Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 311

by Gustave Flaubert


  — Rangez-vous donc, lui dit Salfieri, vous empêchez cette jeune fille de danser, allons autre part, ici nous gênons. Voulez-vous une partie de dés ?

  — Volontiers, répondit le médecin saisissant cette occasion de finir la conversation car il avait quelquefois peur d’humilier le complaisant prince.

  Quant à celui-ci après chaque entretien qu’il avait eu avec son médecin il s’en allait toujours avec une croyance de moins, une illusion détruite et un vide de plus dans l’âme. Il le quittait en disant tout bas : Ce diable de Roderigo - il est bien instruit, il est bien habile. Mais Dieu me pardonne si ce n’est pas péché de croire un pareil homme - pourtant ce qu’il dit est vrai.

  Et le lendemain il courait entamer avec lui quelque discussion philosophique.

  Sa magnificence s’était largement déployée dans la fête de ce jour, et rarement on en avait vu de pareille, tout était beau, digne et somptueux, c’était riche, c’était grandiose.

  Mais au milieu de toutes ces figures où le luxe et la richesse éclataient, au milieu de ces femmes parées de perles, de fleurs et de diamants, entre les lustres, les glaces, au bruit du bolero qui bondissait, au milieu de ce bourdonnement de la fête, au retentissement de l’or sur les tables, au milieu donc de tout ce qu’il y avait d’enivrant dans le bal, d’entraînant dans la danse, d’enchanteur dans cette longue suite d’hommes et de femmes richement parés où il n’y avait que doux sourires, galantes paroles on voyait donc - apparaître là au milieu du bal comme le spectre de Banco la haute figure de Garcia - sombre et pâle.

  — Il était venu là aussi lui - tout comme un autre - apporter au milieu des rires et de la joie sa blessure saignante et son profond chagrin. Il contemplait tout cela d’un oeil morne et triste, comme quelqu’un d’indifférent aux petites joies factices de la vie, comme le mourant regarde le soleil sur son grabat d’agonie.

  À peine si depuis le commencement du bal quelqu’un lui avait adressé la parole, il était seul au milieu de tant de monde, seul avec son chagrin qui le rongeait et le bruit de la danse lui faisait mal, la vue de son frère l’irritait à un tel point que quelquefois en regardant toute cette foule joyeuse et en pensant à lui-même, à lui désespéré et misérable sous son habit de courtisan, il touchait à la garde de son épée et qu’il était tenté de déchirer avec ses ongles la femme dont la robe l’effleurait en passant l’homme qui dansait devant pour narguer la fête et pour nuire aux heureux.

  Son frère s’aperçut qu’il était malade et vint à lui d’un air bienveillant.

  — Qu’as-tu Garcia ? lui dit-il - Qu’as-tu, ta main crève ton gant, tu tourmentes la garde de ton épée.

  — Moi oh je n’ai rien, Monseigneur.

  — Tu es fier Garcia.

  — Oh oui, je suis fier va, bien fier, plus fier que toi peut-être, c’est la fierté du mendiant qui insulte le grand seigneur dont le cheval l’éclabousse et il accompagna ces derniers mots d’un rire forcé.

  Le cardinal lui avait tourné le dos en haussant les épaules, et il alla recevoir les félicitations du duc de Bellamonte qui arrivait alors suivi d’un nombreux cortège.

  — Un homme venait de s’évanouir sur une banquette, le premier valet qui passait par là le prit dans ses bras et l’emmena hors de la salle.

  Personne ne s’informa de cet homme.

  — C’était Garcia.

  IV

  Quelques archers rangés en ordre dans la cour attendaient l’arrivée des seigneurs pour partir - Car leurs chevaux étaient impatients et ils piaffaient tous désireux qu’ils étaient de courir dans la plaine. - Les chiens que chaque cavalier tenait en laisse aboyaient autour d’eux en leur mordant les jambes et déjà plus d’un juron, plus d’un coup de cravache avaient calmé l’ardeur de quelques-uns.

  Le duc et sa famille étaient prêts et n’attendaient plus que quelques dames et le bon docteur Roderigo qui arriva monté sur une superbe mule noire. La grande porte s’ouvrit et l’on se mit en route, les hommes montés sur des chevaux, et la carabine sur l’épaule et le couteau de chasse au côté gauche.

  Quant aux dames elles suivaient par-derrière montées sur des haquenées et le faucon au poing.

  Cosme et le Cardinal ouvraient la marche, en passant sous la porte la jument de ce dernier eut peur de la toque rouge d’une des sentinelles et fit un bond qui faillit renverser son cavalier.

  — Mauvais présage, grommela le duc.

