Short Stories in French
Page 18
Pourquoi le nom de ce parfum m’échappe-t-il encore, alors que ma mémoire est envahie par lui et qu’en cet instant mes narines le hument encore, par-delà l’odeur de ma cigarette, si distinctement, à travers tant d’années?
Je n’ose relire ces quelques lignes qu’il m’a fallu si longtemps pour écrire afin de pouvoir de nouveau être envahi tout entier par ce parfum: la scène de notre rencontre que je croyais avoir oubliée m’est revenue si totalement, elle aussi! Je sais, oui, je sais que pour un tiers ces quelques mots ne pourront pas tout dire: maigre conquête des mots, qui comble une absence et ressuscite le temps.
Me voici de nouveau démuni, épuisé, vidé: que peut ce pauvre souvenir contre le Temps? Que peut ma joie puérile, quand je retrouve le mot juste pour te décrire, que peut ma joie contre le Temps? Tu avais l’air canaille, Fafou, canaille, oui, mais je sais que ce mot n’a de sens que pour moi, pour l’image de toi qu’il évoque en moi, ce sourcil levé, cet œil brun pervers mais enfantin et joueur, et je n’ose imaginer à quelles images un autre pourrait penser en lisant ce simple mot par lequel tu aimais bien que je te nomme: «canaille». J’ai trop peur que cet autre manque de nuances, ne sache pas avec quelle tendresse je te nommais ainsi, qu’il ajoute à ton portrait déjà si incomplet les traits d’une autre femme, les préjugés qui peuvent naître de cet adjectif-cliché. Le moindre mot me fait trébucher, le moindre adjectif me fait peur, tandis qu’alors, dans notre innocence romanesque nous nous soûlions de ces clichés, nous rencontrions à travers eux, t’en souviens-tu, nous en amusions comme des enfants qui jouent avec des couleurs et des images toutes préparées d’avance, qu’il s’agissait de combiner seulement de manière insolite pour que nous les trouvions beaux: vers de quatre sous,12 paroles de chansons, midinettes fleur bleue panache et bohème folklorique, mais fous rires d’esprits cultivés, distance légère que les bienséances intellectuelles nous faisaient prendre aussi, le moment de fièvre tombée … Depuis trop longtemps, Fafou, canaille, oiseau fou, gitane, la fièvre est tombée qui ne me permet plus d’écrire aussi librement qu’alors; les mots aujourd’hui me font peur, et pas seulement parce que je redoute un lecteur sévère, non, pas seulement pour cela … Et je voudrais hurler ma peur, ma peine, ton absence que les mots ne comblent pas, que rien ne peut plus effacer, sinon les mots pourraient te faire revivre aux yeux d’un tiers, telle que tu étais, exactement telle que tu étais et non pas telle qu’il pourrait t’imaginer si jamais les adjectifs que j’emploie n’ont pas pour lui la même saveur, la même musique …
Je dois même me méfier de moi, ne pas laisser des mots postérieurs s’adresser à toi. Tout à l’heure j’écrivais: oiseau fou, gitane et j’ai pensé «mon amour», failli l’écrire, raturé immédiatement les quelques lettres qui couraient à l’imposture. Jamais je ne t’ai appelée mon amour, et il aurait suffi que je pense à toi en ces termes pour que d’autres visages de femmes viennent insidieusement se superposer au tien comme des reflets …
Et je reviens à ce parfum ambré, à mon besoin de le décrire, alors qu’il me suffit de l’évoquer pour qu’il m’envahisse, me plonge en cette transe légère du désir … Esclave de l’écriture, qui ne peut recréer qu’en prenant des distances, pourquoi me force-t-il ce soir à circonscrire les émotions, les sensations, les événements, au lieu de me laisser emporter par cette marée mélancolique, où des souvenirs, parfois, émergent, vivaces comme le présent dont ils ont la limpidité, la nitescence? Sans doute parce que revivre ne me suffit plus, qu’il faut aussi que tu revives avec moi.
Ces pages, pistes de décollage ou de décodage, ne suffisent pas: les signes me manquent. Il me semble aborder un langage inconnu. J’examine chaque mot qui te désigne, je le soupèse, le goûte, le respire, le prononce, le répète et l’écoute, le palpe, le hume et le rejette finalement, découragé. Ses vibrations ne te conviennent pas, ne semblent pas propices. Et pourtant, il ne me reste que les mots pour t’atteindre à nouveau, te ramener à moi d’aussi loin que tu sois, difficile reconquête. Pourrais-je rejeter les mots, comme Orphée13 sa lyre pour mieux courir vers Eurydice, était-ce là son erreur?
Comment te ramener à moi, sinon en éveillant dans ta mémoire tous les souvenirs qui te liaient à moi, que j’ai laissé s’atténuer, en ressuscitant l’émotion et non plus en l’évoquant pour moi seul?
