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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 343

by Gustave Flaubert


  C’est que Mlle Rachel, quoi qu’on en dise, étudie son rôle comme une création à elle, en synthèse d’abord, puis chez le poète, dans chaque vers, et qu’elle en est pénétrée et nourrie ; elle a cette Large vue de l’ensemble qui seule fait le grand artiste et qui manque quelquefois aux natures les plus inspirées et les plus remarquables. Il ne suffit pas en effet d’avoir certains vers bien dits, du pathétique pour le cinquième acte, de la mélancolie à telle place, de la terreur à telle autre ; si vous n’avez pas cette intuition pratique qui saisit à la fois l’ensemble et les détails, ce sentiment délicat et vivace de l’unité et de la correction continue, vous aurez de beaux éclats, des situations heureuses, des étincelles, c’est possible, mais jamais ce feu sacré qui brûle, cette correction exquise qui à elle seule est déjà du génie, et qui pour Mlle Rachel est bien ce qu’en disait Vauvenargues, le Vernis des maîtres.

  L’avons-nous vue, dans tous les rôles qu’elle nous a joués, descendre un seul instant de sa majesté poétique ? l’avons-nous vue quelquefois se rabaisser à la vie commune et quitter sa sphère idéale ? Jamais ! jamais ! parce qu’elle ne joue pas pour nous, mais parce qu’elle vit réellement, parce que son cœur souffre vraiment et que la colère fait trembler ses membres, et que les pleurs emplissent ses yeux, et que l’inspiration la torture et la fait parler, comme la Pythonisse possédée !

  On a beaucoup plaint les gladiateurs qui donnaient leur sang pour amuser le peuple ; est-ce donc beaucoup moins que de dépenser chaque jour tant de forces et de sève, de verser à flots sur la multitude tous les riches trésors de poésie que recèle un grand cœur d’artiste, et de rester ensuite brisé, épuisé de cette lutte sans nom, n’ayant pour tout salaire que les fleurs des enthousiastes, des vaniteux et l’or des riches ? tandis que vous, vous rentrez abreuvé de poésie pour tout un lendemain, l’âme pleine de hautes pensées et brûlante de sentiments généreux (car l’art fait bon et grand parce qu’il transporte et ravit). Oh ! non, Rachel, votre salaire à vous c’est de vous faire aimer comme on aime les esprits, c’est de transporter et de navrer le cœur de cette foule qui trépigne et qui bat des mains, c’est de réjouir délicieusement quelque artiste caché dans la foule, quelque frêle génie ignoré, assez grand seulement pour vous comprendre ; vous avez une vie à rendre jaloux les rois, et qui fait votre couronne de carton plus solide que la leur, votre royauté plus durable. Quel est celui d’entre eux qui n’échangerait sa vie contre une heure de la vôtre, de votre vie éblouissante et adorée, alors que vous entrez chaque soir au bruit des applaudissements et ressortez accompagnée des mêmes triomphes, pour rentrer dans votre solitude, avec vos poètes chéris, comme ces dieux indiens qui se cachent à la foule quand ils en ont reçu les offrandes et l’encens, pour communiquer avec les esprits supérieurs ? Ô fille des grands poètes, ta voix leur eût réjoui l’âme à tous. Corneille fût resté stupéfait devant son Émilie, qu’il n’avait pas taillée plus haute ; Racine eût aimé d’amour cette Hermione, qu’il n’avait pas rêvée plus superbe ; Voltaire eût fait bien des vers à cette Amenaïde que vous lui rendez plus belle.

  Dites-moi s’il n’a pas fallu quelque chose d’un peu plus que ce que vous appelez du talent pour rendre de la verdeur à ces vieilles et bonnes choses, plus admirées qu’aimées, plus respectées que lues, et pour faire de Corneille et de Racine des génies contemporains et pleins d’actualité ? Manie-t-on ainsi les réputations de cette taille sans être quelquefois soi-même de leur famille ? les nains ou les médiocres tracent-ils dans le cœur des hommes des sillons aussi longs ? et quand, à 19 ans, sans tradition et spontanément, vous occupez ainsi le monde littéraire, que votre nom égale les plus beaux et en surpasse tant d’illustres, c’est qu’à coup sûr cela vaut bien la peine qu’on fasse diversion pour un jour à la politique et aux indigos, et qu’on aille un peu se désaltérer à cette large source de poésie, d’où découle ce quelque chose d’exquis et d’infiniment grand que vous savez ; cela rafraîchit, soutient, et console de la vie, et fait rêver au beau.

