Book Read Free

Opération bague au doigt

Page 27

by Lynda Curnyn


  Je ne sais pas si Kirk a suivi mon regard, en tout cas il ne dit pas un mot, se contentant de rester assis en écoutant sa mère déclarer :

  — Kirk nous a dit que vous étiez actrice, c’est bien cela, Angela ?

  — Heu… oui, en effet.

  Je commence à retrouver mes moyens, mais j’ai l’impression de passer une audition pour le rôle de future belle-fille ! La concurrence s’annonce sérieuse, si j’en juge par l’attitude de Susan sur le portrait, tellement à l’aise au milieu du clan Stevens.

  — En fait, Angela est la coanimatrice de l’émission Réveil tonique, intervient Kirk.

  Comme si lui aussi ressentait le besoin d’étaler mon CV.

  — Cela ne me dit rien, commente Mme Stevens.

  — C'est une émission qui passe sur Canal 54, des exercices physiques pour les enfants.

  — Non ? C’est dingue ! déclare Kayla en se tapant sur la cuisse avec un rire proche du rugissement.

  J’aurais volontiers ri avec elle, si je n’avais suivi le froncement de sourcils de M. Stevens à l’attention de sa fille cadette.

  Kirk s’empresse de remettre la conversation sur les rails.

  — Toujours est-il qu’une grande chaîne de télévision a l’air de s’intéresser à l’émission.

  — Mais c’est merveilleux, s’enthousiasme Mme Stevens. Je suis convaincue que les émissions pour enfants sont très importantes. Surtout s’il s’agit d’exercices physiques ! A mon avis, rien de tel pour leur inculquer le goût de la discipline. Dans le monde où nous vivons, les enfants ont perdu l’idée même de discipline. C'est vrai, regardez les gosses d’aujourd’hui : ils se droguent et apportent des armes à l’école…

  — Je suis de votre avis. Nous aidons les enfants à acquérir de bonnes… habitudes.

  J’ai l’impression de parler comme Rena, la gourou, tendance kapo, des mômes de six ans… Me voilà partie dans de grandes envolées lyriques sur les bienfaits de la gymnastique et ses vertus en matière de discipline. Sous l’œil attentif de Susan, qui continue de me regarder de haut avec son sourire figé à faire crever de jalousie Monna Lisa…

  Quand j’arrive au terme de ma déclaration sur le modèle éducatif des enfants, je suis épuisée… et totalement dégoûtée de moi.

  Les Stevens — enfin, surtout les parents — sont conquis ! Kirk aussi. Il me lance un sourire radieux, fier comme Artaban. Je lis dans ses yeux que je viens de passer avec brio un obstacle de taille. Alors, pourquoi cette impression d’être tombée dans le fossé et, pis encore, d’avoir peut-être entraîné quelqu’un dans ma chute ?

  M. Stevens se tourne vers sa fille juste au moment où elle approchait sa main du bol de cacahuètes sur la table basse.

  — Kayla aurait pu tirer profit de ce genre d’émission, j’en suis sûr. Nous aurions vraiment dû l’encourager à faire plus de sport quand elle était petite. Regardez-la, maintenant !

  Je lis dans les yeux de Kayla qu’elle a difficilement encaissé le choc. Mais elle se reprend très vite. Elle s’empare d’autorité d’une grosse poignée de cacahuètes qu’elle ingurgite une à une en défiant son père des yeux.

  Mme Stevens ignore la remarque de son époux et se tourne vers moi.

  — C'est probablement pour cela que vous avez de si jolies formes, Angela. Regarde ses bras, Phil !

  Je lance un regard d’excuse à Kayla, sans bien savoir pourquoi d’ailleurs. Pour l’attitude de ses parents ? Pour mes bras ? J’ai eu tant de peine à les muscler, je n’ai rien à me reprocher…

  Heureusement, Kayla n’a pas l’air de me tenir rigueur de l’incident. Elle avale une nouvelle poignée de cacahuètes et s’informe :

  — Si j’ai bien compris, vous habitez dans l’East Village?

  — Oui, en effet.

  Voilà enfin un sujet derrière lequel je peux m’abriter. Je suis fière de mon quartier, avec sa diversité culturelle et son côté bohème.

  — J’adore l’East Village, dit-elle. J’ai même participé à un spectacle dans une de mes salles favorites : le 122 Streets.

  — Vous faites donc de la scène… et de la photo ?

  Je lui demande ça car je me souviens d’une photo prise lors d’une représentation au Smithsonian Theatre.

  M. Stevens intervient :

  — Ma fille est une exhibitionniste !

  Apparemment, M. Stevens se souvient également du show !

  Kayla l’ignore superbement.

  — En fait, je ne l’ai fait qu’une fois. Avez-vous entendu parler du spectacle Mettez-vous à nu ?

