Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 310

by Gustave Flaubert


  II

  Mon nom est maudit sur la terre ; pourtant le malheur, le désespoir, l’envie qui y dominent en tyrans m’appellent souvent à leur secours.

  III

  Je me réjouis dans les grandes cités et je dirige mes coups sur les peuples des villes.

  IV

  Pourtant je vais aussi chez le laboureur, je prends ses brebis dans son étable, je prends la chèvre qui broute sur la colline, le chamois qui bondit sur le rocher aigu ; je prends l’oiseau dans son vol, et le roi sur son trône.

  V

  Du jour où Adam et sa compagne furent chassés du paradis, moi, la fille de Satan, je me tins depuis ce temps à la face de tous les empires, de tous les siècles, de toutes les dynasties de rois, que je brisais sous mes pieds de squelette.

  VI

  En vain j’ai entendu des peuples dévorés par la peste crier après la vie, en vain j’ai vu des rois qui se cramponnaient à leur couronne, en vain j’ai vu les larmes d’une mère qui me demandait son enfant ; leur prière me semblait ridicule.

  VII

  Et je broyais avec avidité, sous mes dents, brillante jeunesse, empire puissant, siècles pleins de gloire et d’honneur, rois, empereurs ; j’effaçais leur blason, leur gloire, et, dans mes mains décharnées, je réduisais en poudre le sceptre doré aussi facilement que la houlette du pasteur.

  VIII

  J’aime à m’introduire dans le lit d’une jeune fille, à creuser lentement ses joues, à lui sucer le sang, à la saisir peu à peu et à la ravir à son amant, à ses parents qui pleurent et sanglotent sur cette pauvre rose si vite fanée.

  IX

  Alors je me réjouis sur son front encore blanc, je contemple ses lèvres ridées par la fièvre, j’entends avec plaisir le bourdonnement des mouches qui viennent autour de sa tête, comme signes de putréfaction.

  X

  Et je ris avidement en voyant les vers qui rampent sur son corps.

  XI

  J’aime à prendre place aux banquets royaux, aux gais repas champêtres ; je m’assieds sur la pourpre, je m’étends sur l’herbe, et mon doigt glacé s’applique sur le front des seigneurs, sur le front du peuple.

  XII

  Souvent, en entendant les éclats de rire des enfants, en les voyant se parer de fleurs, je les ai emportés dans mes bras ; j’ai orné ma tête de leurs bouquets et j’ai ri comme eux ; mais, à ce son creux et sépulcral qui sortait de ma maigre poitrine, on reconnaissait que c’était une voix de fantôme.

  XIII

  Non, pourtant ! Ce fantôme était la plus vraie de toutes les vérités de la terre.

  XIV

  Et contre elle venant se briser tout, tout, et le fils de Dieu lui-même.

  XV

  Car cite-moi une vague de l’Océan, une parole de haine ou d’amour, un souffle dans l’air, un vol dans les cieux, un sourire sur les lèvres, qui ne soit effacé.

  XVI

  Tout l’avenir, te dis-je, viendra tomber devant ma faulx tranchante, — et même le monde.

  XVII

  Jadis, au temps des Caligula et des Néron, je hurlais dans l’arène, je venais aider Messaline à ses obscènes supplices, je frappais les chrétiens, et je rugissais dans le Colisée avec les tigres et les lions.

  XVIII

  En France, au temps des rois, je venais siéger à leurs conseils ; j’étais alors, par exemple, la Saint-Barthélemy.

  XIX

  Rien ne m’a échappé, pas même le siècle de Voltaire qui s’élevait haut et grand, la tête fière et le visage arrogant, tout boursouflé de philosophe, de corruption et d’emphase ; je lui ai envoyé 93.

  XX

  Le siècle du grand homme ne m’a pas échappé non plus, qui, avec son air de cagotisme et sa main de philanthrope, est une vieille courtisane qui revient de ses fautes et commence une nouvelle vie.

  XXI

  Eh bien, à lui, si content de ses colonies d’Afrique, de ses chemins, de ses voitures à vapeur, je lui ai envoyé un fléau, une peste, mais une peste qui vient comme une bombe éclater au milieu d’un banquet plein de parfums et de femmes, qui vous prend les hommes, les enfants, et les étouffe aussitôt, le choléra, le hideux choléra qui, avec ses ongles noirs, son teint vert, ses dents jaunes, ses membres qui se convulsionnent, entraîne l’homme à la tombe plus vite que la flèche ne traverse les airs, que l’éclair ne fend les cieux.

  XXII

  Il est vrai de dire que les sangsues du docteur Broussais, la vaccine, le pâte de Regnault aîné, le remède infaillibles pour les maladies secrètes, m’ont déconcertée un peu ; alors j’ai réuni mes forces et j’ai donné la Chambre des Pairs, la mascarade, l’attentat du 28, et la loi Fieschi.

