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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 7

by Charles Baudelaire


  Nous indiquons en quelques traits rapides la physionomie d’Edgar Poe, quoique nous n’ayons pas à écrire sa vie ; mais l’auteur américain a tenu dans l’existence intellectuelle de Baudelaire une place assez grande pour qu’il soit indispensable d’en parler ici d’une façon un peu développée, sinon sous le rapport biographique, au moins au point de vue des doctrines. Edgar Poe a certainement influé sur Baudelaire, son traducteur, surtout dans la dernière partie de la vie, hélas ! si courte du poëte.

  Les Histoires extraordinaires, les Aventures d’Arthur Gordon Pym, les Histoires sérieuses et grotesques, Eureka, ont été traduites par Baudelaire avec une identification si exacte de style et de pensée, une liberté si fidèle et si souple, que les traductions produisent l’effet d’ouvrages originaux et en ont toute la perfection géniale. Les Histoires extraordinaires sont précédées de morceaux de haute critique dans lesquels le traducteur analyse en poëte le talent si excentrique et si nouveau d’Edgar Poe, que la France, avec sa parfaite insouciance des originalités étrangères, ignorait profondément avant que Baudelaire l’eût révélé. Il apporte à ce travail, nécessaire pour expliquer une nature si en dehors des idées vulgaires, une sagacité métaphysique peu commune et une rare finesse d’aperçus. Ces pages peuvent compter entre les plus remarquables qu’il ait écrites.

  La curiosité fut surexcitée au plus haut point par ces mystérieuses histoires si mathématiquement fantastiques, qui se déduisent avec des formules d’algèbre, et dont les expositions ressemblent à des enquêtes judiciaires menées par le magistrat le plus perspicace et le plus subtil. L’Assassinat de la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d’or, ces énigmes plus difficiles à deviner que celles du sphinx et dont le mot arrive à la fin d’une façon si plausible, intéressèrent jusqu’au délire le public blasé sur les romans d’aventures et de mœurs. On se passionna pour cet Auguste Dupin d’une lucidité divinatoire si étrange, qui semble tenir entre ses mains le fil rattachant les unes aux autres les pensées les plus opposées, et qui arrive à son but par des inductions d’une justesse si merveilleuse. — On admira ce Legrand, plus habile encore à déchiffrer les cryptogrammes que Claude Jacquet, l’employé du ministère, qui lit à Desmarets, dans l’histoire des Treize, avec la vieille grille de l’ambassade de Portugal, la lettre chiffrée de Ferragus, et le résultat de cette lecture est la découverte des trésors du capitaine Kid ! Chacun s’avoua qu’il aurait eu beau voir renaître à la lueur de la flamme, en traits rouges, sur le parchemin jauni, la tête de mort et le chevreau, et les lignes de points, de croix, de virgules et de chiffres, qu’il n’eût pas deviné où le corsaire avait enfoui ce grand coffre plein de diamants, de joyaux, de montres, de chaînes d’or, d’onces, de quadruples, de doublons, de rixdales, de piastres et de monnaies de tous les pays qui récompensent la sagacité de Legrand. Le Puits et le Pendule causèrent une suffocation de terreur égale aux plus noires inventions d’Anne Radcliffe, de Lewis et du révérend père Mathurin, et l’on prit le vertige à regarder au fond de ce gouffre tournoyant du Maelstrom, colossal entonnoir aux parois duquel les vaisseaux courent en spirale comme les brins de paille dans un tourbillon. La Vérité sur le cas de M. Waldemar ébranla les nerfs les plus robustes, et la Chute de la maison Usher inspira de profondes mélancolies. Les âmes tendres furent particulièrement touchées par ces figures de femmes, si vaporeuses, si transparentes, si romanesquement pâles et d’une beauté presque spectrale, que le poëte nomme Morella, Ligeia, lady Rowena Trévanion, de Tremaine, Eleonor, mais qui ne sont que l’incarnation sous toutes les formes d’un unique amour survivant à la mort de l’objet adoré, et se continuant à travers des avatars toujours découverts.

  Désormais, en France, le nom de Baudelaire est inséparable du nom d’Edgar Poe, et le souvenir de l’un éveille immédiatement la pensée de l’autre. Il semble même parfois que les idées de l’Américain appartiennent en propre au Français.