Te souviens-tu? Dans ce grand amphithéâtre, lorsque je t’ai vue venir vers moi, j’aurais voulu être invisible pour mieux te regarder réagir naturellement. Mais j’étais plongé en moi-même te contemplant. Ce n’est donc pas de cela que tu peux te souvenir, mais de moi, lorsque tu m’as vu. Tu m’avais dit: «Je n’ai vu que tes yeux, au centre de l’amphi, les seuls vivants, les seuls qui me voyaient exister. C’était comme s’ils m’appelaient.»
J’ai besoin de te croire, aujourd’hui. A l’époque, cela me semblait trop beau pour être vrai. J’essaye de me mettre à ta place lorsque tu étais entrée par la porte de droite, je me souviens parfaitement de la vue d’ensemble que tu as pu avoir – tant de fois la perspective de cette centaine de têtes émergeant des dossiers en rangées uniformes m’a donné le vertige! – il ne m’est pas difficile, non, de laisser cette image remonter en moi, pas plus que de focaliser le centre et de m’y voir, me retournant par hasard en cet instant précis, mais la vision s’estompe dès que j’aperçois mon propre visage: tout se brouille alors, se ternit, tes traits remplacent les miens, je ne me souviens plus que de moi te regardant me regarder de cet œil noir, canaille sous la longue mèche qui traçait sur ta tempe et ta joue une courbe molle et caressante. Mais toi, toi, que voyais-tu en moi qui ait pu t’émouvoir? Je me regarde en cet instant où tu ne peux plus me voir, sachant que ce n’est plus tout à fait le même visage d’il y a quinze ans, mais que tu le reconnaîtrais sans doute …
Pourrait-elle vraiment le reconnaître?
La croisée entrouverte sur la nuit me renvoie un reflet suffisamment imprécis pour estomper les quelques rides naissantes, ces lignes amères qui partent du nez, ces pattes d’oie enjouées cicatrices du sourire, et je m’étonne comme d’habitude face à ce visage que je dois identifier mien. Mais il m’est plus précieux cette nuit: c’est par ce visage que tu te souviens de moi, par lui, que tu avais aimé…
Alors pourquoi le grimer, me cacher derrière ce masque? Fafou, c’est moi qui parle à travers cet homme, c’est de moi, non de lui que tu dois te souvenir! Homme-plume, il ne sert qu’à te lancer dans un livre-bouteille à la mer, son visage n’est pas le mien, mais je suis là, me reconnais-tu?
Je sais que les visages ne sont qu’écorces, mais ce sont les formes que nous avons aimées. Quel visage aurait-il, cet homme qui s’attarde à rêver sa première maîtresse en ce jeu narcissique où le reflet conduit à la mort? Je le situe ici, pourtant, dans cet appartement où nous nous sommes aimées. Ici? Non, plus bas, dans la cave, t’en souviens-tu? Lorsque nous étions arrivées, ma sœur était avec des amis, et j’avais prétexté vouloir te montrer de vieux daguerréotypes14.… Dans la cave, oui. Et maintenant, cet autre-là, qui aurait pu t’aimer au grand jour, parle de son visage, alors que c’est le mien que tu aimais, quelle que soit la ressemblance qu’il puisse y avoir entre nous deux! Pierre le gênait – moi aussi – mais c’est lui qui s’en est débarrassé d’un coup de plume.
Pierre, que nous avons abandonné sur la route, a déjà eu le temps d’arriver à Paris, d’entrer dans ce bistro, de demander un jeton à la caisse, Canadien s’émouvant de ces archaïsmes parisiens. L’écouteur à la main, il vient d’entendre les sonneries qu’il reconnaît bien … Et la voix de ta mère … Non.
Je reviens à toi, Fafou, le visage lavé, comme au premier jour. Je ne me cacherai plus. Je ne suis ni Pierre, ni cet autre, là, qui a feint d’être Pierre ou moimême. Et pourtant, l’image est lancée, Pierre a reconnu la voix de ta mère. Il répète la scène que j’ai jouée avant lui: il se nomme, s’explique, demande de tes nouvelles … Sonde le malaise, à l’autre bout de la ligne, entend même ta mère demander à Cyril: «Va jouer dans l’autre pièce, v
eux-tu mon chéri?», pense que ce n’est pas ainsi que l’on s’adresse à un garçon de quinze ans, redoute déjà les propos moralisateurs que ta mère pourrait lui tenir, maintenant qu’elle est seule avec lui, elle qui avait tout appris de votre liaison …
Mais c’est moi, moi seule qui peux entendre ces mots qui me glacent, ridicules dans leur formule désuète, impitoyables.
