by Lynda Curnyn
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Le soir de son départ, une fois la valise bouclée, elle me demande.
— Et toi ? Tu vas faire quoi ?
— Reprendre le cours de ma vie.
Juste avant de partir, Grace m’assure que je peux rester chez elle aussi longtemps que je le veux. Mais je sais que je ne peux pas m’incruster ici. J’ai besoin de me bouger, d’avancer.
Et puis… je dois affronter quelques canapés et un coloc!
Car j’ai pris une grande décision, cette semaine chez Grace : s’il est exclu que je joue le rôle d’amante avec Justin, je dois quand même le soutenir. Même si ses choix ne valent pas un clou! C’est peut-être à cause de tous ces messages qu’il a laissés sur mon portable… pour me dire que ma mère venait d’appeler ou qu’il avait entendu parler d’un casting intéressant dans Backstage et qu’il y avait un rôle parfait pour moi.
Il fait tellement d’efforts pour être ce qu’il a toujours été pour moi ! Un ami…
Alors je dois essayer, moi aussi.
En mettant le pied dans l’appartement, je sais qu’il n’est pas là. C’est trop… silencieux. Je ne ressens qu’un sentiment oppressant de solitude, comme chaque fois que Justin est absent. Mais en entrant dans le salon, je m’aperçois qu’il a — partiellement — comblé ce vide…
Près du canapé numéro trois se trouve à présent un fauteuil un peu effrangé mais charmant. Et sur l’une des tables trône ce qui m’a tout l’air d’être une cage à oiseaux (vide, bien sûr). Je jette un œil dans la cuisine (car j’espère toujours que Justin puisse encore se cacher quelque part dans l’appartement) et je vois un nouveau micro-ondes posé sur l’ancien. Une furieuse envie de rire me prend. Apparemment, je lui ai beaucoup manqué, si j’en crois le nombre d’acquisitions qu’il a faites en mon absence, peut-être pour essayer de tromper l’ennui et combler le vide que j’ai laissé derrière moi.
Je suis saisie d’une soudaine envie de le revoir, le plus vite possible. Peu importe où il est parti en vadrouille, je veux qu’il revienne à la maison. J’ai besoin de m’assurer qu’il est toujours le même, ce Justin que je connais et que j’aime. Je voudrais lui dire qu’il est possible de revenir en arrière pour redevenir amis comme avant.
Je laisse tomber mon sac sur le canapé numéro trois et je m’apprête à rejoindre ma chambre lorsque mon regard se pose machinalement sur le rebord de la fenêtre. Il n’y a plus rien. Bernadette est partie.
Je sais ce que ça signifie. Justin est bel et bien parti.
19
Un cœur gros comme ça !
Impossible de rester seule ici. Il y a trop de souvenirs… J’attrape toutes mes photos d’identité qui traînent encore dans un coin avec mon CV, quelques fringues, et je retourne chez Grace. Son appartement a beau me sembler vide sans elle, son absence m’est moins insupportable que celle de Justin. Il est clair qu’il est parti commencer une nouvelle vie sans moi. Et plus tôt que prévu. Il faut que je m’organise une nouvelle vie, moi aussi.
J’ai des tas de trucs à faire. En premier lieu, chercher un appartement. Car je sais très bien que je ne pourrai jamais vivre avec Justin à son retour de Las Vegas. En rassemblant mes affaires, je tombe sur un jean qu’il a laissé traîner sur une chaise, et sur sa collection de films qui déborde de l’espace vidéo… Je fonds en larmes.
Désormais, je ne peux plus compter que sur moi-même. Et si je prends un engagement, ce sera en fonction de moi et de moi seule.
J’appelle Viveca pour venir aux nouvelles. Elle m’apprend qu’elle a eu des retombées positives après mon audition pour Lifetime, mais qu’aucune décision n’a encore été prise. J’en déduis qu’ils ont décidé de faire passer une audition à quelques centaines d’autres actrices, toutes plus talentueuses et belles les unes que les autres. Malgré tout, le fait qu’on ait apprécié ma prestation me remonte un peu le moral. J’en profite pour appeler ma mère, sans rien lui raconter car, comme d’habitude, j’ai peur que ça me porte malheur… Mais je lui promets de venir dîner dimanche.
Heureusement que je n’ai pas parlé de Justin à maman ! Vous imaginez la situation si elle l’avait invité avec moi (j’ai remarqué qu’elle prend de plus en plus de ses nouvelles, surtout depuis que j’ai rompu avec Kirk). J’aurais dit qu’il allait bien, qu’il vivait à Las Vegas et, bien entendu, elle se serait encore répandue en compliments (Ce Justin, quand même, quel aventurier !) sans comprendre que c’était un crève-cœur pour moi.