  Baudelaire, comme la plupart des poëtes de ce temps-ci, où les arts, moins séparés qu’ils n’étaient autrefois, voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes transpositions, avait le goût, le sentiment et la connaissance de la peinture. Il a écrit des articles de Salon remarquables, et, entre autres, des brochures sur Delacroix, qui analysent avec une pénétration et une subtilité extrêmes, la nature d’artiste du grand peintre romantique. Il en a la préoccupation et nous trouvons, dans des réflexions sur Edgar Poe, cette phrase significative : « Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edgar Poe aime à agiter ses figures sur des fonds violâtres et verdâtres, où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l’orage, » Quel juste sentiment en cette simple phrase incidente de la couleur passionnée et fiévreuse du peintre ! Delacroix, en effet, devait charmer Baudelaire par la maladie même de son talent si troublé, si inquiet, si nerveux, si chercheur, si exaspéré, si paroxyste, qu’on nous passe ce mot, qui seul rend bien notre pensée, et si tourmenté des malaises, des mélancolies, des ardeurs fébriles, des efforts convulsifs et des rêves vagues de l’époque moderne.

  Un instant, l’école réaliste crut pouvoir accaparer Baudelaire. Certains tableaux des Fleurs du mal, d’une vérité outrageusement crue et dans lesquels le poëte n’avait reculé devant aucune laideur, pouvaient faire croire à des esprits superficiels qu’il penchait vers cette doctrine. On ne faisait pas attention que ces tableaux, soi-disant réels, étaient toujours relevés par le caractère, l’effet ou la couleur, et, d’ailleurs, servaient de contraste à des peintures idéales et suaves. Baudelaire se laissa un peu aller à ces avances, visita les ateliers réalistes, et dut faire sur Courbet, le maître peintre d’Ornans, un article qui ne parut jamais. Cependant, à l’un de ces derniers Salons, Fantin, dans ce cadre bizarre où il réunit autour du médaillon d’Eugène Delacroix, comme les comparses d’une apothéose, le cénacle des peintres et des écrivains dits réalistes, a placé Charles Baudelaire en un coin, avec son regard sérieux et son sourire ironique. Certes, Baudelaire, comme admirateur de Delacroix, avait bien le droit d’être là. Mais faisait-il intellectuellement et sympathiquement partie de cette bande, dont les tendances ne devaient pas s’accorder avec ses goûts aristocratiques et son aspiration vers le beau ? Chez lui, nous l’avons déjà spécifié, l’emploi du laid trivial et naturel n’était qu’une sorte de manifestation et de protestation d’horreur, et nous doutons que la Vénus capitonnée de Courbet, effroyable Maritorne callipyge, ait eu jamais beaucoup de charmes pour lui, l’amateur des élégances exquises, des maniérismes raffinés et des coquetteries savantes. Non qu’il ne fût pas capable d’admirer la beauté grandiose ; celui qui a écrit la Géante devait aimer l’Aurore et la Nuit, ces magnifiques colosses féminins que Michel-Ange couche sur la volute du tombeau des Médicis avec des contournements si superbes. Il avait, en outre, une philosophie et une métaphysique qui ne pouvaient manquer de l’éloigner de cette école, à laquelle il ne faut sous aucun prétexte le rattacher.

  Loin de se plaire au réel, il cherchait curieusement l’étrange, et, s’il rencontrait quelque type singulier, original, il le suivait, l’étudiait, tâchait de trouver le bout de fil de la bobine et de le dérouler jusqu’au bout. Ainsi il s’était épris de Guys, un personnage mystérieux, qui avait pour état d’aller dans tous les coins de l’univers où il se passait quelque événement dessiner des croquis pour les journaux illustrés anglais.

  Ce Guys, que nous avons connu, était à la fois un grand voyageur, un observateur profond et rapide, et un parfait humoriste ; d’un coup d’œil, il saisissait les côtés caractéristiques des hommes et des choses ; en quelques coups de crayon, il en découpait les silhouettes sur son album, arrêtait à la plume ce trait cursif comme la sténographie, et la lavait hardiment d’une teinte plate pour en indiquer la couleur.

