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Collected Poetical Works of Charles Baudelaire

Page 18

by Charles Baudelaire


  Comme s’il écrasait des morts sous ses savates,

  Hostile à l’univers plutôt qu’indifférent.

  Son pareil le suivait : barbe, œil, dos, bâton, loques,

  Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,

  Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques

  Marchaient du même pas vers un but inconnu.

  À quel complot infâme étais-je donc en butte,

  Ou quel méchant hasard ainsi m’humiliait !

  Car je comptai sept fois, de minute en minute,

  Ce sinistre vieillard qui se multipliait !

  Que celui-là qui rit de mon inquiétude,

  Et qui n’est pas saisi d’un frisson fraternel,

  Songe bien que malgré tant de décrépitude

  Ces sept monstres hideux avaient l’air éternel !

  Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,

  Sosie inexorable, ironique et fatal,

  Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?

  — Mais je tournai le dos au cortège infernal.

  Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

  Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,

  Malade et morfondu, l’esprit fiévreux et trouble,

  Blessé par le mystère et par l’absurdité !

  Vainement ma raison voulait prendre la barre ;

  La tempête en jouant déroutait ses efforts,

  Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre

  Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

  CXV. LES PETITES VIEILLES

  À VICTOR HUGO

  I

  Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

  Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,

  Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,

  Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

  Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,

  Éponine ou Laïs ! — Monstres brisés, bossus

  Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.

  Sous des jupons troués et sous de froids tissus

  Ils rampent, flagellés par les bises iniques,

  Frémissant au fracas roulant des omnibus,

  Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

  Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

  Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;

  Se traînent, comme font les animaux blessés,

  Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

  Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

  Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

  Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;

  Ils ont les yeux divins de la petite fille

  Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

  — Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles

  Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?

  La Mort savante met dans ces bières pareilles

  Un symbole d’un goût bizarre et captivant,

  Et lorsque j’entrevois un fantôme débile

  Traversant de Paris le fourmillant tableau,

  Il me semble toujours que cet être fragile

  S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ;

  À moins que, méditant sur la géométrie,

  Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords,

  Combien de fois il faut que l’ouvrier varie

  La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.

  — Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,

  Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…

  Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes

  Pour celui que l’austère Infortune allaita !

  II

  De l’ancien Frascati Vestale enamourée ;

  Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur

  Défunt, seul, sait le nom ; célèbre évaporée

  Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,

  Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles

  Il en est qui, faisant de la douleur un miel,

  Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :

  « Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu’au ciel ! »

  L’une, par sa patrie au malheur exercée,

  L’autre, que son époux surchargea de douleurs,

  L’autre, par son enfant Madone transpercée,

  Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !

  III

  Ah ! que j’en ai suivi, de ces petites vieilles !

  Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant

  Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,

  Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

  Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,

  Dont les soldats parfois inondent nos jardins,

  Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,

  Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

  Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,

  Humait avidement ce chant vif et guerrier ;

  Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;

  Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier !

  IV

  Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,

  À travers le chaos des vivantes cités,

  Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,

  Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

  Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,

  Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil

  Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;

  Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.

  Honteuses d’exister, ombres ratatinées,

  Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;

  Et nul ne vous salue, étranges destinées !

  Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !

  Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,

  L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,

  Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !

  Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

  Je vois s’épanouir vos passions novices ;

  Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;

  Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !

  Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

  Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !

  Je vous fais chaque soir un solennel adieu !

  Où serez-vous demain, Èves octogénaires,

  Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

  CXVI. LES AVEUGLES

  Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !

  Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;

  Terribles, singuliers comme les somnambules ;

  Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

  Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,

  Comme s’ils regardaient au loin, restent levés

  Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés

  Pencher rêveusement leur tête appesantie.

  Ils traversent ainsi le noir illimité,

  Ce frère du silence éternel. Ô cité !

  Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,

  Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,

  Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,

  Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

  CXVII. À UNE PASSANTE

  La rue assourdissante autour de moi hurlait.

  Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

  Une femme passa, d’une main fastueuse

  Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

  Agile et noble, avec sa jambe de statue.

  Mo
i, je buvais, crispé comme un extravagant,

  Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,

  La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

  Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté

  Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

  Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

  Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !

  Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

  Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

  CXVIII. LE SQUELETTE LABOUREUR

  I

  Dans les planches d’anatomie

  Qui traînent sur ces quais poudreux

  Où maint livre cadavéreux

  Dort comme une antique momie,

  Dessins auxquels la gravité

  Et le savoir d’un vieil artiste,

  Bien que le sujet en soit triste,

  Ont communiqué la Beauté,

  On voit, ce qui rend plus complètes

  Ces mystérieuses horreurs,

  Bêchant comme des laboureurs,

  Des Écorchés et des Squelettes.

  II

  De ce terrain que vous fouillez,

  Manants résignés et funèbres,

  De tout l’effort de vos vertèbres,

  Ou de vos muscles dépouillés,

  Dites, quelle moisson étrange,

  Forçats arrachés au charnier,

  Tirez-vous, et de quel fermier

  Avez-vous à remplir la grange ?

  Voulez-vous (d’un destin trop dur

  Épouvantable et clair emblème !)