  Non seulement j’en ai entendu parler, mais je l’ai vu.

  — Ah bon ! C'était vous…

  M. Stevens met de nouveau son grain de sel.

  — Grands dieux ! Ne me dites pas que vous encouragez ce dévergondage, vous aussi !

  C’est marrant, j’ai l’impression d’avoir vu une petite lueur briller jusque dans les yeux de Susan.

  — Euh, je n’y suis allée qu’une fois…

  Pour être franche, j’ai trouvé l’ensemble du spectacle un tantinet embarrassant, même si j’ai admiré le courage des six intervenants qui ont osé grimper sur scène complètement nus pour réciter des textes sur la suprématie des mâles… J’ai trouvé qu’il émanait de cette diatribe beaucoup d’aigreur, un peu trop à mon goût. Mais je m’étais fendue d’un billet à vingt-quatre dollars cinquante…

  Après cette sortie, je n’ai jamais pu retrouver ma place dans la conversation. Et la conversation me semble durer… une éternité ! Inutile de dire que je suis soulagée lorsque Kayla interrompt Mme Stevens au beau milieu d’une envolée lyrique sur l’absence de vertus familiales chez les célibataires de trente ans et plus (en l’occurrence : moi, Kayla et même Kirk) pour suggérer d’aller faire un tour en ville.

  — Nous allons montrer le coin à Angela, dit-elle à Kirk, qui a déjà bondi sur ses pieds, impatient de partir.

  Kayla se tourne vers sa mère.

  — De toute façon, il faut qu’on rapporte du pain pour demain matin. Tu n’en achètes jamais assez !

  — Peut-être en aurions-nous assez, si tu commençais par diminuer ta ration personnelle, grommelle Mme Stevens.

  Mais Kayla a déjà ramassé ses clés et se dirige vers la porte d’entrée.

  — Tu viens, Ange ?

  Kirk m’attrape la main et m’entraîne dehors.

  Une fois installée dans la Jetta, j’ai l’impression de respirer enfin. Je commence à apprécier cette voiture allemande un peu mastoc, peut-être parce que c’est le seul endroit où je peux me relaxer.

  Kirk est assis derrière moi, tout au fond. Il m’effleure l’épaule.

  — Ça va ?

  Je m’efforce de le rassurer. Tout va bien, en effet… maintenant.

  J’espérais en secret qu’« aller en ville » signifiait aller à Boston, dont nous ne sommes pas loin. Un peu trop quand même, apparemment. Nous garons donc la voiture dans le centre de Newton pour déambuler dans les charmantes petites rues de la ville. Entre Newton et le quartier où j’ai grandi, il y a un monde! Pour commencer, c’est beaucoup plus propre. En plus, ici, tous les gens se ressemblent. Et on a l’impression qu’ils font tous leurs emplettes à Land’s End. A moins que ce ne soit à Lee & Laurie, me dis-je en regardant passer une jeune femme arborant un coupe-vent que j’ai déjà vu quelque part…

  Pendant toute la promenade, Kayla n’arrête pas de parler. Elle nous montre du doigt la bibliothèque en prétendant qu’elle doit leur rendre un livre… depuis le lycée !

  — Je suis sûre que dans le couloir ils ont mis une affiche « Recherchée morte ou vive » avec ma photo !

  Nous arrivons enfin devant la boulangerie. Kayla achète quelques baguettes pour le lendemain et un sac de cookies qu’elle attaque sitôt sortie de la boutique. Je sens mon estomac crier famine et je bave d’envie sur les biscuits qui m’ont l’air délicieux. C'est le moment que choisit Kirk pour lancer :

  — Kayla ! maman est en train de préparer le dîner. Et tu sais qu’on mange très tôt…r />
  Mon Dieu, j’allais oublier le dîner. Impossible de me couper l’appétit avant le premier dîner de famille. Je sais que ma propre mère regarde un peu de travers les gens qui ne font pas honneur à sa cuisine, alors pas question de faire mauvaise impression à Mme Stevens.

  Ça ne m’empêche pas de continuer à saliver en voyant Kayla engloutir ses cookies l’un après l’autre en marchant.

  Dès que nous avons fini de sillonner la ville de long en large, Kirk me demande ce que j’en pense.

  — C'est... c’est très mignon.

  Il se rengorge, fier comme un coq.

  Kayla se retourne et met en joue son appareil photo.

  — Un petit sourire !

  Je penche ma tête sur l’épaule de Kirk en souriant, comme le font toutes les filles dans les bras de leur petit ami. Je me sens heureuse. Je souhaite de toutes mes forces qu’un jour cette photo ornera le mur au-dessus du canapé des Stevens.

  Malheureusement, quand nous rentrons sur le coup de 16 heures, c’est toujours Susan qui préside l’assemblée ! Mme Stevens s’affaire aux fourneaux, toute guillerette, tandis que son mari, assis sur une chaise de cuisine, écoute une émission à la radio.