  — Bah est-ce que vous croyez à ces niaiseries-là, vous plaisantez sans doute, dit Roderigo. Cosme se tut et enfonça l’éperon dans le flanc de son cheval qui partit au trot - On le suivit.

  Le bruit des chevaux sur le pavé et celui des épées qui battaient sur la selle firent mettre tous les habitants aux fenêtres pour voir passer le cortège de Monseigneur le duc Cosme II de Médicis qui allait à la chasse avec son fils le Cardinal.

  Arrivée sur une grande place la compagnie se divisa en trois bandes différentes. Le premier piqueur donna du cor et les cavaliers partirent au galop dans les rues de Florence.

  Cosme était avec Roderigo, Garcia avec François et Bellamonte avec les dames et les archers devait forcer le gibier.

  Le temps était sombre et disposé à l’orage. L’air était étouffant et les chevaux étaient déjà blancs d’écume.

  Il fait beau dans les bois, on y respire un air frais et pur. Alors on était en plein midi et chacun éprouvait la douce sensation que procure l’ombrage lorsque l’on voit au loin passer quelque rayon du soleil à travers les branches. Car il faut vous dire que l’on était alors dans la forêt.

  Garcia vêtu de noir, sombre et pensif, avait suivi machinalement son frère qui s’était écarté pour aller à la piste du cerf dont il venait tout à l’heure de perdre les traces. Ils se trouvèrent bientôt isolés et seuls dans un endroit où le bois devenant de plus en plus épais, il leur fut impossible d’avancer. Ils s’arrêtèrent, descendirent de cheval et s’assirent sur l’herbe.

  — Te voilà donc Cardinal, dit vivement Garcia qui jusqu’alors avait été silencieux et triste. Ah te voilà Cardinal, il tira son épée. Un Cardinal, et il rit de son rire forcé et éclatant dont le timbre avait quelque chose de cruel et de féroce -

  — Cela t’étonne Garcia ?

  — Oh non, te souviens-tu de la prédiction de Beatricia ?

  — Oui, eh bien ?

  — Te souviens-tu de sa chambre où il y avait des cheveux d’exécutés et des crânes humains - te souvient-il de ses longs cheveux blancs ? N’est-ce pas hein mon Cardinal, n’est-ce pas que cette femme avait quelque chose de satanique dans sa personne et d’infernal dans son regard ? - Et ses yeux brillaient avec une expression qui fit frémir François.

  — Où veux-tu en venir avec cette femme ?

  — Te souvient-il de sa prédiction ? - te souvient-il qu’elle t’avait dit que tes projets réussiraient ? Oui n’est-ce pas ? tu vois que j’ai la mémoire bonne quoiqu’il y ait deux jours et que ces deux jours aient été pour moi aussi longs que des siècles. Ah il y a dans la vie des jours qui laissent le soir plus d’une ride au front. Et des larmes roulaient dans ses yeux.

  — Tu m’ennuies Garcia, lui dit brusquement son frère.

  — Je t’ennuie. Ah. Eh bien tes projets ont réussi. La prédiction s’est accomplie, mais oublies-tu qu’elle avait dit que le cancer de la jalousie et de la rage m’abîmerait l’âme ? oublies-tu qu’elle avait dit que le sang serait mon breuvage et un crime la joie de ma vie ? oublies-tu cela ? - Va sa prédiction est juste. Vois-tu la trace des larmes que j’ai versées depuis deux jours ? Vois-tu les places de ma tête où manquent les cheveux ? Vois-tu les marques rouges de mes joues ? Vois-tu comme ma voix est cassée et affaiblie ? Car j’ai arraché mes cheveux de colère, je me suis déchiré le visage avec les ongles et j’ai passé les nuits à crier de rage et de désespoir.

  Il sanglotait et on eût dit que le sang allait sortir de ses veines.

  — Tu es fou Garcia, dit le Cardinal en se levant effrayé.

  — Fou. Ah oui fou. Assassin peut-être.
Écoute, Monseigneur le Cardinal François nommé par le pape. Écoute notre vie c’était un duel terrible à mort mais un duel à outrage dont le récit fait frémir d’horreur, tu as eu l’avantage jusqu’alors, la société t’a protégé. Tout est juste et bien fait - Tu m’as supplicié toute ma vie, je t’égorge maintenant, - et il l’avait renversé d’un bras furieux et tenait son épée sur sa poitrine.

  — Oh pardon, pardon Garcia, disait François d’une voix tremblante - que t’ai-je fait ?

  — Ce que tu m’as fait tiens ?

  Et il lui cracha au visage.

