Bohemian Flats

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Bohemian Flats Page 22

by Mary Relindes Ellis


  — Cette fois, ça sera différent ! s’exclame-t-il.

  — Mais ici, nous n’avons pas d’Alžběta ni d’Aino, dit-elle en s’attachant les cheveux. Et je n’ai pas entendu grands compliments du médecin de la ville. Il aide aussi à mettre au monde les veaux et les poulains, mais il ne le fait apparemment pas très bien non plus. Il faudra donc que tu m’assistes le moment venu.

  Dès le lendemain matin, elle se décide à aller voir Marie. Elle frappe à la porte. Quand Marie lui ouvre, elle a le visage en feu ; Magdalena perçoit une odeur de vomi.

  — Êtes-vous malade ?*

  — Oui et non*, répond Marie dans un faible sourire. Pas de règles depuis un mois. Je suis enceinte, je pense*.

  Deux jours plus tard, alors qu’elle fait ses courses à l’épicerie, c’est Alexandra Fishbach qui lui demande de la suivre dans l’arrière-boutique.

  — J’ai prié et prié pour avoir un bébé, chuchote-t-elle, et maintenant, Dieu m’a exaucée.

  La familiarité avec laquelle Alexandra lui fait ces confidences soudaines étonne quelque peu Magdalena. Moralisatrice et arrogante, Alexandra n’a jusqu’alors manifesté aucun désir de faire plus ample connaissance.

  — Croyez-vous que ça va bien se passer ? Mon mari veut tellement un garçon, mais moi, je veux une fille. Que pensez-vous que ce sera ?

  La surprise de Magdalena se transforme en colère. De toute évidence, le père Fitzgerald a exprimé son opinion quant à ses origines et s’est permis d’affirmer qu’elle pouvait être non seulement juive, mais également tzigane. Il est clair qu’Alexandra, aussi pieuse soit-elle, considère soudain que cette ascendance tzigane est une chose positive.

  — Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’aucune femme puisse savoir comment va se passer sa grossesse, répond Magdalena. Mais je suis sûre que ça va aller. Quant à savoir si ce sera une fille ou un garçon, ce sera la grâce de Dieu que de vous accorder un enfant en bonne santé.

  Un peu plus tard, Magdalena reçoit une seconde lettre d’Aino avant même qu’elle ait eu le temps de répondre à la première : Aino est enceinte, elle aussi. Leur fils de cinq ans est aux anges, tout comme Kyle. Elle espère que ce sera une fille.

  — Comment est-il possible que nous soyons toutes tombées enceintes en même temps ? C’est inquiétant, dit-elle à Albert.

  — Je dirais que c’est magique, répond-il, et que c’est un présage de bienfaits à venir.

  Même si cette situation la rend perplexe, Magdalena est soulagée qu’Aino et Marie partagent cette expérience avec elle : elle se sent moins seule et moins inquiète quant à sa propre grossesse. Elle prend immédiatement la plume pour répondre à Aino : « Vous m’aviez dit que l’air pur du Nord me ferait du bien et, apparemment, vous aviez raison. »

  Les yeux l’épient toujours depuis la ligne des arbres, près du fleuve. Peu avant Noël, un panier d’œufs au bras, elle se dirige vers la rivière. Ils avaient acheté plus de jeunes poules qu’ils n’en avaient besoin, sachant d’expérience que certaines mouraient avant de se couvrir de plumes. Mais, à leur grande surprise, seuls trois poussins sont morts et ils ont à présent trop d’œufs. Elle descend la pente avec précaution, se rapproche autant de la rive qu’elle le croit raisonnable, puis niche son panier dans la neige.

  — Des œufs frais ! lance-t-elle.

  Puis elle répète ces mots en français. Elle entend alors un mouvement parmi les arbres, suivi d’un murmure et d’un bruit étouffé. Elle recule péniblement en espérant que, quand on prendra les œufs, on lui laissera tout de même le panier.

  Le lendemain matin, le panier est devant sa porte.

  — Probablement des gosses, lui dit Roman lorsqu’il passe dans l’après-midi pour leur souhaiter un joyeux Noël. Pas impossible que ce soit Zeke Smith qu’ait pris les œufs. Il va pas bien mais il fait de mal à personne.

  En parlant, il fait le geste de se tapoter le front, puis il regarde le panier posé sur la table de la cuisine.

  — Le panier est revenu, hein ? Alors ça devait être des gens de Fox Lake. Ils ont dû aimer les œufs. Ils en veulent d’autres.

  *

  * *

  Tous avaient cru que c’était réglé, que plus personne ne viendrait retirer les enfants de la réserve pour les envoyer en pension. La dernière fois, c’était quinze ans plus tôt : on avait emmené trois garçons en promettant qu’ils reviendraient armés de quantité de savoir-faire utiles à la tribu.

