by Lynda Curnyn
En revanche, Colin est venu. Il porte une veste croisée bleue qui fait pétiller ses yeux de la même couleur. Il craque complètement pour Justin, mais ce dernier est loin de se rendre compte qu’il est l’objet de tant de convoitise, car il n’a pas une seconde à lui. Il est entouré d’une horde d’admiratrices d’une vingtaine d’années que Jenna a réussi à enrôler pour fêter dignement cet événement, et qui occupent les deux tables de devant.
Puis je vois Grace arriver… Dans son jean et son petit haut noir qui découvre ses superbes épaules et met en valeur son décolleté plongeant, elle casse la baraque ! Naturellement, Claudia la suit comme un toutou, drapée dans son immuable robe noire. Elle jette un regard circulaire sur la salle sombre et enfumée, décorée de petits panneaux publicitaires pour différentes marques de bière et bourrée d’étudiants. Elle a l’impression de se retrouver dans la quatrième dimension. Je suis ravie que Grace soit venue, et sa copine avec, car notre clan de supporteurs m’a l’air plutôt restreint…
Je présente Claudia à toute la tablée. Grace semble ravie de revoir Colin et Kirk. Toutes deux prennent place à ma droite et commencent à scruter la foule, en s’arrêtant ostensiblement sur les spécimens de mâles un peu paumés au milieu des jeunes de vingt ans. Elles ne se reposent donc jamais, ces deux-là ? Je me tourne vers Colin qui devise gaiement avec Kirk à propos du futur contrat. Colin en a déjà parlé à son agent ce matin, et bien qu’il ait décidé de s’accorder tout le week-end pour réfléchir, je sais très bien qu’il est archiprêt à apposer sa signature sur les pointillés… Je prends note mentalement de l’appeler demain pour avoir le plus de détails possible avant mon propre rendez-vous.
— Je sais qu’Angie est très excitée, affirme Kirk.
Il passe le bras autour de mes épaules et me serre si fort que j’ai failli recracher la moitié du margarita que j’étais en train de boire !
Mais mon attention est retenue par la voix de Claudia, qui pose une question à Grace en désignant Justin, lequel vient de réussir à se libérer de son fan-club pour grimper sur scène.
— C’est lui ?
— Oui.
— Il est drôlement mignon… Et on me cachait ça !
Les yeux de Claudia s’attardent sur Justin, qu’elle déshabille du regard.
Je sens la moutarde me monter au nez. Et ça n’a rien à voir avec la tequila que je viens d’avaler. Grace interprète ma réaction à sa façon.
— Ce n’est pas moi qui le cache, c’est Angie. C'est son colocataire.
— Ma chère Angela, vous êtes vraiment très gourmande. Non seulement vous avez un homme splendide à vos côtés, mais il y en a un autre qui vous attend chez vous ! Votre mère ne vous a donc jamais inculqué le goût du partage ?
Ce disant, elle pointe sa cigarette du côté de Kirk, lequel, Dieu merci, est toujours en grande conversation avec Colin.
Je suis sauvée non par le gong, mais par Justin, qui fait enfin une apparition à notre table. Il était moins une, car je m’apprêtais à envoyer une réponse bien sentie à Claudia.
— Bonjour à tous. Je suis très heureux que vous ayez pu vous libérer, car j’avoue que je m’y suis pris un peu tard pour prévenir les amis.
Il est radieux et nous sourit de toutes ses dents (une vraie pub pour dentifrice !).
J’entends Claudia chuchoter à Grace d’un air coquin.
— Celui-là, j’en ferais bien mon ordinaire ! Tu peux m’appeler quand tu veux, mon joli.
Grace risque un œil vers moi, comme si elle guettait une réaction de ma part. Je m’efforce de rester impassible en regardant Colin se lever pour saluer Justin.
— Comment vas-tu, mon vieux ?
Justin lui donne une petite bourrade dans le dos comme il a l’habitude de le faire avec ses amis. Colin doit être à deux doigts de la crise cardiaque. Puis il s’approche de Kirk et lui serre la main.
— Capitaine Kirk ! Merci d’être venu, mon vieux.
— Je ne pouvais pas manquer ça.
J’essaie de ne pas regarder Kirk, mais la tâche n’est pas simple.
Faisant comme si je n’existais pas, Justin se tourne alors vers Grace, qui vient de le serrer dans ses bras. Il réussit à se dégager de son étreinte.
— Bonjour, Gracie ! Tu es très en beauté. Mon Dieu, ça fait un bon moment que je ne t’ai pas vue, tu devrais venir dans le quartier un peu plus souvent.
Je fixe Grace avec insistance.