J’ai eu besoin de lui, pourtant, pour revivre cette scène, mais il peut me quitter maintenant. Je suis seule à présent, pour recevoir les paroles de cette femme vieillie, qui me glacent et m’exaucent, au-delà des années: «Elle vous a tellement aimée, si vous saviez!» Sait-elle de quel amour ou l’a-t-elle oublié, elle qui maintenant, après m’avoir chassée de chez vous comme un démon, me demande aujourd’hui de retourner la voir?
J’irai. Dans quelques jours, lorsque je serai capable d’affronter la rue, les marches, l’appartement que tu n’habites plus, j’irai; mais auparavant, il faudra que je cherche de quel masque je dois me revêtir pour l’affronter. Ici, j’ai d’abord emprunté celui de Pierre et j’ai eu besoin d’une autre voix pour le démasquer, voix que j’ai cru être la mienne, jusqu’au premier accord masculin qui m’a échappé, contre lequel je n’ai pas résisté, par respect pour ta mémoire auprès de ta famille et de tous ceux qui ne pouvaient être au courant de notre amour. Faux respect qui me chasse de ta vie, m’estompe, comme un reflet délavé par les années; après tout, ne sommes-nous pas un peu oubliées, toi dans ton mariage, moi dans le mien, à peine transposé ici?
Ironiquement, c’est à ta mère que je dois de savoir que tu ne m’as jamais oubliée: «Elle nous a si souvent parlé de vous, comment pourrais-je ne pas me souvenir?» Vous auriez pu, Madame, ne retenir de moi que l’épisode de cette lettre qui nous avait découvertes et soulevé votre colère. Mais non: depuis, votre indiscrétion – que je bénis aujourd’hui – vous a poussé à lire le journal de Fafou, mes lettres qu’elle avait conservées, à comprendre que notre amour n’était pas damné comme des poèmes vous l’ont fait croire, les fleurs du mâle15 n’ayant pas donné le bonheur à Fafou comme vous l’aviez innocemment cru, malgré l’enfant au nom de qui tout fut brisé, ravagé … «Peut-être, disiez-vous encore, l’auriez-vous rendue plus heureuse, qui sait?» Qui sait? Mots chuchotés, qui me reviennent par bribes, auxquels, sur le moment, je ne pouvais prêter attention …
Oui, j’ai besoin d’affronter tous mes masques avant d’aller la rencontrer. De tous mes masques, recomposer le mien d’alors, il y a quinze ans, pour pouvoir m’emparer de ce que nulle autre que moi doit entendre.
Flottent en moi, incohérentes, des images comme des feuilles mortes sur un lac. Et je suis tour à tour l’eau stagnante qui les porte, et les feuilles, toutes deux prisonnières des rives, figées pour l’éternité.
Pierre n’arrivera pas au but: c’est inutile. Et celui qui se contemple encore sur les vitres d’une fenêtre entrouverte sur la nuit restera là, à s’interroger sur son visage que tu n’as pas connu. Aucun des deux ne parviendra au but. Et moi, je sais aussi que j’ai failli au mien. Entre ces pages, non écrites, des évocations de toi, images limpides, flottent comme les feuilles sur un lac, mais aucun mot n’a su les ressusciter.
Mes subterfuges ne t’ont pas tirée de l’ombre où tu te terres, ne t’ont pas alertée, là où tu t’es cachée, ils n’ont fait que raviver ma propre angoisse. Ton image lumineuse, ton parfum, ta peau, la brilliance de tes yeux noirs, tes lèvres, tout s’enlise en un fatras de poussière. Se peut-il que la mort soit cette conscience marécageuse, uniquement capable de contempler le passé qui se désagrège dans le néant du temps?
Ce récit, entrepris dans le seul but de te faire revivre – mais est-ce revivre que de se voir condamnée à refaire des gestes anciens, comme une marionnette entre les mains d’une autre – ce récit ne peut aboutir qu’à la désespérante mais humble acceptation de ces mots de ta mère, au téléphone, que moi seule pouvais entendre:
«Fafou n’est plus de ce monde.»
The Character
Pierre had always been afraid of landing. He furiously chewed his gum to unblock his ears, mechanically tidied away books and magazines in his briefcase, put on his sunglasses, took them off again to yawn, to wipe his eyes, put them back on, wiped his nose, stuffed his handkerchief deep into his pocket, convulsively squeezed it … He felt his fear increasing, an absurd, irrational fear; words sprang to his mind, which he muttered without paying them any attention. ‘Time has not passed for our lost souls … our lost souls … arlostzoles … arlost … aaarlostzoles …’ He laughed nervously. Aaarlostzoles: that reminded him of something, or someone.
‘So who have I forgotten to warn about my arrival?’ he suddenly wondered, in anguish. Why this anguish?