  Autrefois, les peuples de la Grèce barbare attendaient, l’hiver, sous leurs cabanes de roseaux, que la saison des pluies fût passée, et quand la colombe apparaissait dans les orangers et que le passereau sifflait dans les champs verts, ils voyaient revenir, accourant, le vieux rapsode qui leur chantait les chants d’Homère, et ils lui tendaient les bras, ils allaient à sa rencontre avec des fleurs et des fruits, et quand il les quittait c’était une douleur pour tous les cœurs, on le reconduisait jusqu’à la fontaine, on bénissait sa lyre, son voyage et son retour surtout, que l’on souhaitait si prochain. Et toi ! fille du plus pur rayon de poésie grecque, toi qui nous as fait entendre la large voix des temps antiques, que tes heures soient sacrées, et que ton retour soit prompt ! Songe de là-bas à nous autres, qui songeons à toi, veufs que nous sommes de toutes les joies de la poésie que tu emmènes avec toi, loin de nous ! Sculpteur, je te ferais une statue ; poète, je te ferais des vers, mais indigne, hélas ! je te loue dans cette langue des cochers et des banquiers, que tu dédaignes de parler tant elle est molle, pâle et vile auprès des vers que tu dis.

  NOVEMBRE

  Flaubert écrit Novembre à Paris durant l’automne 1842. Un jeune homme tourmenté est initié à l’amour par Marie, une prostituée qui vit dans une maison isolée. Malgré la passion qui naît entre eux, il n’a pas le courage de partager sa vie et la fuit.

  NOVEMBRE

  FRAGMENTS DE STYLE QUELCONQUE.

  “Pour… niaiser et fantastiquer.”

  Montaigne.

  J’aime l’automne, cette triste saison va bien aux souvenirs. Quand les arbres n’ont plus de feuilles, quand le ciel conserve encore au crépuscule la teinte rousse qui dore l’herbe fanée, il est doux de regarder s’éteindre tout ce qui naguère encore brûlait en vous.

  Je viens de rentrer de ma promenade dans les prairies vides, au bord des fossés froids où les saules se mirent ; le vent faisait siffler leurs branches dépouillées, quelquefois il se taisait, et puis recommençait tout à coup ; alors les petites feuilles qui restent attachées aux broussailles tremblaient de nouveau, l’herbe frissonnait en se penchant sur terre, tout semblait devenir plus pâle et plus glacé ; à l’horizon le disque du soleil se perdait dans la couleur blanche du ciel, et le pénétrait alentour d’un peu de vie expirante. J’avais froid et presque peur.

  Je me suis mis à l’abri derrière un monticule de gazon, le vent avait cessé. Je ne sais pourquoi, comme j’étais là, assis par terre, ne pensant à rien et regardant au loin la fumée qui sortait des chaumes, ma vie entière s’est placée devant moi comme un fantôme, et l’amer parfum des jours qui ne sont plus m’est revenu avec l’odeur de l’herbe séchée et des bois morts ; mes pauvres années ont repassé devant moi, comme emportées par l’hiver dans une tourmente lamentable ; quelque chose de terrible les roulait dans mon souvenir, avec plus de furie que la brise ne faisait courir les feuilles dans les sentiers paisibles ; une ironie étrange les frôlait et les retournait pour mon spectacle, et puis toutes s’envolaient ensemble et se perdaient dans un ciel morne.

  Elle est triste, la saison où nous sommes : on dirait que la vie va s’en aller avec le soleil, le frisson vous court dans le cœur comme sur la peau, tous les bruits s’éteignent, les horizons pâlissent, tout va dormir ou mourir. Je voyais tantôt les vaches rentrer, elles beuglaient en se tournant vers le couchant, le petit garçon qui les chassait devant lui avec une ronce grelottait sous ses habits de toile, elles glissaient sur la boue en redescendant la côte, et écrasaient quelques pommes restées dans l’herbe. Le soleil jetait un dernier adieu derrière les collines confondues, les lumières des maisons s’allumaient dans la vallée, et la lune, l’astre de la rosée, l’astre des pleurs, commençait à se découvrir dans les nuages et à montrer sa pâle figure.