Bon, de toute façon, Justin ne sera pas là, et je n’aurai pas besoin de lui pour me faire mal voir par ma mère. Je n’ai pas envie de débarquer à Brooklyn un jour pour découvrir que sa photo a disparu devant le Sacré-Cœur. Car depuis qu’il est parti loin de son petit coin de bitume et de ceux qu’il aime, il a bien besoin de protection !
Je ne sais pas comment j’ai réussi à passer ces tout premiers jours sans Grace, maintenant que Justin est à des années-lumière de moi. Mais bon, je survis. Ça n’a pas été tous les jours facile, surtout samedi dernier. J’ai eu un coup de blues à Lee & Laurie, et je leur ai tout déballé sur ma deuxième rupture!
La tête de Roberta, je vous dis pas…
— Ma pauvre Angie. Bon, d’un autre côté, tu as encore le temps. Si tu rencontres quelqu’un dans l’année qui vient, tu peux encore espérer avoir des enfants avant d’avoir trente-cinq ans…
Merci beaucoup… c’est fou ce que je me sens mieux ! Michelle hoche la tête d’un air dégoûté mais en prenant bien soin de me brandir sous le nez le bracelet serti de pierres que Frankie vient de lui offrir pour son anniversaire. Pour elle, je suis un cas désespéré.
Mais c’est Doreen qui m’assène le coup de grâce, en déclarant d’un ton péremptoire :
— De toute façon, tu es bien mieux toute seule !
Je ne sais pas si je suis mieux… mais en tout cas je suis seule.
Ce soir-là, je rentre chez Grace avec un plat chinois sous le bras et la première édition du Sunday Times. Je sais qu’il faut se dépêcher de le lire pour espérer trouver un nouvel appartement avant le retour de Justin.
Je commence par me bourrer de poulet lo mein, mais je ne me résous pas à ouvrir le journal à la page « immobilier ». Rien à faire, c’est au-dessus de mes forces ! Je préfère lire l’article sur le concours Miss Amérique.
Entre nous, je croyais que cette bêtise n’existait plus depuis longtemps, mais je comprends vite pourquoi ça n’a pas été supprimé… quand je me retrouve scotchée devant ma télé pour regarder cette espèce de compétition ridicule en maillot de bain et autres tenues complètement ringardes. Je me surprends même à sourire niaisement lorsque la Miss Amérique en titre tend sa couronne à une Miss New York rayonnante qui a du mal à contenir son enthousiasme et se pavane comme un coq (un comble !) en faisant son petit tour de piste et revient vers l’animateur qui lui tend le micro.
Elle se lance aussitôt dans une déclaration solennelle, s’engageant à militer tout au long de son règne pour des causes nobles, comme la lutte contre le cancer, ou contre l’illettrisme. Sans oublier bien sûr la coopération avec la Société pour la préservation des sites afin de perpétuer la grandeur de New York.
Justin serait heureux d’entendre ça…
Je soupire en jetant un coup d’œil sur le journal qui est resté plié sur la table basse. Il va falloir que j’émigre au moins jusqu’au New Jersey pour échapper à cette ville trop imprégnée du souvenir de Justin.
Comme pour répondre à une prière non formulée, mon portable se met à sonner. Je bondis de mon canapé en me précipitant sur mon sac pour attraper le téléphone. C'est peut-être Justin qui m’appelle pour me dire qu’il revient, qu’il déteste Las Vegas et qu’il a terriblement besoin de vivre à New York, auprès de moi…
Je finis par mettre la main dessus, mais en regardant le numéro qui s’affiche, je vois qu’il s’agit de ma mère.
Dès que je prends la communication, une voix aiguë me crie dans les oreilles.
— Mais où étais-tu passée à cette heure ? Il est
presque minuit!
Ma mère est toujours morte de peur à l’idée que je puisse déverrouiller les trois serrures qui bloquent ma porte pour faire une petite balade la nuit tombée dans mon quartier (qu’elle juge très dangereux). Maintenant, je suis sûre que vous comprenez mieux pourquoi je m’abstiens de lui raconter ma vie… Mais quand même, pour m’appeler sur mon portable, il a fallu qu’elle soit vraiment paniquée.
— Maman, je suis chez Grace. Mais, c’est promis, je viendrai demain le plus tôt possible pour t’aider à préparer le dîner. J’apporterai même les saucisses.
Je sais que ma mère a renoncé à demander quoi que ce soit à Nonnie pour les dîners du dimanche soir. Il faut dire que Nonnie en profite pour disparaître et s’adonner à la fièvre acheteuse — ou Dieu sait quoi d’autre — en compagnie d’Artie.
