by Lynda Curnyn
Je fais une halte dans le premier magasin que je trouve et j’attrape une boîte d’Altoids avant de faire la queue derrière une petite vieille. Ma parole, elle fait le grand nettoyage de printemps dans son sac ou quoi ? Si vous voyiez le nombre de pièces qu’elle pose sur le comptoir pour payer deux malheureux rouleaux de papier toilettes ! Je piaffe d’impatience… Elle ferme enfin son sac avec un petit claquement joyeux et trottine vers la porte. Je manque la renverser en collant mon billet de cinq dollars sur le comptoir, et j’empoche la monnaie que l’employé s’empresse de me rendre.
Une fois dehors, je regarde ma montre. Déjà 16 h 20, et j’ai encore huit pâtés de maisons à traverser et quatre avenues à descendre. J’envisage un instant de prendre un taxi, mais en voyant les embouteillages, je me dis que j’irai plus vite à pied. En arrivant à Times Square, je me retrouve quasiment plaquée le dos au mur par une cohorte de touristes. Je me fraye tant bien que mal un chemin parmi les sacs à dos et les appareils photo (ce qui me vaut au passage quelques regards meurtriers). Nouveau coup d’œil sur la montre. Et m...! Je vais être en retard, et Kirk va me tuer. Mon Dieu, voilà que je parle comme Michelle, maintenant !
Je jette ma cigarette, mais je regrette aussitôt de n’avoir pas eu ma dose de nicotine. J’en prends donc une autre et je l’allume en me rendant parfaitement compte du ridicule de mon geste.
Mais rien que de penser à ce fichu mariage !
Enfin, c’est normal, non, d’être au bord de la crise de nerfs dans ce genre de situation ! Vous n’avez pas l’air de comprendre que j’ai une nouvelle vie qui m’attend… avec un mari, des gosses, une hypothèque, un compte commun. J’en ai ras le bol, je sens que je vais craquer ! Je plonge littéralement dans la foule, je me jette sur la chaussée au moment où le feu vient de passer au vert, et j’ai juste le temps de faire un pas en arrière pour éviter de passer au rouleau compresseur. Une fois sur le trottoir, je reprends une dernière bouffée de cigarette, comme pour rendre grâce d’être encore en vie.
En vie certes, mais dans quel état ! Je prends une longue inspiration et je regarde les panneaux lumineux de Times Square en attendant que le feu repasse au rouge. Cette vision me réconforte un peu. Si l’on fait abstraction des touristes, cet endroit reste l’un des plus beaux de New York. J’en ai fait des promenades à Times Square, seule ou avec Justin ! Lui, c’est un véritable puits de science. Dès qu’on le branche sur Times Square, il est intarissable… Il m’a traînée ici plus d’une fois rien que pour faire quelques photos tout en me faisant l’historique des lieux. Je souris en voyant l’endroit où je me suis aventurée ici avec Justin pour la première fois. C’était un soir de réveillon. Nous étions là, écrasés par la foule, et nous nous tenions les mains pour éviter d’être séparés. Je me souviens que je retenais même mon souffle. Et moi, je ne pensais qu’à une chose : un jour, j’y arriverai, comme l’a si bien chanté Frank Sinatra.
Maintenant que j’ai renoncé à mes faux espoirs de sécurité avec l’émission Réveil tonique, je persiste et signe. Oui, j’y arriverai! Car j’ai une vraie chance de réaliser mes rêves. Il ne tient qu’à moi d’être heureuse.
Bon, c’est bien joli, mais j’ai aussi le pouvoir de rendre certains hommes particulièrement malheureux… Suivez mon regard ! En arrivant sur mon lieu de rendez-vous, je vois Kirk, qui lance des regards furieux à droite et à gauche.
Curieusement, je ne me sens pas fautive, simplement embêtée. Comme la nuit dernière, lorsqu’il a quitté le bar en trombe au prétexte qu’il avait mieux à faire. A sa façon de regarder sa montre aujourd’hui, je me dis qu’il a encore certainement mieux à faire…
Je ne peux même pas me résoudre à l’embrasser pour lui dire bonjour, mais ça ne lui fait ni chaud ni froid. Il m’agrippe la main et me fait descendre la rue… pour s’apercevoir au bout de quelques minutes qu’il ne sait même pas où il va ! Je décide de prendre les choses en main et je m’arrête devant la porte métallique de Rudy. Je ressens au creux de l’estomac une sensation d’excitation. Ou peut-être est-ce de la peur…
Je conduis Kirk dans le couloir sombre.
— Mais où m’emmènes-tu ? Où sommes-nous ?
— Chez Rudy.
— On dirait un repaire de trafiquants de drogue.