  « Pour leur bien. »

  Voilà ce qu’avait dit l’un des fonctionnaires du Comité d’éducation du Wisconsin. Ses collègues et lui s’étaient mis debout sur le chariot, comme si poser pied à terre aurait pu réduire leur angle de vue sur la question. Trois garçons avaient été envoyés au Lycée technique pour Indiens situé à Carlisle, en Pennsylvanie. Le premier, un Two Knives, ne revint pas ; personne ne savait où il était ni s’il vivait encore. Le deuxième revint avec un prénom chrétien, Ezekial, et Smith comme nom de famille. Les Blancs de Chippewa Crossing disaient que Zeke Smith n’avait pas toute sa raison. Les gens de Fox Lake, eux, secouaient la tête lorsqu’on prononçait son nouveau nom et butaient sur le z dur. Ils prononçaient son diminutif « Sic » ; selon eux, Zeke avait eu l’esprit morcelé, divisé, certains éléments en avaient à jamais disparu et d’autres, dispersés à l’intérieur de son crâne, ne pouvaient plus s’assembler. Zeke faisait du bricolage, quand il ne buvait pas ; il errait dans la réserve ou en dehors, et passait souvent la nuit dans la prison de la ville. Quant au troisième garçon, il revint également, mais il garda le silence sur son expérience. Il paraissait souvent susceptible et mal à l’aise, mais sinon capable de s’accommoder de la situation. On lui avait aussi donné un prénom chrétien : Jacob, mais sans changer son nom de famille – Bleu –, parce que c’était un nom américain acceptable.

  Le shérif était passé en chariot dans la réserve avec deux fonctionnaires du Comité d’éducation du Wisconsin, pour informer les aînés de la nouvelle loi fédérale qui exigeait que leurs enfants soient envoyés à l’école, pour leur bien. C’était un an plus tôt. Les gens de Fox Lake, qui connaissaient les inconvénients d’un tel « bien », voyaient les choses différemment. Cette fois-là, le shérif descendit de son chariot et alluma un cigare. Ce fut Ilmarinen Stone qui se chargea de négocier. Cet homme né d’une mère finlandaise et d’un père indien fit remarquer que sa mère apprenait déjà à parler, lire et écrire en anglais aux enfants de Fox Lake. On ne pouvait donc nier que ces enfants recevaient une instruction.

  — L’école, c’est plus que ça. Ta mère n’est pas une enseignante confirmée, dit l’un des fonctionnaires.

  Il prononçait insignante, et balançait comme la prêle des champs son corps grand et maigre, faits d’os fragiles sous une peau ayant la texture du papier de verre.

  — Es-tu ce qu’on appelle un métis ? demanda-t-il en baissant les yeux vers Ilmarinen.

  — Dans quelle école voudriez-vous les envoyer ? retorqua Ilmarinen, ignorant sa question.

  — Au lycée technique de Lac du Flambeau.

  Le shérif tapota son cigare pour en faire tomber la cendre.

  — Ce lycée se trouve dans une réserve chippewa.

  — On reviendra prendre les enfants dans quatre jours, ajouta le fonctionnaire en se rasseyant dans le chariot.

  Ils regardèrent le shérif s’installer à la place du cocher, puis faire claquer les rênes en direction de la ville. Joe-John Two Knives, le père du garçon que l’on n’avait jamais revu, se décida alors à intervenir :

  — Lac du Flambeau, ce n’est pas Fox Lake. J’ai entendu parler de ce lycée. Même si le bâtiment se trouve dans une réserve, les parents n’ont pas le droit de voir leurs enfants, sauf le vendredi.

  Puis il se tourna pour regarder sa femme. Chaque automne, celle-ci faisait brûler du bois de cèdre séché en souvenir de son plus jeune fils.

  — Non, poursuivit-il. Ils n’emmèneront pas les enfants.

  Les hommes décidèrent de se relayer par groupes : ils postèrent des senti
nelles aux abords de la réserve, puis près des routes et des entrées facilement franchissables, afin de surveiller l’arrivée du shérif ou de toute autre personne qui paraîtrait suspecte. Les fonctionnaires revinrent quatre jours plus tard. Ce fut le père d’Ilmarinen qui aperçut le chariot en premier. Imitant la grive solitaire, il commença à siffler toute une série de notes mélodieuses. Ce signal alerta les jeunes garçons qui attendaient plus loin à l’intérieur de la réserve et qui se dispersèrent alors vers toutes les maisonnées. Les enfants furent pris en main par leurs mères, qui les emmenèrent plus loin au cœur de la réserve.