  Guys n’était pas ce que régulièrement on appelle un artiste, mais il avait le don particulier de prendre en quelques minutes le signalement des choses. D’un coup d’œil, avec un
e clairvoyance sans égale, il démêlait dans tout le trait caractéristique — celui-là seul — et le mettait en saillie, négligeant instinctivement ou à dessein les parties complémentaires. Nul mieux que lui n’accusait une attitude, un galbe, une cassure, pour nous servir d’un mot vulgaire, qui rend exactement notre pensée, qu’il s’agît d’un dandy ou d’un voyou, d’une grande dame ou d’une fille du peuple. Il possédait à un degré rare le sens des corruptions modernes, dans le haut comme dans le bas de la société, et il cueillait, lui aussi, sous forme de croquis son bouquet de fleurs du mal. Personne ne rendait comme Guys la maigreur élégante et l’éclat d’acajou d’un cheval de course, et il savait aussi bien faire déborder la jupe d’une petite dame sur le bord d’un panier traîné par des poneys, qu’établir un cocher de bonne maison, poudré et garni de fourrures, sur l’énorme siège d’un grand coupé à huit ressorts et à panneaux armoriés, partant pour le drawing-room de la Reine avec ses trois laquais suspendus aux embrasses de passementerie. — Il semble dans ce dessin spirituel, fashionable et cursif, consacré aux scènes de high life, avoir été le précurseur des intelligents artiste de la Vie parisienne, Marcelin, Hadol, Morin, Crafty, d’une modernité si au courant et si pénétrante. Mais, si Guys exprimait, à se faire approuver par un Brummel, le haut dandysme et les grandes allures aristocratiques de la duckery, il excellait non moins à rendre dans leurs folles toilettes et leur désinvolture provoquante les nymphes vénales de Piccadilly-saloon et d’Argail-room, et ne craignait même pas de s’engager dans les lanes déserts et d’y croquer, au clair de lune au à la lueur tourmentée d’un bec de gaz, la silhouette d’un de ces spectres du plaisir qui errent sur les trottoirs de Londres, et, s’il se trouvait à Paris, il poursuivait, jusque dans les tapis francs décrits par Eugène Sue, les modes outrées du mauvais lieu et ce qu’on pourrait appeler la coquetterie du ruisseau. Vous pensez bien que Guys ne cherchait là que le caractère. C’était sa passion, et il dégageait avec une certitude étonnante le côté pittoresque et singulier des types, des allures et des costumes de notre époque. — Un talent de cette nature ne pouvait manquer de charmer Baudelaire, qui faisait, en effet, grand cas de Guys. Nous possédions une soixantaine de dessins, d’esquisses, d’aquarelles de cet humoriste au crayon, et nous en donnâmes quelques-uns au poëte. Ce cadeau lui fit un vif plaisir et il l’emporta tout joyeusement.

  Certainement, il savait tout ce qui manquait à ces rapides pochades, auxquelles Guys lui-même n’attachait plus aucune importance lorsqu’elles avaient été reportées sur bois par les habiles dessinateurs de l’Illustrated London news ; mais il était frappé de cet esprit, de cette clairvoyance et de cette puissance observatrices, qualités toutes littéraires traduites par un moyen graphique. Il aimait dans ces dessins l’absence complète d’antiquité, c’est-à-dire de tradition classique, et le sentiment profond de ce que nous appellerons décadence, faute d’un mot s’adaptant mieux à notre idée ; mais on sait ce que Baudelaire entendait par décadence. Ne dit-il pas quelque part à propos de ces distinctions littéraires : « Il me semble que deux femmes me sont présentées ; l’une matrone rustique, répugnante de santé et de vertu, sans allure et sans regard ; bref, ne devant rien qu’à la simple nature ; l’autre une de ces beautés qui dominent et oppriment le souvenir, unissant à son charme profond et original l’éloquence de la toilette, maîtresse de sa démarche, consciente et reine d’elle-même, une voix parlant comme un instrument bien accordé, et des regards chargés de pensée et n’en laissant couler que ce qu’ils veulent. Mon choix ne saurait être douteux, et cependant il y a des sphinx pédagogiques qui me reprocheraient de manquer à l’honneur classique. »

  Cette compréhension si originale de la beauté moderne retourne la question, car elle regarde comme primitive, grossière et barbare la beauté antique, opinion paradoxale sans doute, mais qui peut très-bien se soutenir. Balzac préférait de beaucoup, à la Vénus de Milo, une Parisienne élégante, fine, coquette, moulée dans son long cachemire par un mouvement de coudes, allant d’un pied furtif à quelque rendez-vous, sa voilette de Chantilly rabattue sur le nez, penchant la tête de manière à montrer, entre le bavolet du chapeau et le dernier pli du châle, une de ces nuques au ton d’ivoire où se tordent gracieusement dans la lumière deux ou trois frisons de cheveux follets. Cela a bien son charme, quoique, pour notre goût, nous aimions davantage la Vénus de Milo ; mais cela tient à ce que, par suite d’une première éducation et d’un sens particulier, nous sommes plus plastique que littéraire.