  — Ah, vous voilà ! s’écrie Mme Stevens avec un large sourire en restant près de la cuisinière où elle a mis un pot sur le feu. Phil, peux-tu sortir les steaks du réfrigérateur, s’il te plaît ?

  Il la regarde d’un air incrédule.

  — Tu ne vois pas que je suis occupé ?

  Et il se rapproche un peu plus du poste de radio qu’il a posé devant lui, sur la table. Kayla lui lance un regard meurtrier qu’il ne voit même pas et se dirige vers le frigo pour sortir la viande. Je m’approche de la longue table de travail qui sépare le côté cuisine de la salle à manger.

  — Je peux vous aider ?

  Mme Stevens proteste.

  — Certainement pas ! Vous êtes notre invitée.

  Et elle se tourne vers Kayla pour lui demander de sortir aussi les oignons.

  Kirk a déjà mis la table. Il est à présent plongé dans la lecture d’un journal.

  — Ces fichus Red Sox ont encore perdu !

  Il s’empresse de lire tous les détails croustillants de l’article. Je m’approche de lui et je jette un coup d’œil sur les gros titres : « Les Red Sox se sont inclinés devant les Yankees ». Je réprime un sourire en pensant à Justin, qui doit danser de joie à l’heure qu’il est…

  Mais mon euphorie est de courte durée. Je commence à me tourner les pouces, assise bêtement dans le salon pendant que Kayla et Mme Stevens s’activent dans la cuisine. Je me console en me disant que la famille Stevens n’est pas si différente de la mienne : les hommes se laissent vivre pendant que les femmes courent dans tous les sens pour préparer à manger. Cette ségrégation m’a toujours agacée, même si ce soir, j’aurais bien aimé hacher quelques centaines de gousses d’ail plutôt que de rester vissée sur ma chaise comme une idiote, à ne rien faire. Et sans personne à qui parler.

  Au bout d’un moment, M. Stevens se décide à aller dans le jardin allumer le barbecue pour cuire les steaks (chez moi, c’est aussi le travail des hommes…). Et le dîner est servi peu de temps après dans la salle à manger contiguë à la cuisine.

  Bien que je ne sois pas du genre à avaler quoi que ce soit le soir avant 19 heures, j’ai une faim de loup! Il faut dire que, depuis ce matin, j’ai pris en tout et pour tout un verre de thé glacé et une malheureuse omelette. Je commence à découper le steak déposé par Kirk dans mon assiette… et je reste pétrifiée : l’intérieur est saignant, et j’ai horreur de ça ! Pour comble de malheur, la viande est accompagnée de brocolis, et je déteste les brocolis… Par politesse, je dépose sur mon assiette quelques spécimens de ces légumes un peu bizarres qui ressemblent à des arbustes. En revanche, je ne lésine pas sur les pommes de terre. Il faut bien que je mange quelque chose.

  — Alors, qu’en dites-vous ?

  C'est de toute évidence à moi que M. Stevens s’adresse, le sourire aux lèvres, tandis que je m’applique à couper ma viande en minuscules morceaux pour qu’on voie au moins que j’ai fait des efforts…

  — C'est parfait !

  Je pique ma fourchette dans les pommes de terre en espérant que ma tête ne dément pas mes propos. Puis je baisse les yeux sur mon assiette, ce qui me donne l’occasion rêvée de changer de sujet.

  — Cette porcelaine est magnifique.

  J’étudie l’assiette dans les moindres détails, je la mange des yeux. Ah, si seulement elle était comestible !

  — Elle vient de mon arrière-grand-mère, dit Mme Stevens avec un brin de fierté. Et l’argenterie vient de la famille de mon mari. Savez-vous que mon mari a découvert que certains de ses ancêtres ont pris le Mayflower ?

  Puis comme si elle espérait que j’ai moi aussi, des choses irrésistibles à raconter, elle ajoute :

  — Mais je m’aperçois que vous ne nous avez pas encore parlé de votre famille…

  Je pose ma fourchette, et je lâche sans réfléchir :

  — D’après ce qu’on m’a dit, mon arrière-grand-père est venu de Naples pour s’installer à New York et ouvrir une boutique de fruits et légumes à Delancey Street. Juste sous le pont de Brooklyn.

  — Oh…

  J’ai comme l’impression que Mme Stevens a du mal à digérer l’information.

  — Et le père d’Angela a créé une des plus grosses chaînes de pièces de rechange pour automobiles de tout Brooklyn, s’empresse d’ajouter Kirk.

  Il estime urgent de rattraper le coup après la piètre impression que j’ai faite en parlant de mes racines italiennes. Cela semble attiser la curiosité de M. Stevens.