Si seulement ! J’aurais besoin d’une solide dose d’alcool pour me déstresser un peu. Non, je plaisante…
Nous arrivons enfin devant la porte qui donne accès au magasin. J’aperçois Rudy, qui porte aujourd’hui une chemise pourpre à fines rayures avec une vue imprenable sur son torse velu et ses chaînes en or. La chemise est assortie d’un pantalon bleu électrique encore plus voyant. Je me sens déjà mieux.
— Salut, Rudy !
Il est en train de lire le journal posé sur un présentoir de verre, une cigarette entre ses doigts boudinés et couverts de bagues.
— Ma chérie, comment vas-tu ?
Il referme le journal d’un mouvement brusque en se débarrassant de sa cigarette dans le cendrier. Puis il se dirige vers nous avec un large sourire.
— Tu sais que tu es encore plus belle que l’autre jour ?
Et il me serre dans ses petits bras. Cette effusion me fait chaud au cœur, malgré les relents d’eau de Cologne qui me donnent la nausée. Ça fait plaisir de constater qu’il y a au moins quelqu’un heureux de me voir ! Planté à côté de moi, Kirk regarde la scène un brin soupçonneux.
Sans cesser de me tenir la main, Rudy se penche à mon oreille, comme si Kirk ne devait pas entendre ce qu’il a à me dire.
— Alors, c’est lui ?
— Oui.
Je me retourne vers Kirk en lui faisant signe d’approcher. Et je fais les présentations.
— Rudy Michelangelo, Kirk Stevens.
Kirk tend la main que Rudy s’empresse de lui broyer.
— Michelangelo ? C'est votre vrai nom ?
Rudy libère la main de Kirk, me regarde et lâche :
— Comme le sculpteur !
Il fait un geste vers l’infâme David. Je note que la statue arbore en plus de sa chaîne un épais bracelet en or.
— Kirk m’accompagne pour regarder les bagues.
Et comme je ne vois pas l’intérêt de cacher plus longtemps que j’ai déjà flashé sur une bague (sans aller jusqu’à verser des arrhes…), je lui rafraîchis la mémoire.
— Vous vous souvenez de cette bague que vous m’avez montrée le jour où je suis venue avec Michelle ? La taille Tiffany… Celle avec quatre griffes et deux baguettes.
— Ma chérie, inutile de me le dire, à moi. Rudy se souvient de tout. Son cerveau est un véritable ordinateur !
Il se frappe la tempe de l’index.
Puis il se retourne, attrape une cigarette et se dirige tout droit vers la vitrine où se trouve la bague. Nous lui emboîtons le pas.
Kirk n’a pas l’air de se soucier que j’aie fait mon choix sans lui. Mais il me murmure à voix basse.
— Bon sang, où as-tu déniché ce type ?
— Je le connais grâce à Michelle. C'est le cousin de sa mère.
— Tu es sûre qu’on peut avoir confiance en lui ?
— Aucun problème !
Une façon comme une autre de tester Kirk. Comme s’il avait insulté un membre de ma famille.
En approchant de la vitrine, Rudy laisse tomber sa cigarette dans le cendrier qui traîne dans le coin, puis il ouvre la vitrine fermée à clé et dirige sa main sans l’ombre d’une hésitation vers la bague pour laquelle j’ai craqué.
Je l’enfile à mon doigt et je tends le bras pour juger de l’effet. Elle est aussi belle que dans mon souvenir.
Kirk se penche en avant, le nez dessus et commence à l’examiner sous tous les angles.
— Tu es sûre que c’est la bague qui te plaît le plus ?
— Bien sûr !
Tu parles ! Si je suis sûre de quelque chose en ce moment, c’est bien de ça ! Plus encore que de l'amour que je porte à Kirk.
Il l’examine de nouveau et lève les yeux vers Rudy.
— E
st-ce que vous avez une loupe ? Je voudrais la voir de plus près.
— Bien sûr, mon vieux, tout ce que vous voulez…
Rudy me jette un bref coup d’œil et ouvre un tiroir d’où il sort une loupe qu’il tend à Kirk, puis il reprend sa cigarette. Je confie la bague à Kirk, qui se penche de nouveau, la loupe devant les yeux. La fumée semble venir le narguer.
— S'il vous plaît !
Il chasse l’intruse avec la main qui tient la bague. Moi, je savoure l’instant, en espérant chiper au passage un peu de cette nicotine de seconde main pour me calmer un peu…
— Oh, je suis désolé, mon vieux !
Rudy tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser dans le cendrier. Et il exhale sa dernière bouffée de fumée en me faisant un clin d’œil tandis que Kirk replonge sur la bague.
— C’est quoi, ces petites taches noires, là ?
— Des taches ? Je ne vois pas de quoi vous parlez…
Rudy s’empare de la bague et de la loupe.