  XXIII

  J’aime la voix d’une vieille femme qui prie sur un mort.

  XXIV

  J’aime le tintement rauque et glapissant des cloches.

  XXV

  J’aime à entendre vibrer son marteau alors qu’il frappe minuit, et que les sorciers se rendent au sabbat avec des sifflements étranges et aigus.

  XXVI

  Je bondis de volupté quand je me vautre à mon aise dans un beau char de parade, quand les hommes déploient la vanité jusqu’au bout ; c’est un curieux spectacle.

  Allons donc, chien, rends des honneurs au chien qui pourrit sur la borne !

  Allons donc, société, rends donc des honneurs au riche qui passe dans un corbillard ; les chevaux, tout couverts d’argent, font étinceler le pavé ; les dais, reluisants d’or et de pierreries, sont magnifiques ; on fait des discours sur les vertus du défunt ; il était libéral sans doute, et magnifique ; les pauvres ont deux sous, un pain et un cierge ; il dépensait splendidement son argent.

  Allons donc, chien, fais le panégyrique du chien que dévorent les corbeaux ; dis qu’il mangeait avec gloutonnerie son morceau de cheval qu’on lui jetait chaque soir.

  XXVII

  J’aime encore à détailler toutes les souffrances qu’endurent ceux que je prends dans mes embrassements.

  Maintenant, me reconnais-tu ? J’ai une tête de squelette, des mains de fer, et dans ces mains une faulx.

  On m’appelle la Mort.

  Le linceul qui entourait ses os se déchira et laissa voir à nu des entrailles à demi pourries que suçait un serpent.

  LA PESTE A FLORENCE

  Gve Flaubert

  C’est que je te hais d’une haine de frère

  Al. Dumas (Don Juan de Marana)

  La Peste à Florence

  Septembre 1836

  I

  Il y avait autrefois à Florence une femme d’environ 60 ans que l’on appelait Beatricia. Elle habitait dans le quartier le plus misérable de la ville et ses seuls moyens de vivre se réduisaient à dire la bonne aventure aux grands seigneurs et à vendre quelques drogues à ses voisins pauvres lorsqu’ils étaient malades. La mendicité complétait ses revenus.

  Elle avait été grande [dame] dans sa jeunesse. Mais alors elle était si voûtée qu’on lui voyait à peine la figure. Ses traits étaient irréguliers, elle avait un grand nez aquilin, de petits yeux noirs, un menton allongé et une large bouche d’où sortaient deux ou trois dents longues, jaunes et chancelantes [qui] répandaient sans cesse de la salive sur sa lèvre inférieure. Son costume avait quelque chose de bizarre et d’étrange. Son jupon était bleu et sa camisole noire. Quant à ses chaussures - elle marchait toujours nu-pieds en s’appuyant sur un bâton plus haut qu’elle.

  Joignez à cela une magnifique chevelure blanche qui lui couvrait les épaules et le dos et qui tombait des deux côtés de son visage sans ordre et sans soin car elle n’avait pas même un simple bandeau pour les retenir.

  Le jour et une partie de la nuit elle se promenait dans les rues de Florence mais le soir elle rentrait chez elle pour manger et pour dire la Bonne aventure à ceux qui n’avaient pas voulu s’arrêter en public devant une pareille femme et qui avaient honte de leur superstition.

  Un jour donc elle fut accostée par deux jeunes gens de distinction qui lui ordonnèrent de les conduire chez elle
. Elle obéit et se mit à marcher devant eux.

  Pendant la route et en traversant les rues sombres et tortueuses du vieux quartier de la ville le plus jeune des deux témoignait ses craintes à l’autre et lui reprochait l’envie démesurée qu’il avait de se faire dire son avenir.

  — Quelle singulière idée as-tu, lui disait-il, de vouloir aller chez cette femme. - Cela est-il sensé ? - Songe que maintenant il est près de huit heures, que le jour baisse, songe encore qu’en allant dans ce sale quartier de la plus vile populace, nos riches épées, les plumes de nos feutres, et nos fraises de dentelles peuvent faire supposer qu’il y a de l’or...

  — Ah tu es fou Garcia, interrompit François, quel lâche tu fais.

  — Mais enfin cette femme la connais-tu ? Sais-tu son nom ?

  — Oui. C’est Beatricia.

  Ce mot produisit un singulier effet sur le jeune homme et l’arrêta tout court d’autant plus que la devineresse entendant prononcer son nom s’était retournée - et cette pâle figure le fixant avec ses longs cheveux blancs que le vent agitait légèrement le fit tressaillir.