  J’ai savouré longuement ma vie perdue ; je me suis dit avec joie que ma jeunesse était passée, car c’est une joie de sentir le froid vous venir au cœur, et de pouvoir dire, le tâtant de la main comme un foyer qui fume
encore : il ne brûle plus. J’ai repassé lentement dans toutes les choses de ma vie, idées, passions, jours d’emportement, jours de deuil, battements d’espoir, déchirements d’angoisse. J’ai tout revu, comme un homme qui visite les catacombes et qui regarde lentement, des deux côtés, des morts rangés après des morts. À compter les années cependant, il n’y a pas longtemps que je suis né, mais j’ai à moi des souvenirs nombreux dont je me sens accablé, comme le sont les vieillards de tous les jours qu’ils ont vécus ; il me semble quelquefois que j’ai duré pendant des siècles et que mon être renferme les débris de mille existences passées. Pourquoi cela ? Ai-je aimé ? ai-je haï ? ai-je cherché quelque chose ? j’en doute encore ; j’ai vécu en dehors de tout mouvement, de toute action, sans me remuer, ni pour la gloire, ni pour le plaisir, ni pour la science, ni pour l’argent.

  De tout ce qui va suivre personne n’a rien su, et ceux qui me voyaient chaque jour, pas plus que les autres ; ils étaient, par rapport à moi, comme le lit sur lequel je dors et qui ne sait rien de mes songes. Et d’ailleurs, le cœur de l’homme n’est-il pas une énorme solitude où nul ne pénètre ? les passions qui y viennent sont comme les voyageurs dans le désert du Sahara, elles y meurent étouffées, et leurs cris ne sont point entendus au-delà.

  Dès le collège, j’étais triste, je m’y ennuyais, je m’y cuisais de désirs, j’avais d’ardentes aspirations vers une existence insensée et agitée, je rêvais les passions, j’aurais voulu toutes les avoir. Derrière la vingtième année, il y avait pour moi tout un monde de lumières, de parfums ; la vie m’apparaissait de loin avec des splendeurs et des bruits triomphaux ; c’étaient, comme dans les contes de fées, des galeries les unes après les autres, où les diamants ruissellent sous le feu des lustres d’or ; un nom magique fait rouler sur leurs gonds les portes enchantées, et à mesure qu’on avance, l’œil plonge dans des perspectives magnifiques dont l’éblouissement fait sourire et fermer les yeux.

  Vaguement je convoitais quelque chose de splendide que je n’aurais su formuler par aucun mot, ni préciser dans ma pensée sous aucune forme, mais dont j’avais néanmoins le désir positif, incessant. J’ai toujours aimé les choses brillantes. Enfant, je me poussais dans la foule, à la portière des charlatans, pour voir les galons rouges de leurs domestiques et les rubans de la bride de leurs chevaux ; je restais longtemps devant la tente des bateleurs, à regarder leurs pantalons bouffants et leurs collerettes brodées. Oh ! comme j’aimais surtout la danseuse de corde, avec ses longs pendants d’oreilles qui allaient et venaient autour de sa tête, son gros collier de pierres qui battait sur sa poitrine ! avec quelle avidité inquiète je la contemplais, quand elle s’élançait jusqu’à la hauteur des lampes suspendues entre les arbres, et que sa robe, bordée de paillettes d’or, claquait en sautant et se bouffait dans l’air ! ce sont là les premières femmes que j’ai aimées. Mon esprit se tourmentait en songeant à ces cuisses de formes étranges, si bien serrées dans des pantalons roses, à ces bras souples, entourés d’anneaux qu’elles faisaient craquer sur leur dos en se renversant en arrière, quand elles touchaient jusqu’à terre avec les plumes de leur turban. La femme, que je tâchais déjà de deviner (il n’est pas d’âge où l’on n’y songe : enfant, nous palpons avec une sensualité naïve la gorge des grandes filles qui nous embrassent et qui nous tiennent dans leurs bras ; à dix ans, on rêve à l’amour ; à quinze, il vous arrive ; à soixante, on le garde encore, et si les morts songent à quelque chose dans leur tombeau, c’est à gagner sous terre la tombe qui est proche, pour soulever le suaire de la trépassée et se mêler à son sommeil) ; la femme était donc pour moi un mystère attrayant, qui troublait ma pauvre tête d’enfant. À ce que j’éprouvais, lorsqu’une de celles-ci venait à fixer ses yeux sur moi, je sentais déjà qu’il y avait quelque chose de fatal dans ce regard émouvant, qui fait fondre les volontés humaines, et j’en étais à la fois charmé et épouvanté.