— Oh, c’est pas vrai ! s’exclame-t-il en écartant la loupe et en soufflant dessus. C’est de la cendre. Je suis désolé, mon vieux.
La loupe et la bague changent de nouveau de main. Tel Sherlock Holmes, Kirk poursuit son investigation tandis que Rudy y va de son petit couplet sur la taille et la pureté du diamant.
— Vous savez, ce diamant n’a pratiquement pas de défaut. Mais bien entendu, aucun diamant n’est parfait.
— Et un truc comme ça, ça va chercher dans les combien?
— Vous voulez dire cette bague ?
Rudy sonde le visage de Kirk comme s’il hésitait à se séparer du bijou à n’importe quel prix. Puis il se lance, en regardant Kirk droit dans les yeux.
— Dix mille dollars.
— Mais Rudy, je croyais…
D’un simple regard, Rudy m’intime au silence. L’air de dire : « Je sais ce que je fais. » Mais moi, franchement, je n’ai aucune idée de ce qu’il fait, à part jouer avec mes nerfs.
Kirk soutient son regard.
— C’est un peu plus que ce que je comptais mettre…
— Ecoutez, vous avez la chance d’avoir trouvé une jeune femme charmante. Vous ne croyez pas qu’elle mérite une belle bague ? Enfin, mon vieux, un petit effort, c’est de votre future femme qu’il s’agit !
C'est vrai. Je prends une nouvelle fois conscience du pas décisif que nous sommes en train de faire. Cette bague, je vais la porter toute ma vie. Quoique… en voyant la tête de Kirk, je commence à douter. Je le connais bien, c’est quelqu’un qui sait définir un budget, qui appréhende tout avec la plus grande prudence. Après tout, il a peut-être raison d’avoir ce comportement. C'est sans doute ridicule de s’endetter pour un bijou…
Brusquement, je m’entends dire :
— Vous avez sûrement d’autres modèles à nous proposer.
Rudy me regarde comme si je l’avais trahi, puis se tourne de nouveau vers Kirk, mais s’abstient de tout commentaire.
— D’accord, si c’est ce que vous voulez…
Il commence à sortir d’autres bijoux, en prenant bien soin de ne présenter que des formes rondes. Il sait que c’est ce que je préfère. Je serais bien incapable de dire combien de bagues je glisse à mon doigt, mais une chose est sûre : aucune ne me fait autant d’effet que la première ! Au bout d’un moment, je sens que Kirk commence à s’impatienter. Rudy lui-même a l’air dégoûté, mais je ne sais pas si c’est à moi ou à Kirk qu’il en veut.
Je finis par faire mon choix sur un anneau de platine orné d’un solitaire d’un peu moins d’un carat. Un bijou qui s’inscrit exactement dans le budget que s’est fixé Kirk (Rudy a fini par le faire parler…). Kirk est déjà en train de consulter sa montre. Je le regarde d’un air implorant.
— Celle-là est assez mignonne…
Je me tourne vers Rudy pour essayer de quémander un conseil. Parce que, pour tout vous dire, je ne sais plus ce que je veux.
Rudy prend la bague et l’examine avec sa loupe.
— C'est vrai, ce n’est pas mal, comme pierre, pour le prix. Quelques défauts, mais rien de très sérieux. Evidemment, ça n’a pas la classe de la première, mais quoi, aucun diamant n’est parfait, pas vrai ?
Aucun homme non plus ! A présent, Kirk a le sourcil carrément froncé en reluquant sa montre.
— Ecoute, il faut que je m’en aille tout de suite si je ne veux pas rater mon avion. C’est vraiment celle-là que tu veux?
J’hésite de nouveau. Tout est confus dans ma tête. Soudain, je sens la main de Rudy sur la mienne. Je sursaute et je lève les yeux.
— Vous devriez réfléchir un peu… Vous savez, cette bague sera toujours là, elle ou une autre du même genre.
Il me fixe du regard comme s’il essayait de m’envoyer un message, puis jette un œil vers Kirk et ajoute :
— Après tout, c’est une décision importante.
Je sais à présent que Rudy ne parle pas seulement de la bague…
Lorsque nous nous retrouvons dans la rue, je suis presque obligée de courir pour pouvoir suivre Kirk. Je parviens enfin à régler mon pas sur le sien.
— Je ne comprends pas pourquoi tu es si pressé. Il n’est que 18 heures, et ton avion décolle à 21 heures…
— Je n’aime pas être en retard, moi. Si jamais je rate cet avion, le prochain n’est qu’à 23 heures, et j’ai rendez-vous sur le green avec Ken Norwood demain à 9 heures. Je ne pensais pas que ça prendrait autant de temps.