  — Je te rends injure pour injure, mépris pour mépris, tu es Cardinal j’insulte ta dignité de Cardinal, tu es beau, fort et puissant j’insulte ta force, ta beauté et ta puissance. Car je te tiens sous moi, tu palpites de crainte sous mon genou. Ah tu trembles. Tremble donc et souffre comme j’ai tremblé et souffert. Tu ne savais pas toi dont la sagesse est si vantée combien un homme ressemble au démon quand l’injustice l’a rendu bête féroce. Ah je souffre de te voir vivre tiens.

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  Et un cri perçant partit de dessous le feuillage et fit envoler un nid de chouettes.

  Garcia remonta sur son cheval et partit au galop. Il avait des taches de sang sur sa fraise de dentelles.

  .

  Les bons habitants de Florence furent réveillés vers minuit par un grand bruit de chevaux et de cavaliers qui traversaient les rues avec des torches et des flambeaux.

  C’était monseigneur le duc qui revenait de la chasse.

  Plus loin suivaient silencieusement quatre valets portant une litière, ils avaient l’air de vouloir passer inaperçus et ils marchaient à petits pas. À côté d’eux il y avait un homme qui paraissait leur chef. Il était triste, enveloppé dans son manteau et la tête baissée sur sa poitrine, il semblait vouloir comprimer des larmes.

  Quand on arriva au château du duc une femme courut au-devant des chasseurs en demandant où était le Cardinal. Quand elle aperçut la litière elle demanda au duc son mari :

  — Qu’y a-t-il là-dedans ?

  L’homme au manteau lança à Garcia un regard sévère et froid puis hésitant quelques secondes il dit avec un accent qui faisait mal à entendre :

  — Un cadavre -

  V

  Un demi-jour éclairait l’appartement et les rideaux bien fermés n’y laissaient entrer qu’une lumière douce et paisible.

  Un homme s’y promenait à grands pas. C’était un vieillard. Il paraissait [avoir] des pensées qui lui remuaient fortement l’âme, tantôt il allait à sa table et y prenait une épée nue qu’il examinait avec répugnance, tantôt il allait vers le fond où était tendu un large rideau noir autour duquel venaient bourdonner les mouches. Il faisait frais dans cette chambre et l’on y sentait même quelque chose d’humide et de sépulcral semblable à l’odeur d’un amphithéâtre de dissection.

  Enfin il s’arrêta tout à coup et frappant du pied avec colère : - Oh Oui - Oui que justice se fasse - il le faut. - Le sang du juste crie vengeance vers nous - Eh bien vengeance. Et il ordonna à un de ses valets d’appeler Garcia.

  Celui-ci arriva bientôt, ses lèvres étaient blanches et ridées comme quelqu’un qui sort d’un accès de fièvre et ses cheveux noirs rejetés en arrière laissaient voir un front pâle où la malédiction de Dieu semblait empreinte.

  — Vous m’avez demandé mon père ? dit-il en [entrant].

  — Oui. Ah tu es déjà en toilette, tu as changé d’habits. Ce ne sont pas ceux que tu portais hier. Les taches se font bien voir sur un vêtement noir n’est-ce pas, Garcia ? Tes doigts sont humides. - Oh tu as bien lavé tes mains, tu t’es parfumé les cheveux.

  — Mais pourquoi ces questions mon père ?

  — Pourquoi ? Ah.

  Garcia mon fils - N’est-ce pas sur mon honneur que la chasse est un royal plaisir mais quelquefois on oublie son gibier et s’il ne se trouvait pas quelqu’un assez complaisant pour le ramasser...

  Il prit son épée et amenant Garcia au fond de la salle, il ouvrit le rideau de la main gauche et détournant les yeux - Vois et contemple ! ! !

  Étendu sur un lit le cadavre était nu, et le sang suintait encore de ses blessures. Sa figure était horriblement contractée, ses yeux étaient ouverts et tournés du côté de Garcia - Et ce regard morne et terne de cadavre lui fit claquer des dents. Sa bouche était entr’ouverte et quelques mouches à viande venaient bourdonner jusque sur ses dents, il y en avait alors cinq ou six qui restèrent collées dans du sang figé qu’il avait sur la joue puis il y avait ce teint livide de la peau, cette blancheur des ongles et quelques meurtrissures sur les bras et les genoux.

  Garcia resta muet de stupeur et d’étonnement. - Il tomba à genoux, froid et immobile comme le cadavre du Cardinal. Quelque chose siffla dans l’air.

  L’on entendit le bruit d’un corps pesant qui tombait sur le parquet et un râle horrible, un râle forcené, un râle d’enfer retentit sous les voûtes.

  VI

  Florence était en deuil - ses enfants mouraient par la peste. Depuis un mois elle régnait en souveraine dans la ville mais depuis deux jours surtout sa fureur avait augmenté. Le peuple mourait en maudissant Dieu et ses ministres, il blasphémait dans son délire et sur son lit d’angoisse et de douleur, s’il lui restait un mot à dire c’était une malédiction. Et puisqu’il était sûr de sa fin prochaine il se vautrait en riant stupidement dans la débauche et dans toute la boue du vice.