  À quoi rêvais-je durant les longues soirées d’études, quand je restais, le coude appuyé sur mon pupitre, à regarder la mèche du quinquet s’allonger dans la flamme et chaque goutte d’huile tomber dans le godet, pendant que mes camarades faisaient crier leurs plumes sur le papier et qu’on entendait, de temps à autre, le bruit d’un livre qu’on feuilletait ou qu’on refermait ? Je me dépêchais bien vite de faire mes devoirs, pour pouvoir me livrer à l’aise à ces pensées chéries. En effet, je me le promettais d’avance avec tout l’attrait d’un plaisir réel, je commençais par me forcer à y songer, comme un poète qui veut créer quelque chose et provoquer l’inspiration ; j’entrais le plus avant possible dans ma pensée, je la retournais sous toutes ses faces, j’allais jusqu’au fond, je revenais et je recommençais ; bientôt c’était une course effrénée de l’imagination, un élan prodigieux hors du réel, je me faisais des aventures, je m’arrangeais des histoires, je me bâtissais des palais, je m’y logeais comme un empereur, je creusais toutes les mines de diamant et je me les jetais à seaux sur le chemin que je devais parcourir.

  Et quand le soir était venu, que nous étions tous couchés dans nos lits blancs, avec nos rideaux blancs, et que le maître d’étude seul se promenait de long en large dans le dortoir, comme je me renfermais bien plus en moi-même, cachant avec délices dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ! J’étais toujours longtemps à m’endormir, j’écoutais les heures sonner, plus elles étaient longues plus j’étais heureux ; il me semblaient qu’elles me poussaient dans le monde en chantant, et saluaient chaque moment de ma vie en me disant : Aux autres ! aux autres ! à venir ! adieu ! adieu ! Et quand la dernière vibration s’était éteinte, quand mon oreille ne bourdonnait plus à l’entendre, je me disais : “À demain, la même heure sonnera, mais demain ce sera un jour de moins, un jour de plus vers là-bas, vers ce but qui brille, vers mon avenir, vers ce soleil dont les rayons m’inondent et que je toucherai alors des mains”, et je me disais que c’était bien long à venir, et je m’endormais presque en pleurant.

  Certains mots me bouleversaient, celui de femme, de maîtresse surtout ; je cherchais l’explication du premier dans les livres, dans les gravures, dans les tableaux, dont j’aurais voulu pouvoir arracher les draperies pour y découvrir quelque chose. Le jour enfin que je devinai tout, cela m’étourdit d’abord avec délices, comme une harmonie suprême, mais bientôt je devins calme et vécus dès lors avec plus de joie, je sentis un mouvement d’orgueil à me dire que j’étais un homme, un être organisé pour avoir un jour une femme à moi ; le mot de la vie m’était connu, c’était presque y entrer et déjà en goûter quelque chose, mon désir n’alla pas plus loin, et je demeurai satisfait de savoir ce que je savais. Quant à une maîtresse, c’était pour moi un être satanique, dont la magie du nom seul me jetait en de longues extases : c’était pour leurs maîtresses que les rois ruinaient et gagnaient des provinces ; pour elles on tissait les tapis de l’Inde, on tournait l’or, on ciselait le marbre, on remuait le monde ; une maîtresse a des esclaves, avec des éventails de plume pour chasser les moucherons, quand elle dort sur des sofas de satin ; des éléphants chargés de présents attendent qu’elle s’éveille, des palanquins la portent mollement au bord des fontaines, elle siège sur des trônes, dans une atmosphère rayonnante et embaumée, bien loin de la foule, dont elle est l’exécration et l’idole.

  Ce mystère de la femme en dehors du mariage, et plus femme encore à cause de cela même, m’irritait et me tentait du double appât de l’amour et de la richesse. Je n’aimais rien tant que le théâtre, j’en aimais jusqu’aux bourdonnements des entractes, jusqu’aux couloirs, que je parcourais le cœur ému pour trouver une place. Quand la représentation était déjà commencée, je montais l’escalier en courant, j’entendais le bruit des instruments, des voix, des bravos, et quand j’entrais, que je m’asseyais, tout l’air était embaumé d’une chaude odeur de femme bien habillée, quelque chose qui sentait le bouquet de violettes, les gants blancs, le mouchoir brodé ; les galeries couvertes de monde, comme autant de couronnes de fleurs et de d
iamants, semblaient se tenir suspendues à entendre chanter ; l’actrice seule était sur le devant de la scène, et sa poitrine, d’où sortait des notes précipitées, se baissait et montait en palpitant, le rythme poussait sa voix au galop et l’emportait dans un tourbillon mélodieux, les roulades faisaient onduler son cou gonflé, comme celui d’un cygne, sous le poids de baisers aériens ; elle tendait les bras, criait, pleurait, lançait des éclairs, appelait quelque chose avec un inconcevable amour, et, quand elle reprenait le motif, il me semblait qu’elle arrachait mon cœur avec le son de sa voix pour le mêler à elle dans une vibration amoureuse.

 

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