— C’est vraiment surprenant, car Grace adore ce coin.
Grace ignore ma remarque et se tourne vers Claudia.
— Justin, je te présente Claudia. C’est la patronne de Roxanne Dubrow.
— Enchantée ! lance Claudia.
Puis elle lui tend le bras façon comtesse attendant son baisemain. Ma parole, où se croit-elle ?
Naturellement, Justin ne saisit pas l’invitation et se contente de lui serrer la main un peu maladroitement.
Puis il passe à la table suivante pour accueillir un couple d’amis — je reconnais au passage une voluptueuse rousse avec laquelle il a fait quelques petits boulots de production.
Je me souviens de ma première rencontre avec Justin. J’étais terrifiée. A l’époque, il m’apparaissait comme le prototype du bel inconnu capable de charmer le cœur d’une femme comme de le briser, avec la même facilité. Le genre d’homme que j’aurais évité comme la peste si notre prof d’impro ne nous avait pas mis ensemble. C’est presque comique de repenser à tout ça maintenant que Justin est devenu mon colocataire, et collectionneur de canapés de surcroît. Mais en le voyant charmer tous les invités, j’ai l’impression de retrouver l’inconnu d’alors. Cette fois, je ne suis plus effrayée, juste un peu décontenancée.
Comment ne pas l’être ! Il s’apprête à regagner la scène sans un regard pour moi, sans même me dire bonjour. En désespoir de cause, je me tourne vers Grace pour lui faire la conversation, histoire de montrer que je n’ai rien à cirer de ce qu’il peut faire (ou ne pas faire) quand, soudain, je sens une main sur mon épaule.
Je me retourne et me retrouve nez à nez non pas avec le bel inconnu d’antan, mais l’homme que je connais par cœur, mieux parfois que je ne me connais moi-même. Il est accroupi à côté de ma chaise, et ses yeux verts me fixent intensément.
— Merci, Angie.
— De quoi ?
— D’avoir réussi à amener tout ce monde. Je sais très bien que je ne t’ai pas laissé beaucoup de temps…
— Si les amis ne sont pas faits pour ça, où va-t-on !
Je plonge dans ses yeux, mais j’y vois autre chose. Quelque chose d’indéfinissable. Qui pourrait passer pour… de la peur. Soudain, je me sens inquiète pour lui.
— Ça va aller ?
— Oh, oui, tout ira très bien. D’autant que je ne vois pas beaucoup de responsables de l’industrie du disque dans le public…
Et il regarde la foule des « jean-T-shirt » qui nous entoure.
Puis, avant que je puisse trouver les mots d’encouragement dont il a manifestement besoin avant de monter sur scène, il glisse un regard vers Kirk — qui est toujours en pleine conversation avec Colin — et pose ses lèvres sur les miennes pour un bref baiser.
— C’est pour me porter chance !
Et il me décoche un sourire à damner une sainte avant de s’esquiver.
Je me tourne vers Grace, dont le sourcil en accent circonflexe semble me dire : « Mais qu’est-ce que ça signifie ? »
Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je passe la main sur mes lèvres. A ma grande surprise, j’éprouve une sensation de picotement.
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Des pensées folles me traversent la tête, vite remplacées par des pincements au creux de l’estomac. Justin entre en scène. Tandis qu’il se saisit du micro, je me mets à prier. « Mon Dieu, faites que tout se passe bien pour lui. »
— Tout le monde va bien ?
Une vague de rugissements monte de la foule. De quoi être un peu rassuré. Grace va même jusqu’à le siffler avec les deux doi
gts dans la bouche ! Dieu la bénisse…
— Combien de New-Yorkais avons-nous ce soir dans cette salle ?
Nouveau tumulte. Je tape comme une malade sur la table, renversant au passage la bière de Kirk, ce qui me vaut une moue de dégoût que je m’empresse d’ignorer.
Justin est en train de placer le micro sur son support, et il s’assied, la guitare posée sur les genoux.
— Si vous saviez comme j’aime cette ville. Je ne suis pas né ici, mais surtout, ne m’en veuillez pas ! Car vous pouvez être sûrs que je mourrai ici…
Il rit nerveusement.
Il n’y a plus un bruit dans la salle, comme si tous ces spectateurs vêtus de noir — de vrais corbeaux ! — lui tenaient rigueur de son sourire du Midwest. Mes pensées vont vers lui. Il a l’air si effrayé tout à coup qu’on ne serait pas étonné de le voir vaciller et s’effondrer là, devant nous. Et cette peur dans ses yeux… Il regarde sa guitare, et je me sens terriblement coupable de l’avoir poussé à faire ce à quoi il n’était pas prêt. Il commence à pincer une corde puis s’arrête, sourit comme pour s’excuser, et entreprend d’accorder sa guitare.