— Mais je ne t’appelle pas pour parler de saucisses, Angela. C'est au sujet de ta grand-mère. Nonnie — ma pauvre mère ! Son cœur est en train de lâcher.
Je saute dans mon jean et j’attrape mes baskets.
— Où es-tu ?
— Au Kings County Hospital. Et surtout, prends un taxi, Angela. Je ne veux pas te savoir seule dehors à cette heure…
— D’accord, maman. J’arrive le plus vite possible.
J’ai l’impression que ce trajet en taxi dure une éternité ! Et pas seulement parce que je suis loin de l’hôpital. La vérité, c’est que je suis morte d’inquiétude. Nonnie… ma Nonnie ! Et si je n’arrivais pas à temps, si…
Je sors mon portable. Mon premier réflexe est d’appeler Justin, j’ai son numéro en mémoire. Je sais qu’il pourrait arriver à calmer un peu la crise d’angoisse qui atteint son paroxysme au moment où nous nous engageons sur le pont de Brooklyn.
Mais je m’abstiens. J’ai peur que le son de sa voix ne me trouble encore davantage. Je préfère appeler Grace, sachant qu’il est trois heures plus tôt au Nouveau-Mexique. Pourvu qu’elle ait laissé son portable en veille !
Ouf ! Elle décroche.
— Salut, Angie. Qu’est-ce qui se passe ?
Est-ce d’entendre sa voix chaude, familière ? J’éclate brusquement en sanglots.
— C'est Nonnie. Elle est à l’hôpital. Je crois qu’elle a eu… une crise cardiaque.
— Oh, mon Dieu ! Tu l’as vue ? Comment va-t-elle ?
— Je suis sur le chemin de l’hôpital, mais j’ai tellement peur, si tu savais. Si jamais elle… s’en allait le temps que j’arrive là-bas. Ma mère était un peu hystérique au téléphone.
— Ecoute, tu sais bien que ta mère a tendance à tout dramatiser. Et puis Nonnie est solide, c’est une battante. Tu te rappelles comme elle nous défiait à la lutte, quand nous étions gamines ?
— Mais c’était il y a longtemps… Elle n’a pas pris soin de sa santé. Elle mange ce qu’elle veut, n’en fait qu’à sa tête… Si je te disais qu’elle a même un petit copain !
Et si c’était une de ses fameuses « parties de poker » qui avait provoqué cette crise ?
Grace rit.
— C’est pas vrai ! Je te le disais bien, ça va aller. Quand une femme a encore besoin d’un petit ami à cet âge, c’est qu’elle a de la ressource, Ange. Au fait, qui est l’heureux élu?
— Artie Matarrazzo.
— C'est mignon comme nom. Je suis sûre qu’ils forment un couple adorable. Tu vas voir, elle va s’accrocher… Elle a encore trop de choses à faire de sa vie.
— Justement, elle a peut-être un peu… abusé de cette vie-là. Elle a eu une angioplastie il y a quelques années, et son cœur ne peut pas tout encaisser non plus !
Grace reste quelques instants silencieuse.
— Tu sais, je voudrais bien être avec vous. Je reviens lundi soir, mais je vais voir si je peux prendre un avion plus tôt.
— Non, ce n’est pas la peine, je t’assure. Je tiendrai le coup. Mais j’ai l’impression que le trajet n’en finit pas !
Je regarde défiler les rues désertes à travers la vitre.
— Où est Justin ? Tu devrais peut-être l’appeler, Ange. Tu sais qu’il est toujours là quand tu as besoin de lui…
— Je suis allée à l’appart aujourd’hui, mais il n’était pas là. Je suppose qu’il est à Las Vegas, je n’en suis pas sûre. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis un bon moment.
— En tout cas, je suis là, tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui, Grace, je sais.
J’aperçois au loin les lumières du Kings County Hospital.
— Nous sommes presque arrivés, Grace. Il faut que je raccroche.
— N’hésite pas à appeler si tu as besoin de moi, O.K. ?
— D’accord.
Je hais les hôpitaux en général, mais celui-ci plus encore, car c’est là que mon père a passé les derniers jours de sa vie. Et c’est peut-être ce souvenir qui m’effraie le plus tandis que je m’engouffre dans l’ascenseur pour aller aux urgences. La réceptionniste m’a dit que c’est là qu’on a transporté ma grand-mère.
En sortant de l’ascenseur, j’ai l’impression de revenir des années en arrière, et le fantôme de mon père resurgit. Car toute la famille est là, entassée dans la petite salle d’attente avec un Artie Matarrazzo au visage défait.