  Garcia comprima sa crainte et continua de marcher silencieusement mais se rapprochant de plus en plus de son frère François.

  Enfin au bout d’une demi-heure de marche ils arrivèrent devant une longue allée qu’il fallait traverser avant d’arriver chez Beatricia.

  — Tu peux faire tes opérations ici, lui dit Garcia en s’adressant à la vieille femme.

  — Impossible, attendez encore quelques instants, nous voici arrivés, et elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier tortueux et en bois de chêne.

  Après avoir monté bien des marches Beatricia ouvrit une autre porte. C’était celle de son cabinet éclairé par une lampe suspendue au plafond. Mais sa pâle lumière éclairait si peu que l’obscurité était presque complète. Pourtant avec quelque soin et comme l’appartement était bas et petit on voyait dans l’ombre quelques têtes de morts, et si la main par hasard tâtonnait sur une grande table ronde qui se trouvait là, elle rencontrait aussitôt des herbes mouillées et de longs cheveux encore tout sanglants.

  — Vite dépêche-toi, dit François.

  Beatricia lui prit la main et l’ayant amené sous la lampe, elle lui dit :

  — Tiens, vois-tu ces trois lignes en forme d’M ? - Cela est signe de Bonheur. - Les autres lignes qui s’entrecroisent et s’entrelacent vers le pouce indiquent qu’il y aura des trahisons, ta famille, toi-même, tu mourras par la trahison d’un de tes proches. Mais je te le dis, tu verras bientôt réussir tes projets. Va.

  — À moi, dit Garcia d’une voix tremblante. Beatricia lui prit sa main droite.

  — Elle était brûlante.

  — Ta vie sera entremêlée de biens et de maux. Mais le cancer de l’envie et de la haine te rongera le coeur, le glaive du meurtre sera dans ta main et tu trouveras dans le sang de ta victime l’expiation des humiliations de ta vie - Va.

  — Adieu femme de l’enfer, dit Garcia en lui jetant une pièce d’or qui roula sur les pavés et alla frapper un crâne. Adieu, femme de Babylone, que la malédiction du ciel tombe sur ta maison et sur ta science et fasse que d’autres ne se laissent point prendre à tes discours... Ils sortirent aussitôt et l’escalier résonnait encore du bruit de leurs pas que Beatricia contemplait par sa fenêtre les étoiles qui brillaient au ciel et la lune qui argentait les toits de Florence.

  II

  Rentré chez Cosme son père, Garcia ne put fermer l’oeil de la nuit, il se leva n’en pouvant plus car la fièvre battait avec violence dans ses artères, et il rêva toute la nuit à la prédiction de Beatricia.

  Je ne sais si comme moi vous êtes superstitieux mais il faut avouer qu’il [y] avait dans cette vieille femme aux longs cheveux blancs, dans son costume, dans toute sa personne, dans ses paroles sinistres, dans cet appareil lugubre qui décorait son appartement avec des crânes humains et avec des cheveux d’exécutés quelque chose de fantastique, de triste et même d’effrayant qui devait, au 17e siècle, en Italie, à Florence et la nuit effrayer un homme tel que Garcia de Médicis.

  Il avait alors vingt ans. C’est-à-dire que depuis vingt ans il était en proie aux railleries, aux humiliations, aux insultes de sa famille. En effet c’était un homme méchant, traître et haineux que Garcia de Médicis mais qui dit que cette méchanceté maligne, cette sombre et ambitieuse jalousie qui tourmentèrent ses jours ne prirent pas naissance dans toutes les tracasseries qu’il eut à endurer ?

  Il était faible, et maladif. François était fort et robuste, Garcia était laid, gauche, il était mou, sans énergie, sans esprit. François était un beau cavalier aux belles manières, c’était un galant homme. Il maniait habilement un cheval, et forçait le cerf aussi aisément que le meilleur chasseur des états du Pape.

  C’était donc l’aîné le chéri de la famille. À lui tous les honneurs, les gloires, les titres et les dignités. Au pauvre Garcia l’obscurité et le mépris.

  Cosme chérissait son fils aîné. Il avait demandé pour lui le cardinalat, il était sur le point de l’obtenir tandis que le cadet était resté simple lieutenant dans les troupes de son père.

  Il y avait déjà longtemps que la haine de Garcia couvait lentement dans son coeur. Mais la prédiction de la vieille compléta l’oeuvre que l’orgueil avait commencée. Depuis qu’il savait que son frère allait être cardinal, cette idée-là lui faisait mal. Dans sa haine il souhaitait la mort de François. - Oh comment, se disait-il à lui-même en pleurant de rage et la tête dans ses mains. Oh comment, cet homme que je déteste sera Monseigneur le Cardinal François, plus qu’un duc, plus qu’un roi, presque le pape. Et moi... Ah moi son frère, toujours pauvre et obscur, comme le valet d’un bourgeois. - Quand on verra dans les rues de Florence la voiture de Monseigneur qui courra sur les dalles - si quelqu’enfant ignorant des choses de ce monde demande à sa mère :

  — Quels sont ces hommes rouges derrière le Cardinal ?