— Désolé !
Alors là, je commence à paniquer.
On n’entend plus que le grincement des cordes, et la salle est figée, comme sous l’effet d’une tension… hostile, presque palpable. Je balaie la salle du regard et ne vois que des visages impatients, des regards excédés. C’est comme s’ils s’attendaient à un fiasco, comme s’ils voulaient que Justin se plante. Peu importe la raison, mais je sens bien que toute la salle est tendue.
Je me demande si Justin le ressent aussi. Une fois la guitare accordée, il lève la tête, le regard dans le vague, les mains figées sur les cordes comme s’il ne savait par où commencer. Je retiens mon souffle.
Il se décide enfin à plaquer quelques accords, hésitants au départ, puis avec de plus en plus d’assurance. Le rythme de la chanson est rapide, un enchaînement d’accords un peu jazzy. Je commence à reprendre espoir, jusqu’à ce que Justin ouvre la bouche… Pas de problème avec sa voix, qui est aussi belle que lui est beau. Mais les paroles… ces mots qui ont eu tant de mal à sortir, sont… un peu bizarres.
Et la feuille dit à l’arbre
Vois-tu ce que je vois ?
Un frais rayon de soleil brûlant
Qui descend sur moi pour briller.
Phooo… tooo… synthèse!
Phooo… tooo… synthèse!
Ebahie, je ne peux me retenir de rire. Si Justin a choisi d’écrire une chanson sur un sujet dont la plupart des gens n’ont plus entendu parler depuis leurs derniers cours de sciences naturelles, ça le regarde… Mais qu’est-ce qui lui a pris ? Autour de moi, les gens ont l’air d’être aussi étonnés que moi. Je vois des têtes se pencher vers les voisins, j’entends quelques ricanements.
Et puis, tandis que Justin gratte sa guitare sur un rythme qu’on ne peut s’empêcher de ponctuer en tapant des pieds, je remarque autre chose. Je ne suis pas la seule à taper des pieds. La salle entière semble se laisser porter par l’étrange mélopée de Justin.
Le pistil dit à l’étamine
Qu’adviendrait-il de moi
Si vous ne déposiez sur moi
Un peu de ce pollen gorgé de rosée !
Phooo… tooo… synthèse!
Phooo… tooo… synthèse!
Pho-pho— pho— pho— pho— pho— pho— pho
Photosynthèse !
C'est là que tout commence…
Quand Justin attaque le deuxième couplet, tout le monde est déjà entré dans sa folie. Tous sauf un : Kirk. Il se penche tout près de mon oreille.
— C’est quoi, ce tissu de conneries ?
Je me retourne vers lui en le fusillant du regard et je reviens à Justin, qui a terminé sa chanson dans un tonnerre d’applaudissements. Grace me fait un clin d’œil complice et applaudit de plus belle. Colin est aux anges, et Claudia a les deux sourcils levés comme si elle ne pouvait admettre d’apprécier le petit hommage rendu par Justin aux plantes.
Kirk continue de siroter sa bière et je décide de l’ignorer. La tâche est d’autant plus facile que Justin s’est de nouveau emparé du micro. Il murmure :
— Et maintenant, quelque chose de plus lent.
Il commence à jouer une mélodie mélancolique, déchirante. Je ne m’attendais pas à une telle tristesse de la part d’un homme toujours si insouciant… C’est du blues à l’état pur, et les paroles sont… poignantes.
Partager un rebord de fenêtre,
C'est tout ce que je veux de vous,
Je regarde le vaste monde
Crevant de solitude…
Je ne peux oublier,
Je l’aime encore,
Et depuis son départ
Je me sens seul et sans espoir.
On entendrait une mouche voler. Seule la voix claire de Justin, aux accents bouleversants de sincérité, résonne dans la salle. Il chante comme seul peut chanter un homme qui a aimé et perdu son amour. Je suis hypnotisée, comme toutes les femmes ici qui lisent dans le regard vague de Justin.
Dès la fin du dernier accord empreint de mélancolie, la salle explose. Les bravos crépitent de toutes parts. Je me lève, imitée par Grace puis Colin et Claudia. Mon Dieu, en voyant l’expression du visage de Claudia, j’ai cru un instant qu’elle allait jeter sa petite culotte sur la scène !
Ce Justin ! Il a réussi à les faire manger dans sa main… Il les a eus. Pourquoi ai-je eu ce moment de doute ? J’ai retrouvé celui qui a su me désarmer lors de notre première rencontre au cours d’impro, l’homme capable de faire vibrer une salle avec un sourire… ou une chanson. Tout le public est sous le charme, tous… sauf un. Kirk, qui secoue la tête d’un air incrédule au moment où je me rassieds.