  Leur stratégie fonctionna pendant un an, notamment à la faveur d’un hiver particulièrement rigoureux, mais tous savaient qu’ils ne pourraient échapper aux autorités beaucoup plus longtemps. Ils étaient désespérés. Et le cauchemar revint, laissant présager une vision apocalyptique de l’avenir.

  Ilmarinen s’arrête pour abreuver sa jument avant de traverser cette partie peu profonde du Chippewa supérieur que les Blancs appellent Shell Lake. C’est là que son peuple pêche au harpon les sandres et les brochets du Nord, sitôt le printemps venu, après les avoir attirés depuis les profondeurs de la rivière au moyen de torches qui illuminent la surface de l’eau. Une fois abreuvée, la jument secoue la tête ; Ilmarinen la mène tout doucement d’une rive à l’autre, puis longe le fleuve jusqu’à une petite clairière non loin des terres basses.

  Assis dehors sur un tas de bois, Jacob fume une cigarette. Juste avant de mettre pied à terre, Ilmarinen remarque la bouteille de whisky posée près de la hache. Il attache son cheval au poteau le plus proche de la porte de la cuisine ; c’est une belle maison revêtue de bardeaux et en forme de L, que Jacob a édifiée lui-même.

  — Tu m’as attiré des ennuis en te construisant une aussi belle maison, plaisante Ilmarinen. Ma femme veut la même.

  Puis il tend à Jacob, qui est également son cousin, un sac contenant vingt livres de viande de chevreuil fumée.

  — C’est au lycée qu’on m’a appris à faire ça, répond Jacob.

  Une violente quinte de toux retentit à l’intérieur de la maison. Elle ne s’interrompt que très brièvement.

  — Ma femme, dit Jacob.

  La toux cesse de nouveau, mais les deux hommes gardent le silence : ils attendent une autre quinte, qui ne vient pas.

  — Tu sais ce qui se passe à Fox Lake ? demande Ilmarinen.

  — Oui.

  — Y a-t-il quoi que ce soit que tu puisses me dire… Y a-t-il quelque chose que tu sais, d’après ton expérience, qui pourrait nous aider ?

  Jacob laisse tomber sa cigarette et, du talon de sa botte, en écrase l’extrémité encore incandescente. Ilmarinen sent l’odeur de whisky que dégage son cousin.

  — Il y a un couple d’Allemands qui vit tout en haut du fleuve, sur cette pente où on allait chasser la grouse, dans le temps. Magdalena et Albert Kaufmann. Ça fait plusieurs années qu’ils sont arrivés ; ils cultivent quarante acres de terre. Je leur ai construit leur maison, avec Zelinski et Charbonneau. Ils ont retiré leurs fils de l’école catholique l’année dernière parce que les enfants avaient été punis pour avoir parlé allemand. Magdalena n’a pas peur du prêtre.

  Comme il prononce ces derniers mots, un de ses rares sourires illumine son visage. Il sort une autre cigarette de sa poche de chemise et l’allume.

  — La femme qui dépose les œufs ? demande Ilmarinen.

  — Oui. Elle nous en donne, à nous aussi.

  Il s’interrompt pour ôter un brin de tabac collé sur sa langue.

  — Ils ne sont pas comme tant d’autres qui viennent par ici : ils sont cultivés et ils parlent anglais, poursuit Jacob en exhalant la fumée. La femme – Magdalena – parle français également. Elle vient rendre visite à Marie.

  Jacob n’a jamais été aussi loquace depuis son retour de la pension. Les jours où ils allaient chasser la grouse, Ilmarinen s’adressait à lui en chippewa, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de ce que signifiait le silence de Jacob : ce dernier ne se rappelait plus cette langue et il avait honte. Si Jacob a réappris un peu de chippewa depuis, il n’a pas renoué avec ses anciennes habitudes. Il garde les cheveux courts. Il ne mange pas les confiseries au sucre d’érable que l’on fait à chaque printemps, préférant la réglisse qu’il achète à Chippewa Crossing. Il est employé par la compagnie forestière Krueger – celle-là même qui essaie constamment de gagner du terrain sur la réserve afin de la dépouiller de son bois. Jacob travaille comme bûcheron et il lui faut s’absenter plusieurs semaines d’affilée. Certes, il participe à la culture du riz et il lui arrive d’accompagner ses amis à la chasse ou à la pêche, mais il demeure distant et sur ses gardes. Au début, quand il était revenu dans la région avec sa femme, les autres en avaient pris ombrage ; puis ils s’étaient aperçus qu’il adoptait la même attitude à l’égard des Blancs.

  — Est-ce qu’ils peuvent nous aider ?

  — De quelle manière ?

  — Pour parler aux autorités, répond Ilmarinen.

  Cependant, il a peu d’espoir. Sa propre mère est une Blanche, elle aussi, et pourtant personne ne l’écoute.

  — Peut-être. Ils pourraient connaître une façon de s’y prendre.