  — Ses valets.

  — Et cet autre qui le suit à cheval habillé de noir ?

  — Son frère. Son frère qui le suit à cheval. Ah dérision et pitié - Et dire - qu’il faudra respecter ce Cardinal, dire qu’il faudra l’appeler Monseigneur, se prosterner à ses pieds.

  Ah quand j’étais jeune et pur, quand je croyais encore à l’avenir, au bonheur, à Dieu, - je méprisais les sarcasmes de l’impie. Ah je comprends maintenant, les joies du sang, les délices de la vengeance, et l’athéisme et l’impureté - et il sanglotait.

  Le jour était déjà venu quand on vit de loin accourir un courrier aux armes du pape. Il se dirigea vers le palais ducal.

  Garcia le vit, et il pleura amèrement.

  III

  C’était par une folle nuit d’Italie au mois d’août, à Florence. Le palais ducal était illuminé, le peuple dansait sur les places publiques. Partout c’était des danses, des rires et du bruit. Pourtant la peste avait exercé ses ravages sur Florence et avait décimé ses habitants.

  Au palais aussi c’était des danses, des rires et du bruit mais non de joie. Car la peste là aussi avait fait ses ravages dans le coeur d’un homme, l’avait comprimé et l’avait endurci mais une autre peste que la contagion. Le malheur qui étreignait Garcia dans ses serres cruelles le serra si fort qu’il le broya comme le verre du festin entre les mains d’un homme ivre.

  Or c’était Cosme de Médicis qui donnait toutes [ces] réjouissances publiques parce que son fils chéri François de Médicis était nommé Cardinal. C’était sans doute pour distraire le peuple des événements sinistres qui le préoccupaient, pauvre peuple - que l’on amuse avec du fard et des costumes de théâtre tandis qu’il agonise. Oh c’est que souvent un rire cache une larme.

  Peut-être qu’au milieu de la danse dans le salon du duc quelqu’un des danseurs allait tomber sur le parquet et se convulsionner à la lueur des lustres et des glaces. Qui dit que cette jeune femme ne va pas s’évanouir tout à coup ? Peut-être son délire commence-t-il. Tenez, voyez-vous ses mains qui se crispent, ses pieds qui trépignent, ses
dents qui claquent - Elle agonise, elle râle, ses mains défaillantes errent sur sa robe de satin, et elle expire dans sa parure de bal.

  La fête était resplendissante et belle. Cosme avait appelé tous les savants et les artistes de l’Italie. Le Cardinal François était au comble de la gloire et des honneurs.

  On lui jetait des couronnes, des fleurs, des odes, des vers. C’était des louanges et des flatteries, des adulations.

  Dans un coin de la salle on voyait à un des groupes les plus considérables un homme vêtu de noir dont le maintien sérieux annonçait sans doute quelque profession savante. C’était le docteur Roderigo le médecin et l’ami des Médicis.

  C’était un singulier homme que le docteur Roderigo. Alchimiste assez distingué pour son époque il était peu versé dans la science qui le faisait vivre et savait bien mieux celle dont il ne s’occupait que comme passe-temps.

  L’étude des livres et celle des hommes avaient imprimé sur sa figure un certain sourire sceptique et moqueur qui effaçait légèrement les rides sombres de son front. Dans sa jeunesse il avait beaucoup étudié surtout la philosophie et la théologie mais au fond n’y ayant trouvé que doute et dégoût et il avait abandonné l’hypothèse pour la réalité et le livre pour le monde.

  Autre livre aussi où il y a tant à lire.

  Il était alors à s’entretenir avec le comte Salfieri et le duc de Florence. Il aimait particulièrement l’entretien de ce dernier parce qu’il trouvait là quelqu’un qui écoutait tous ses discours sans objection et qui y répondait toujours par un oui approbatif et lorsqu’on a une opinion hasardeuse, un système nouveau, on préfère l’exposer devant un homme supérieur à vous par le sang et inférieur par les moyens.

  Voilà pourquoi le docteur Roderigo qui était un homme de beaucoup d’esprit aimait la société de Cosme II de Médicis qui n’en avait guère.

  Il y avait déjà près de deux heures qu’il tenait le duc dans une dissertation sur les miracles de l’Ancien Testament et déjà plusieurs [fois] Cosme s’était avoué vaincu car à sa religion simple et naïve Roderigo opposait de puissantes objections et une logique vive et pressante.

 

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