— Désolée de te créer autant d’ennuis. Je pourrais peut-être m’arranger pour caser notre mariage entre tes deux prochains déplacements. Je suis sûre que Michelle connaît une bonne église qui expédie les bénédictions en cinq minutes. Tu sais, une église du genre drive-in… Il faut juste louer une voiture…
Du coup, il s’arrête net.
— Ecoute-moi bien, Ange. Je suis désolé d’avoir un peu pressé le mouvement. Je me rattraperai à mon retour. Et puis nous aurons certainement quelque chose à fêter. Tu dois bien rencontrer un agent lundi, à propos du contrat ?
Tout en parlant, il lève la main pour héler un taxi.
— Eh bien justement ! Je voulais aussi te parler de ça. J’ai décidé de ne pas signer le contrat.
Il en laisse tomber sa main !
— Pourquoi?
— Eh bien, j’ai discuté avec Colin… Tu sais qu’il a commencé à négocier vendredi. Et d’après Rena, nous aurions à peu de choses près le même contrat. Bref, Colin m’a dit qu’il comporte une clause de non-concurrence. Ça signifie que je n’ai pas le droit de me produire ailleurs sans l’accord préalable de la chaîne.
— Et alors ?
On dirait qu’il ne comprend pas…
— Eh bien, ça risque de limiter beaucoup mes choix, tu ne crois pas ? Je ne peux pas signer un contrat de trois ans qui m’empêche d’accepter librement d’autres rôles !
Il me regarde comme si j’étais devenue folle.
— Tu es en train de me dire que tu veux renoncer à cet argent simplement parce que tu espères vaguement que quelqu’un d’autre te propose, éventuellement, un autre rôle?
Je sens la colère monter en moi. Je prends subitement conscience que l’homme que je vais épouser, celui en qui j’ai mis toute ma confiance, ne croit pas du tout en moi !
— Comment ça, j’espère vaguement ? J’ai passé des auditions, j’ai envoyé des photos. Je ne veux pas passer ma vie à faire des sauts de cabri avec une bande de gamins !
— Donc, c’est décidé, tu ne signeras pas ?
— Tu ne me donnes pas raison ?
Il ricane.
— Mais dis-moi un peu ce que tu comptes faire à la place ? Passer ta vie à courir les auditions ? Accepter des petits rôles de deux minutes dans le dernier DeNiro, juste le temps de hurler en voyant des corps tomber par la fenêtre ? Mais sois un peu réaliste, bon sang ! C'est vrai, tu pourras peut-être décrocher un nouveau rôle au théâtre, mais pour quoi faire ? Respirer la poussière cinq soirs par semaine, tout ça pour une pièce qui fera d
éplacer à tout casser deux pour cent de la population !
En entendant ces mots, toutes mes peurs se réveillent. Mais pas question de céder à la panique ! Cette époque est révolue. Les choses ont changé, j’ai changé… Je comprends mieux aujourd’hui ce qu’il faut faire pour réussir dans ce métier, savoir prendre des risques, mais les bons. Je sais que je peux réussir, j’ai envie de croire en moi, et je ne suis pas la seule. Il y a aussi ce directeur de casting qui m’a rappelée. Et Justin…
— Kirk, les choses sont en train de changer pour moi. Récemment, un directeur de casting m’a dit qu’il s’intéressait à moi. Et j’ai pris un agent.
Enfin, j’espère… car j’ai fait part à Viveca de ma décision lundi ! Mais peu importe ce qui s’est passé lundi, je dois essayer, et j’ai besoin d’être soutenue. J’espérais tellement que mon futur mari m’apporterait ce soutien !
— Cette fois-ci, je sais que je vais réussir. J’en suis sûre.
Je parle fort, dopée par le poids des mots que je suis en train de prononcer.
— Mais j’ai besoin de quelqu’un qui croie en moi, qui soit toujours à mes côtés. Le mariage, c’est ça, Kirk ! C’est être là pour la personne que l’on aime, quoi qu’elle décide de faire.
— Je commence à comprendre. Tu te vois déjà jouer les comédiennes pendant que je me casserai le cul à gagner de l’argent. Et quand tu comprendras que tout ça ne mène à rien, tu auras toujours quelqu’un sur qui compter. Pas mal, comme arrangement, Ange. Où faut-il que je signe ? Et puis, au fait, qui va élever nos enfants pendant que tu iras te battre contre tes moulins ? Parce qu’il faut bien que l’un de nous deux travaille pour gagner notre vie, non ?
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Alors, c’est comme ça que tu vois les choses ? Je suis censée jouer les femmes au foyer et élever les gosses pendant que tu conduis brillamment ta carrière…
Tout à coup, j’ai la certitude de ne pas avoir envie de ces enfants qu’il veut à tout prix. En tout cas, pas avec lui. D’où cette autre certitude : je ne l’aime pas, pas assez ! Et lui non plus…