposa-t-il. Comme ça, nous ne les mouillerons pas.

  — Je ne sais pas... commença Jondalar. (Plonger tout nu dans cette eau glaciale ne lui plaisait guère. Mais la proposition de son frère était raisonnable et il ne voulait pas recommencer à discuter avec lui.) D’accord, convint-il en haussant les épaules.

  Sans vêtement, il faisait plutôt frisquet. Jondalar se dit qu’il ferait mieux de conserver autour de sa taille la sacoche dans laquelle il portait ses outils, mais Thonolan l’avait déjà rangée à l’intérieur de sa tunique et il était en train d’attacher tout ce qu’ils possédaient sur un tronc. Dès que Jondalar se retrouva dans l’eau, il eut l’impression que le fleuve était encore plus froid que la veille et il dut serrer les dents pour ne pas crier quand, après avoir plongé, il se mit à nager. L’eau glacée finit par engourdir ses côtes douloureuses. Nageant d’un côté seulement, il se laissa distancer par son frère qui poussait le tronc devant lui.

  Lorsqu’ils sortirent de l’eau et se retrouvèrent debout sur le banc de sable qu’ils avaient choisi de rallier, l’embouchure de la Grande Rivière Mère était en vue et ils aperçurent pour la première fois la mer intérieure. Ils avaient atteint le but qu’ils s’étaient fixés au début de leur périple, et pourtant ils ne ressentaient aucune émotion particulière. Depuis qu’ils avaient quitté les Sharamudoï, leur Voyage n’avait plus de sens et ils le savaient. En outre, ils n’avaient toujours pas gagné la terre ferme. L’ensablement sur lequel ils se tenaient s’était trouvé jadis au milieu du lit. L’eau avait changé de parcours, laissant derrière elle un bras mort qu’il fallait maintenant traverser.

  De l’autre côté de l’ancien lit, une berge haute et boisée leur tendait les bras. Sa base, sapée précédemment par le courant, était couverte de racines qui pendillaient à l’air libre. Le bras mort n’était pas resté vide longtemps : au milieu, il y avait encore de l’eau bourbeuse et un début de végétation avait commencé à pousser. Les insectes eux aussi avaient découvert l’eau stagnante et pour l’instant, ils s’acharnaient sur les deux hommes.

  Thonolan, qui était en train de détacher leurs vêtements, changea bien vite d’avis.

  — Il va falloir que nous traversions ce lit boueux, dit-il. Mieux vaudrait attendre d’avoir atteint la berge pour nous rhabiller.

  Jondalar acquiesça d’un signe de tête. Il souffrait trop pour avoir la force de discuter. Il avait l’impression de s’être claqué un muscle en nageant et il tenait tout juste debout.

  Après avoir écrasé un moustique, Thonolan commença à descendre le long de la déclivité qui, auparavant, reliait le haut de la berge au fond du lit.

  Combien de fois leur avait-on répété qu’il ne fallait jamais tourner le dos à la Grande Rivière Mère et sous-estimer les dangers qu’elle recelait ? Même si le fleuve ne coulait plus à cet endroit, ce bras en faisait encore partie et pouvait réserver des surprises. Chaque année des millions de tonnes de limon entraînées vers la mer intérieure étaient déversées dans ce delta de deux mille six cent kilomètres carrés. Ce bras mort, régulièrement inondé par les marées de la mer intérieure, formait un marais salant, saturé d’humidité et mal drainé. Les herbes et les roseaux qui avaient réussi à y pousser enfonçaient leur
s racines dans de la vase.

  Dès qu’ils s’y engagèrent, les deux hommes se mirent à glisser le long de la pente et quand ils arrivèrent en bas, leurs pieds s’enfoncèrent dans la vase. Thonolan fila devant, oubliant que son frère n’était pas en état d’adopter sa longue foulée habituelle. Même s’il était encore capable de marcher, la descente le long de cette pente glissante n’avait pas arrangé sa blessure. Il avançait avec précaution et commençait à se sentir un peu ridicule de marcher tout nu dans ce marais alors que les insectes en profitaient pour le dévorer.

  Son frère s’était tellement éloigné qu’il voulut l’appeler. Mais au moment où il relevait la tête, il vit Thonolan s’enfoncer et entendit le cri qu’il poussait pour appeler à l’aide. Oubliant sa blessure, il se mit à courir. Quand il fut assez près pour voir que son frère était en train de se débattre dans des sables mouvants, il fut pris de panique.

  — Grande Doni, Thonolan ! cria-t-il en se précipitant vers lui.

  — Reste où tu es ! hurla son frère. Sinon tu vas y avoir droit, toi aussi.

  Plus Thonolan se débattait pour se libérer, plus il s’enfonçait. Jondalar jeta des coups d’œil frénétiques autour de lui dans l’espoir de lui tendre quelque chose qu’il pourrait attraper. Ma tunique ! se dit-il soudain. Il s’accrochera à une des extrémités et moi, je tiendrai l’autre. Puis il se rendit compte que c’était impossible : le ballot de vêtements avait disparu. Il s’approcha d’un tronc d’arbre en partie enfoui dans la boue et tenta de lui arracher une de ses racines. Mais ses efforts ne servirent à rien : toutes les racines qui auraient pu venir facilement avaient été arrachées au tronc pendant son turbulent trajet dans le courant.

  — Thonolan, où sont nos vêtements ? J’ai besoin de quelque chose pour te sortir de là.

 

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