Sonny fait les cent pas dans le couloir, une tasse de café à la main. En me voyant, il amorce un sourire, puis se souvient des raisons de ma présence et se contente de me prendre dans ses bras. Je lui demande où est Vanessa… Sonny l’a obligée à rester chez elle car il ne voulait pas qu’elle soit trop stressée si près de la date prévue pour l’accouchement. Je me dirige vers Joey et Miranda, que je prends dans mes bras avant de me retourner vers Artie, qui est pratiquement en larmes en m’embrassant.
— Nous étions juste en train de jouer aux cartes, je t’assure!
Puis je me décide à aller voir ma grand-mère dans sa chambre. A la vue de ma mère penchée au-dessus du lit, le chapelet à la main, je me sens un peu soulagée.
Je m’approche de ma mère, qui se retourne, les yeux tirés, presque résignée. Mais elle me serre de toutes ses forces dans ses bras et me prend la main quand je pose les yeux sur Nonnie.
On dirait qu’elle dort. En paix… enfin presque quand on voit tous ces tuyaux et ces fils reliés à son corps.
— Comment va-t-elle ?
Maman me regarde, soucieuse.
— Pas bien du tout. Non, vraiment pas.
Heureusement que je connais suffisamment ma mère pour ne pas me fier à ses rapports alarmistes. Quand le médecin de service fait sa tournée et entre dans la chambre, je m’éloigne du lit une minute pour être seule avec lui et essayer de glaner des renseignements plus précis sur l’état de santé de ma grand-mère.
Il a un sourire rassurant.
— Eh bien, les premiers tests indiquent qu’elle souffre d’un malaise cardiaque de type congestif. Bien entendu, elle n’est pas encore tirée d’affaire, c’est pourquoi nous la gardons dans ce service. Nous la surveillerons de près toute la nuit, et nous referons une batterie de tests demain matin.
Le médecin aperçoit alors ma mère, qui vient de quitter la chambre en se tamponnant les yeux avec un mouchoir tout en égrenant son chapelet de l’autre main.
— Votre grand-mère est en de bonnes mains. Mais c’est votre mère qui m’inquiète. Vous devriez peut-être la ramener chez elle et l’obliger à prendre un peu de repos.
Je suis tellement soulagée que je me retiens de lui sauter au cou. Il faut dire qu’en plus, il n’est pas mal du tout ! (Je suis certaine que Nonnie me pardonnerait ces mauvaises pensées…)
Je me contente de retourner au chevet de ma grand-mère. Je dépose un baiser sur son front glacé et je récite une courte prière, puis, avec l’aide de mes frères et de Miranda, j’entraîne ma mère hors de l’hôpital. Je la connais, elle s’apprêtait à y passer la nuit.
C'est Sonny qui nous raccompagne, ma mère et moi. Artie a sa propre voiture, et je m’inquiète qu’un homme de quatre-vingt-six ans ait encore le droit de conduire, surtout la nuit. Mais Joey
et Miranda me promettent de suivre Artie jusqu’à chez lui pour s’assurer qu’il arrive à bon port.
Je finis par convaincre ma mère d’aller se coucher après qu’elle a tout essayé pour me convaincre de manger un peu. Mais je suis incapable d’avaler une bouchée. Je passe une nuit agitée dans mon ancienne chambre, entourée de photos de mon père et du Sacré-Cœur qui me contemple depuis le mur du fond.
A mon réveil, mon premier geste est d’appeler l’hôpital. Les nouvelles sont bonnes : l’électrocardiogramme et la radio du thorax ne mettent en évidence aucune lésion permanente, et le cœur fonctionne normalement. J’apprends également que ma grand-mère va être transférée cet après-midi dans une chambre seule, et qu’elle pourra quitter l’hôpital dans quelques jours.
Bien entendu, ma mère n’est pas convaincue et insiste pour s’arrêter à l’église sur le chemin de l’hôpital, pour allumer un cierge. Je suis persuadée qu’elle a demandé un miracle — et qu’elle l’a obtenu — car, lorsque nous arrivons, non seulement Nonnie est assise sur son lit dans sa nouvelle chambre, mais elle tient dans sa main soigneusement manucurée quelques cartes à jouer. Un jeune homme pas mal de sa personne et vêtu d’une salopette bleue est assis près d’elle. Il a aussi des cartes à la main.
Je suis soulagée de la voir réveillée et en bonne forme. Apparemment, elle a même retrouvé tous ses moyens car elle pose quatre as sur la tablette devant elle.
— Nonnie !
— Angela !
Elle oublie un instant ses cartes et me tend les bras. Je me précipite vers elle. Que c’est bon de la sentir là, tout contre moi !
Ma mère s’avance et dépose un baiser furtif sur la joue de Nonnie. Puis elle s’empare des cartes posées sur la table.
— Qu’est-ce que ça veut dire, maman ? Voyons, tu n’es pas raisonnable ! Dans ton état…