  Montrer que dans la fosse même

  Le sommeil promis n’est pas sûr ;

  Qu’envers nous le Néant est traître ;

  Que tout, même la Mort, nous ment,

  Et que sempiternellement,

  Hélas ! il nous faudra peut-être

  Dans quelque pays inconnu

  Écorcher la terre revêche

  Et pousser une lourde bêche

  Sous notre pied sanglant et nu ?

  CXIX. LE CRÉPUSCULE DU SOIR

  Voici le soir charmant, ami du criminel ;

  Il vient comme un complice, à pas de loup ; le ciel

  Se ferme lentement comme une grande alcôve,

  Et l’homme impatient se change en bête fauve.

  Ô soir, aimable soir, désiré par celui

  Dont les bras, sans mentir, peuvent dire : Aujourd’hui

  Nous avons travaillé ! — C’est le soir qui soulage

  Les esprits que dévore une douleur sauvage,

  Le savant obstiné dont le front s’alourdit,

  Et l’ouvrier courbé qui regagne son lit.

  Cependant des démons malsains dans l’atmosphère

  S’éveillent lourdement, comme des gens d’affaire,

  Et cognent en volant les volets et l’auvent.

  À travers les lueurs que tourmente le vent

  La Prostitution s’allume dans les rues ;

  Comme une fourmilière elle ouvre ses issues ;

  Partout elle se fraye un occulte chemin,

  Ainsi que l’ennemi qui tente un coup de main ;

  Elle remue au sein de la cité de fange

  Comme un ver qui dérobe à l’Homme ce qu’il mange.

  On entend çà et là les cuisines siffler,

  Les théâtres glapir, les orchestres ronfler ;

  Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,

  S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,

  Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,

  Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,

  Et forcer doucement les portes et les caisses

  Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.

  Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,

  Et ferme ton oreille à ce rugissement.

  C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent !

  La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent

  Leur destinée et vont vers le gouffre commun ;

  L’hôpital se remplit de leurs soupirs. — Plus d’un

  Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,

  Au coin du feu, le soir, auprès d’une âme aimée.

  Encore la plupart n’ont-ils jamais connu

  La douceur du foyer et n’ont jamais vécu !

  CXX. LE JEU

  Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,

  Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,

  Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles

  Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;

  Autour des verts tapis des visages sans lèvre,

  Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,

  Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre,

  Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;

  Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres

  Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs

  Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres

  Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;

  Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne

  Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.

  Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne,

  Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,

  Enviant de ces gens la passion tenace,

  De ces vielles putains la funèbre gaîté,

  Et tous gaillardement trafiquant à ma face,

  L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !

  Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme

  Courant avec ferveur à l’abîme béant,

  Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme

  La douleur à la mort et l’enfer au néant !

  CXXI. DANSE MACABRE

  À ERNEST CHRISTOPHE.

  Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature,

  Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,

  Elle a la nonchalance et la désinvolture

  D’une coquette maigre aux airs extravagants.

  Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?

  Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,

  S’écroule abondamment sur un pied sec que pince

  Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

  La ruche qui se joue au bord des clavicules,

  Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,

  Défend pudiquement des lazzi ridicules

  Les funèbres appas qu’elle tient à cacher.

  Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,

  Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,

  Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.

  — Ô charme d’un néant follement attifé !

  Aucuns t’appelleront une caricature,

  Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,

  L’élégance sans nom de l’humaine armature.

  Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !

  Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,

  La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir,

  Éperonnant encor ta vivante carcasse,

  Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir ?

  Au chant des violons, aux flammes des bougies,

  Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,

  Et viens-tu demander au torrent des orgies

  De rafraîchir l’enfer allumé dans ton cœur ?

  Inépuisable puits de sottise et de fautes !

  De l’antique douleur éternel alambic !

  À travers le treillis recourbé de tes côtes

  Je vois, errant encor, l’insatiable aspic.

  Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie

  Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ;

  Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie ?

  L
es charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !

  Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées,

  Exhale le vertige, et les danseurs prudents

  Ne contempleront pas sans d’amères nausées

  Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

  Pourtant, qui n’a serré dans ses bras un squelette,

  Et qui ne s’est nourri des choses du tombeau ?

  Qu’importe le parfum, l’habit ou la toilette ?

  Qui fait le dégoûté montre qu’il se croit beau.

  Bayadère sans nez, irrésistible gouge,

  Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :

  « Fiers mignons, malgré l’art des poudres et du rouge,

  Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués,

  Antinoüs flétris, dandys à face glabre,

  Cadavres vernissés, lovelaces chenus,

  Le branle universel de la danse macabre

  Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !

  Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,

  Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir

  Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange

  Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir.

  En tout climat, sous ton soleil, la Mort t’admire

  En tes contorsions, risible Humanité,

  Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,

  Mêle son ironie à ton insanité ! »

  CXXII. L’AMOUR DU MENSONGE

  Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,

  Au chant des instruments qui se brise au plafond

  Suspendant ton allure harmonieuse et lente,

  Et promenant l’ennui de ton regard profond ;

  Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,

  Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,

  Où les torches du soir allument une aurore,

  Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait,

  Je me dis : Qu’elle est belle ! et bizarrement fraîche !

  Le souvenir massif, royale et lourde tour,

  La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,

  Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.

  Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines ?

  Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,

  Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,

  Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ?

  Je sais qu’il est des yeux, des plus mélancoliques,

 

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