  Il tire une longue bouffée de cigarette.

  — Elle, elle est différente.

  — Comment ça, « différente » ?

  Jacob exhale sa fumée et, d’une main, décrit un cercle autour de son visage. Cette allusion obscure agace un peu Ilmarinen.

  — Qu’est-ce que ça veut dire ?

  — Tu verras.

  *

  * *

  Eberhard et Frank sont dans le champ le plus proche du fleuve. Plus tôt dans la matinée, leur père leur a expliqué pourquoi il refusait de déboiser le terrain jusqu’à la rive comme l’ont fait leurs voisins.

  — Il faut quelque chose pour empêcher la terre d’être emportée par le fleuve pendant les pluies torrentielles ou le dégel de printemps.

  Ils ont eu de la chance, en acquérant cette parcelle de quarante acres : elle contient plus d’alluvions et moins de ces moraines glaciaires contre lesquelles doivent lutter leurs voisins immédiats.

  Tandis qu’Albert actionne la charrue à timon d’acier, Frank guide la jument. Eberhard les suit ; il ramasse des cailloux et les jette sur le côté. Tous les trois sentent la sueur mêlée à une odeur de soufre. Celle de la décoction achetée en ville et censée les protéger des nuées de moucherons, mouches noires et autres moustiques. Frank est justement en train de chasser les moucherons des narines du cheval lorsqu’il aperçoit un Indien à la tresse gris tourterelle sortir des bouleaux, près du fleuve : il guide un cheval et porte un fusil à la main.

  Frank tire brusquement sur le licou. Albert, entraîné dans son élan, trébuche sur la charrue et tombe à genoux.

  — Pourquoi tu…, commence-t-il.

  Puis il regarde dans la direction que son fils lui indique d’un signe de tête. Il se relève, tout en essuyant de son pantalon.

  — Tu le connais ? demande Eberhard, qui s’est approché à son tour.

  — Non. Reste ici.

  Albert enroule les rênes autour des manches de la charrue, retire ses gants et les donne à Eberhard. Puis il descend nonchalamment la pente. Les garçons restent dans le champ avec le cheval et tendent l’oreille, essayant de capter la conversation. Enfin, leur père se retourne et crie : « Frank ! Détache le cheval et emmène-le à la grange. Eberhard ! Dis à ta mère que nous avons de la compagnie à déjeuner.

  Eberhard se précipite vers la maison et, sans même avoir eu le temps de prévenir sa mère, il s’aperçoit qu’un cinquième couvert est mis sur la table.

  Après avoir conduit le cheval dans sa stalle, les garçons se déshabillent et s’aspergent mutuellement d’un seau d’eau. Ils se sèchent avec une serviette que leur mère a déposée près du linge propre, dans la galerie qui fait le tour de la maison. Frank reste dehors et s’allonge sur le dos dans l’herbe. Eberhard, lui, reste à l’intérieur et rega
rde s’avancer son père et leur invité. Ils prennent leur temps : ils marchent, puis s’arrêtent, parlent, puis recommencent à marcher, seulement pour s’arrêter et parler davantage.

  — Comment savais-tu que nous aurions de la compagnie ? demande-t-il à sa mère.

  — C’est une belle journée. Les gens ne peuvent que sortir et se promener.

  Son ventre l’oblige à se tourner de côté pour pouvoir manier la poêle à frire.

  — Et toi, pourquoi as-tu pris autant de poissons hier soir ? demande-t-elle à son tour en souriant.

  La veille, Frank et lui ont capturé dix gros brochets du Nord. Après les avoir écaillés, vidés et coupés en filets, ils les ont emballés dans du papier paraffiné, puis déposés dans la glacière. Leur mère les a sortis ce matin même. À présent, elle saupoudre les filets de farine, les enveloppe de tranches de lard et les fait revenir dans du beurre avec de l’estragon qu’elle fait pousser dans un pot, sur le rebord de la fenêtre. Il y a des saladiers de petits pois et de chou aigre. Des miches de pain de seigle et de pain de pommes de terre, deux plats de gâteaux à la crème anglaise et des bocaux de cerises de Virginie sont posés sur le plan de travail. Elle s’essuie les mains sur son tablier avant de rejoindre son fils à la porte.

  — Il est indien, dit Eberhard.

  Une main posée sur son ventre et l’autre qui soutient son dos cambré, Magdalena scrute les deux hommes qui s’approchent de la maison.

  — Pas complètement indien, répond-elle.

  Lorsque Albert et l’inconnu entrent, Eberhard peut constater que sa mère a raison : l’homme a les yeux gris. Son père leur présente le visiteur.

  — Ilmarinen ? Vous êtes finlandais ? demande Magdalena.

  — Oui. À moitié. Ma mère est finlandaise.

 

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