  C’est qu’il est dans l’existence d’un homme de tels malheurs, des douleurs si vives, des désespoirs si poignants que l’on abandonne pour le plaisir d’insulter celui qui nous fait souffrir et que l’on jette avec mépris sa dignité d’homme comme un masque de théâtre. - Et l’on se livre à ce que la débauche a de plus sale, le vice de plus dégradant, on expire en buvant et au son de la musique.

  C’est l’exécuté qui s’enivre avant son supplice.

  C’est alors que les philosophes devraient considérer l’homme quand ils parlent de sa dignité et de l’esprit des masses.

  Un événement important était pourtant venu distraire Florence plongée au milieu de ses cris de désespoir, et de ses prières, de ses voeux ridicules.

  C’était la mort des deux fils de Cosme de Médicis que le fléau n’avait pas plus épargnés que le dernier laquais du dernier bourgeois.

  C’était ce jour-là qu’on fêtait leurs obsèques et le peuple pour un instant s’était soulevé de son matelas, avait ouvert sa fenêtre de ses mains défaillantes et moites de sueur pour avoir la joie de contempler deux grands seigneurs que l’on portait en terre.

  Le convoi passait triste et recueilli dans son deuil pompeux, au milieu de Florence.

  Les corps de Garcia et de François étaient étendus sur des brancards tirés par des mules noires.

  Tout était calme et paisible et l’on n’entendait que le pas lent des mules sur le pavé, le bruit du brancard dont les timons craquaient à chaque mouvement puis les chants [de] mort qui gémissaient à l’entour de ces deux cadavres puis dans le lointain de divers côtés on entendait comme un chant de tristesse le glas funèbre de la cloche qui gémissait de sa forte voix d’airain.

  À côté des brancards marchaient le docteur Roderigo, le duc de Bellamonte, le comte de Salfieri.

  — Est-il possible, dit ce dernier en s’adressant au médecin, est-il possible qu’un homme tué de la peste ait de si larges balafres ? Et il lui montrait les blessures de Garcia.

  — Oui quelquefois. Ce sont des ventouses, et l’on n’entendait que le chant des morts et le glas funèbre des cloches qui gémissaient par les airs.

  Moralité

  ____

  Car à toutes choses

  il en

  faut

  une.

  BIBLIOMANIE

  CONTE.

  Dans une rue étroite et sans soleil de Barcelone vivait, il y a peu de temps, un de ces hommes au front pâle, à l’œil terne, creux, un de ces êtres sataniques et bizarres tels qu’Hoffm
ann en déterrait dans ses songes.

  C’était Giacomo le libraire.

  Il avait trente ans et il passait déjà pour vieux et usé ; sa taille était haute, mais courbée comme celle d’un vieillard ; ses cheveux étaient longs, mais blancs ; ses mains étaient fortes et nerveuses, mais desséchées et couvertes de rides ; son costume était misérable et déguenillé, il avait l’air gauche et embarrassé, sa physionomie était pâle, triste, laide, et même insignifiante. On le voyait rarement dans les rues, si ce n’est les jours où l’on vendait à l’enchère des livres rares et curieux. Alors, ce n’était plus le même homme indolent et ridicule, ses yeux s’animaient, il courait, il marchait, il trépignait, il avait peine à modérer sa joie, ses inquiétudes, ses angoisses et ses douleurs ; il revenait chez lui haletant, essoufflé, hors d’haleine, il prenait le livre chéri, le couvait des yeux, et le regardait et l’aimait comme un avare son trésor, un père sa fille, un roi sa couronne.

  Cet homme n’avait jamais parlé à personne, si ce n’est aux bouquinistes et aux brocanteurs ; il était taciturne et rêveur, sombre et triste ; il n’avait qu’une idée, qu’un amour, qu’une passion : les livres ; et cet amour, cette passion le brûlaient intérieurement, lui usaient ses jours, lui dévoraient son existence.

  Souvent, la nuit, les voisins voyaient, à travers les vitres du libraire, une lumière qui vacillait, puis elle s’avançait, s’éloignait, montait, puis quelquefois elle s’éteignait ; alors ils entendaient frapper à leur porte et c’était Giacomo qui venait rallumer sa bougie qu’une rafale avait soufflée.

  Ces nuits fiévreuses et brûlantes, il les passait dans ses livres. Il courait dans les magasins, il parcourait les galeries de sa bibliothèque avec extase et ravissement ; puis il s’arrêtait, les cheveux en désordre, les yeux fixes et étincelants, ses mains tremblaient en touchant le bois des rayons ; ils étaient chauds et humides.

 

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