Colin se penche au-dessus de lui et me souffle à l’oreille.
— Il est d’une beauté !
Kirk le regarde avec une sorte de dégoût. Mais je n’ai pas le temps de m’attarder là-dessus car Justin, galvanisé par la réaction du public, attaque un nouvel air, toujours dans le style blues. Mais cette fois, le rythme est plus entraînant.
Je connais une fille, un peu bizarre,
Elle préfère l’eau à un bon vieux Pommard.
Elle adore le soleil,
Et quoi qu’il arrive,
Elle est faite pour la vie au naturel.
Mmm, mmm, ma Bernadette…
Mmm, mmm, ma Bernadette.
J’éclate de rire, et j’explique à toute la tablée qui s’est tournée vers moi.
— Il a dédié cette chanson à notre azalée !
Naturellement, personne ne comprend un traître mot de ce que je dis, mais ça n’a pas l’air de les troubler. Le rythme est si prenant que la salle entière recommence à swinguer en tapant dans ses mains. Lorsque Justin attaque le deuxième couplet, tout le monde est en train de fredonner le refrain sur Bernadette !
Justin enchaîne une nouvelle chanson, toujours aussi étrange. Cette fois, il parle d’atteindre le ciel depuis un lit de terre.
Là, je commence à voir où il veut en venir. Et j’en ai confirmation lorsque Justin quitte la scène quelques instants plus tard, fou de joie, sous les applaudissements de la foule. Il approche une chaise et s’assied près de nous.
— Alors, votre impression ?
La réponse est unanime.
— Fantastique !
Le cri du cœur… Enfin quand je dis unanime, oubliez Kirk ! Il regarde Justin comme s’il venait de lui pousser une corne.
Justin dit en me lançant un clin d’œil.
— C'est un petit échantillon d’un album que j’ai intitulé Dix chansons pour Bernadette.
Claudia se rapproche, intriguée.
— Qui est cette Bernadette ? Une fille qui a bien de la chance, en tout cas.
— Vous avez raison. Elle a changé ma vie, répond Justin, qui ne me lâche pas des yeux. Et sa principale qualité, c’est qu’elle est toujours là quand j’ai besoin d’elle.
Pour être franche, je suis un
peu déçue d’apprendre que toutes ces chansons ont été composées pour une azalée, mais je suis tellement contente pour Justin ! Pour la première fois depuis longtemps, il dégage une telle joie de vivre que je ne voudrais pour rien au monde rater une minute de ce bonheur bien mérité.
Seulement voilà, Kirk en a ras le bol. Dès que Jenna bondit vers notre table pour faire une grosse bise sur la joue de Justin et offrir une tournée aux frais de la maison, il me chuchote à l’oreille :
— Bon, on s’en va maintenant ?
— Maintenant ? Mais il n’est pas tard…
Il s’adosse à sa chaise avec un air de martyr.
— Je suis vanné, j’ai bossé comme un dingue ce matin. Et puis je ne supporte pas toute cette fumée…
Il joue les éventails avec la main en direction de Claudia pour chasser une nouvelle volute. Puis il me chuchote à l’oreille pour éviter que personne d’autre n’entende :
— Et pour être franc, j’en ai marre de perdre mon temps avec ce crétin !
J’ouvre de grands yeux.
— Ma parole, mais tu es jaloux !
— Jaloux ? De lui ? Bon, maintenant ça suffit, Angela. Tu viens ou quoi ?
Je ne sais pas quoi faire. Je le regarde se diriger vers la porte et s’arrêter, comme s’il attendait que je change d’avis. Je me lève.
— Excusez-moi, je dois y aller !
Justin s’étonne.
— Tout de suite ? Jenna vient de commander une tournée.
— C'est vrai, Ange. Reste avec nous ! On passe un si bon moment, renchérit Grace.
— Kirk est fatigué et je dois travailler demain matin.
Avant que quelqu’un essaie encore de me faire changer d’avis, je souhaite rapidement bonne nuit à tout le monde et je sors de l’établissement. Kirk est déjà en train de héler un taxi.
Je ne peux m’empêcher de lui faire la leçon.
— Tu t’es vraiment conduit comme un goujat.
Il baisse le bras et me regarde fixement.
— Quoi ?
— Tu ne leur a même pas dit au revoir !
— Ecoute, Ange, je suis venu, d’accord ? Tu sais pourtant que j’ai un tas de choses à faire pour préparer mon voyage…