  — C’est vrai ? Mais la concurrence doit être rude, de nos jours, avec ces constructeurs qui nous fabriquent des voitures quasiment jetables au bout de quelques années. J’ai du mal à croire que le besoin en pièces de rechange soit aussi important qu’avant.

  Allons bon, on dirait que M. Stevens a déjà prévu l’extinction complète de ma branche généalogique !

  — Est-ce votre père qui dirige lui-même les magasins ?

  En clair, il essaie de savoir si mon père est plus proche du garagiste à la salopette tachée de graisse ou du PDG. …

  — C'était lui, oui. Et mes frères ont pris le relais. Mon père est décédé il y a quatre ans.

  — Oh, mon Dieu! Il devait être très jeune, dit Mme Stevens en portant la main à sa bouche.

  Je dois dire que, malgré son âge, cette main respire la santé.

  — Il avait cinquante-neuf ans.

  Puis j’ajoute, anticipant la question que je sens venir :

  — C'est... un cancer qui l’a emporté.

  — C’est vraiment affreux.

  Elle lance un regard circulaire sur sa petite famille. Ils sont tous en pleine forme, et on sent qu’elle a du mal à imaginer qu’ils puissent souffrir d’autre chose que d’un vulgaire rhume. Et encore !

  — Le cancer est une maladie tellement… insidieuse. On dit qu’il peut y avoir un facteur héréditaire. Avez-vous eu d’autres cas dans votre famille ?

  Son regard a changé. Elle m’observe avec insistance, comme si des cellules malignes étaient en train d’envahir mon corps pendant qu’elle me parle…

  — Mmm…

  Il y a bien mon grand-père paternel… Lui aussi a succombé à cette maladie tant redoutée, mais à l’époque, j’étais trop jeune pour comprendre la gravité de son état. Puis il y a eu oncle Gino.

  Décidément, ma mère a peut-être raison de se faire autant de souci pour nous. Si ça se trouve, nous allons tous mourir jeunes ! Je jette un œil en coin vers Kirk. Il s’est arrêté de manger et a les yeux rivés sur moi. Je parie qu’il se demande s’il serait capable de me soutenir la tête pendant les phases de vomissement consécutifs à la chimio…

  Une chose est claire : je risque de mourir seule.

  Seule. Je me sens terriblement seule cette nuit-là dans ma chambrette rose bonbon, tandis que je repasse dans ma tête le déroulemen
t de la soirée. Le souvenir de tous ces sourires polis que m’a décochés M. Stevens chaque fois que je lui révélais un fait nouveau sur ma vie me fait mal.

  Mes études à l’université de New York (Susan a fréquenté le MIT, ce que Mme Stevens n’a pu s’empêcher de préciser…), mon enfance à Brooklyn (d’où une violente diatribe de M. Stevens contre les émeutes raciales, comme si j’avais une quelconque responsabilité là-dedans). Après, il y a eu l’histoire d’amour de ma grand-mère. C’est Kirk qui a mis le sujet sur le tapis, pas moi. Il trouve ça touchant… Inutile de vous dire que les parents Stevens étaient horrifiés. « Une dame de cet âge ! » s’est exclamée Mme Stevens comme si ma grand-mère se prostituait, alors qu’elle ne fait que partager en toute innocence son goût du shopping et du poker avec un charmant vieux monsieur dont la plus grande excitation a sans doute été aujourd’hui d’avoir en main une quinte flush au poker !

  J’ai été soulagée et peinée à la fois d’entendre Mme Stevens nous suggérer d’aller nous coucher tôt en prévision de la journée de demain qui s’annonce très chargée. J’ai fait celle qui n’avait rien vu quand M. et Mme Stevens sont partis dans des directions opposées après nous avoir souhaité une bonne nuit… Apparemment, ils font chambre à part. Kayla est descendue au sous-sol, où ses parents lui ont aménagé une chambre lorsqu’elle jouait les adolescentes rebelles. Comme elle habite à Boston, Mme Stevens lui a demandé de rester, estimant que conduire seule en pleine nuit n’est pas très indiqué pour une jeune femme.

  Quant à moi, je suis seule dans ma chambre et Kirk me manque… Lui, il dort déjà du sommeil du juste dans sa petite chambre d’enfant. Il doit ronfler un peu. J’entends le tic-tac obsédant du réveil à mon chevet. Il n’est que 23 heures ! Jamais je ne suis allée me coucher aussi tôt à New York.

  Je me relève une énième fois et je farfouille dans mon sac, à la recherche de mon portable. J’espère trouver Justin chez lui pour lui raconter tous les potins de la journée et, pourquoi pas, en rire avec lui. Finalement, c’est plutôt marrant toutes ces choses qui ont effrayé Mme Stevens, non ? Alors pourquoi faire cette tête d’enterrement ?

 

‹ Prev