  On se rend compte qu’avec ces idées Baudelaire ait incliné quelque temps vers l’école réaliste dont Courbet est le dieu et Manet le grand prêtre. Mais, si certains côtés de sa nature pouvaient être satisfaits par la représentation directe et non traditionnelle de la laideur ou tout au moins de la trivialité contemporaine, ses aspirations d’art, d’élégance, de luxe et de beauté l’entraînaient vers une sphère supérieure, et Delacroix avec sa passion fébrile, sa couleur orageuse, sa mélancolie poétique, sa palette de soleil couchant, et sa savante pratique d’artiste de la décadence fut et demeura son maître d’élection.

  Nous voici arrivé à un ouvrage singulier de Baudelaire, moitié traduit, moitié original, intitulé les Paradis artificiels, opium et haschich, et sur lequel il convient de s’arrêter, car il n’a pas peu contribué, parmi le public, toujours heureux d’accepter comme vrais les bruits défavorables aux littérateurs, à répandre l’opinion que l’auteur des Fleurs du mal avait l’habitude de chercher l’inspiration dans les excitants. Sa mort, arrivée à la suite d’une paralysie qui le réduisait à l’impuissance de pouvoir communiquer la pensée toujours active et vivante au fond de son cerveau, ne fit que confirmer cette croyance. Cette paralysie, disait-on, venait sans doute des excès de haschich ou d’opium auquel le poëte s’était livré d’abord par singularité, ensuite par l’entraînement fatal qu’exercent les drogues funestes. Sa maladie n’eut d’autre cause que les fatigues, les ennuis, les chagrins et les embarras de toute sorte, inhérents à la vie littéraire pour tous ceux dont le talent ne se prête pas à un travail régulier et de facile débit, comme celui du journal, par exemple, et dont les œuvres épouvantent par leur originalité les timides directeurs de revues. Baudelaire était sobre comme tous les travailleurs, et, tout en admettant que le goût de se créer un paradis artificiel au moyen d’un excitant quelconque, opium, haschich, vin, alcool ou tabac, semble tenir à la nature même de l’homme puisqu’on le retrouve a toutes les époques, dans tous les pays, dans les barbaries comme dans les civilisations et jusque dans l’état sauvage, il y voyait une preuve de la perversité originelle, une tentative impie d’échapper à la douleur nécessaire, une pure suggestion satanique pour usurper, dès à présent, le bonheur réservé plus tard comme récompense à la résignation, à la volonté, à la vertu, à l’effort persistant vers le bien et le beau. Il pensait que le diable disait aux mangeurs de haschich et aux buveurs d’opium, comme autrefois à nos premiers parents : « Si vous goûtez de ce fruit, vous serez comme des dieux, » et qu’il ne leur tenait pas plus parole qu’il ne la tint à Adam et Eve ; car, le lendemain, le dieu, affaibli, énervé, est descendu au-dessous de la bête et reste isolé dans un vide immense, n’ayant d’autre ressource pour s’échapper à lui-même que de recourir à son poison dont il doit graduellement augmenter la dose. Qu’il ait essayé une ou deux fois du haschich comme expérience physiologique, cela est possible et même probable, mais il n’en a pas fait un usage continu. Ce bonheur acheté à la pharmacie, et qu’on emporte dans la poche de son gilet, lui répugnait d’ailleurs, et il comparait l’extase qu’il produit à celle d’un maniaque pour qui des toiles peintes et de grossiers décors remplaceraient de véritables meubles et des jardins embaumés de fleurs réelles. Il ne vint que rarement et en simple observateur aux séances de l’hôtel Pimodan, où notre cercle se réunissait pour prendre le dawamesk, séances que nous avons décrites autrefois dans la Revue des Deux Mondes, sous ce titre : le Club des haschichins, en y mêlant le récit de n
os propres hallucinations. — Après une dizaine d’expériences, nous renonçâmes pour toujours à cette drogue enivrante, non qu’elle nous eût fait mal physiquement, mais le vrai littérateur n’a besoin que de ses rêves naturels, et il n’aime pas que sa pensée subisse l’influence d’un agent quelconque.

 

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