The aeroplane jarringly touched the ground, bounced gently up and frenziedly began to brake. Pierre, wedged into his seat, fists tightly clenched, thought that if the machine happened to crash at the end of its run, the forgotten friend would be unaware of his death.
Fear, an old fear, turned liquid in his veins, banged against his heart, dampened his palms, clung to the beard of a good childhood god. But the aeroplane eventually came to a halt. Pierre forgot his panic, from which was about to be born a grotesque prayer, for he did not believe in any god. One last time he muttered ‘aaarlostzoles’ before spitting his gum into an ashtray full of cigarette butts, vigorously wiped his nose, adjusted his glasses and began to whistle.
Fafou! It was her he had forgotten to tell! It was she who had pointed out that ‘aaarlostzoles’, that dissonance in a poem, while mockingly chanting the line to him. Pierre felt tender emotion melting over him or, rather, making him melt with bedazzled tenderness, so clearly had the mocking smile of Fafou come into his mind, like a photograph, that tender smile in which irony was mischievous and knowing. In that brief moment he realized that it was her above all else that he had wanted to see again in Paris. His oversight then assumed a dimension of retrospective tragedy: if he had died during the landing, she would never have known how intense was his need to see her again!
Then an infinite relief at still being alive unfolded within him, with the pleasure of feeling his breathing, which had become deep and regular, the joy of knowing that he was still full of desires, longings to laugh and love. He had left the austere Pierre in Montreal, hanging on some coat-peg, with his winter coat and that of his sad wife. Instinctively, he thought of his gawkiness as a student, the fringe over his eyes, the mocking smile on his lips, at which he sensuously chewed. He thought about Fafou, so exquisitely mad and free, though tragic at the same time, having sprung from an atmosphere created by Carco, from a poem by Apollinaire, a shattered dream by Pierrot.
‘My greedy Pierrot,’ she said, as she kissed him. A long, trembling desire rose within him.
He will take the hire car, he will get to Paris, dreaming of former debauchery. He will remember. That flood of images which I cannot get out of my mind has only been with him since Fafou’s name was placed on his lips. Yet it is not entirely true that during this voyage I had not thought, for the first time, to write to her to ask if I could see her. But I did not think more about it when I landed, for the simple reason that I was so ill that I fainted, that I regained consciousness next to an air hostess wearing ambergris perfume, and that I could not get over the shock of the discrepancy between that perfume and the ugly face of the woman wearing it …
I did not think about Fafou until several days later, whilst waiting for my nephew outside a travel agency, near Clichy. And I immediately went into a café to make a telephone call.
But I prefer to come back to Pierre, who is still on the road, joyful at the thought of this possible reunion with Fafou. He still has an hour or two ahead of him, perhaps longer. He needs the time to get to Paris, to wander about a bit, to refamiliarize himself, to find a cheap little hotel, to settle in … He does not have any relations waiting for him in Paris.
As for him, bitterness left him long ago. In this matter at least. He is too accu
stomed to the other bitterness, the one that tarnishes his daily life, mine, that I had come to Paris to forget.
Yes, Fafou had also made him suffer terribly. Even when she said to him: ‘And so you think that it is Frantz who has the better role? Come on, darling, you cannot see me calling you ‘Daddy’? Let the grown-ups play at families: you are still my mad passion, darling, my greedy Pierrot …’
‘I’ll meet you at the corner of the out-of-the-way streets,’ she said. ‘We’ll go and make love in garrets …’
Pierre was twenty. No: twenty-one. He had played and lost. But that was fifteen years ago. She was his first mistress … If he had been a few years older, he would perhaps have got the better of the other man, whether he was the legitimate father or not. Now, here he is, chained to his wife, to the depressing sadness of a life of drudgery. But he has not forgotten Fafou, her fantasy, her moving appetite for life, her excessive, demanding sensuality, which is at the heart of the entire drama.
Fafou. And there I was, ready to forget that drama, to reduce her to the level of a mere, somewhat superficial, fantasy, which I most needed, and as on every other occasion, here I am plunging back into stupefied sadness.
‘Do not leave me!’ I had begged, without any pride. Already.
Chase away that image, seek others which are confused in my memory with the taste of her lipstick. ‘And our passionate, blood-red kisses made our fairy godmothers cry …’ Apollinaire, her passion. Prévert, Carco, her infatuations, all that atmosphere.
Her voice against my mouth drowned my words beneath the kisses, the bites: ‘But I am not leaving you, I am marrying Frantz, because of the baby, that’s all …’
My tears gave our kisses the taste of salt, of utter defeat. How old will the child be, that child, who stole him from me? Fifteen … Already? Time has perhaps not passed for Pierre, nor for me. But I can gauge it by the age of that child. Fafou always said ‘the child’. Never ‘my’ child, nor ours. Even less ‘yours’.