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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 344

by Gustave Flaubert


  On l’applaudissait, on lui jetait des fleurs, et, dans mon transport, je savourais sur sa tête les adorations de la foule, l’amour de tous ces hommes et le désir de chacun d’eux. C’est de celle-là que j’aurais voulu être aimé, aimé d’un amour dévorant et qui fait peur, un amour de princesse ou d’actrice, qui nous remplit d’orgueil et vous fait de suite l’égal des riches et des puissants ! Qu’elle est belle la femme que tous applaudissent et que tous envient, celle qui donne à la foule, pour les rêves de chaque nuit, la fièvre du désir, celle qui n’apparaît jamais qu’aux flambeaux, brillante et chantante, et marchant dans l’idéal d’un poète comme dans une vie faite pour elle ! elle doit avoir pour celui qu’elle aime un autre amour, bien plus beau encore que celui qu’elle verse à flot sur tous les cœurs béants qui s’en abreuvent, des chants bien plus doux, des notes bien plus basses, plus amoureuses, plus tremblantes ! Si j’avais pu être près de ces lèvres d’où elles sortaient si pures, toucher à ces cheveux luisants qui brillaient sous des perles ! Mais la rampe du théâtre me semblait la barrière de l’illusion ; au-delà il y avait pour moi l’univers de l’amour et de la poésie, les passions y étaient plus belles et plus sonores, les forêts et les palais s’y dissipaient comme de la fumée, les sylphides descendait des cieux, tout chantait, tout aimait. C’est à tout cela que je songeais seul, le soir, quand le vent sifflait dans les corridors, ou dans les récréations, pendant qu’on jouait aux barres ou à la balle, et que je me promenais le long du mur, marchant sur les feuilles tombées des tilleuls pour m’amuser à entendre le bruit de mes pieds qui les soulevaient et les poussaient.

  Je fus bientôt pris du désir d’aimer, je souhaitai l’amour avec une convoitise infinie, j’en rêvais les tourments, je m’attendais chaque instant à un déchirement qui m’eût comblé de joie. Plusieurs fois je crus y être, je prenais dans ma pensée la première femme venue qui m’avait semblé belle, et je me disais : “C’est celle-là que j’aime”, mais le souvenir que j’aurais voulu en garder s’appâlissait et s’effaçait au lieu de grandir ; je sentais, d’ailleurs, que je me forçais à aimer, que je jouais, vis-à-vis de mon cœur, une comédie qui ne le dupait point, et cette chute me donnait une longue tristesse ; je regrettais presque des amours que je n’avais pas eues, et puis j’en rêvais d’autres dont j’aurais voulu pouvoir me combler l’âme.

  C’était surtout le lendemain de bal ou de comédie, à la rentrée d’une vacance de deux ou trois jours, que je me rêvais une passion. Je me représentais celle que j’avais choisie, telle que je l’avais vue, en robe blanche, enlevée dans une valse aux bras d’un cavalier qui la soutient et qui lui sourit, ou appuyée sur la rampe de velours d’une loge et montrant tranquillement un profil royal ; le bruit des contredanses, l’éclat des lumières résonnait et m’éblouissait quelques temps encore, puis tout finissait par se fondre dans la monotonie d’une rêverie douloureuse. J’ai eu ainsi mille petits amours, qui ont duré huit jours ou un mois et que j’ai souhaité prolonger des siècles ; je ne sais en quoi je les faisais consister, ni quel était le but où ces vagues désirs convergeaient ; c’était, je crois, le besoin d’un sentiment nouveau et comme une aspiration vers quelque chose d’élevé dont je ne voyais pas le faîte. La puberté du cœur précède celle du corps ; or j’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus envie de l’amour que de la volupté. Je n’ai même plus maintenant l’idée de cet amour de la première adolescence, où les sens ne sont rien et que l’infini seul remplit ; placé entre l’enfance et la jeunesse, il en est la transition et passe si vite qu’on l’oublie.

  J’avais tant lu chez les poètes le mot amour, et si souvent je me le redisais pour me charmer de sa douceur, qu’à chaque étoile qui brillait dans un ciel bleu par une nuit douce, qu’à chaque murmure du flot sur la rive, qu’à chaque rayon de soleil dans les gouttes de la rosée, je me disais : “J’aime ! oh ! j’aime !” et j’en étais heureux, j’en étais fier, déjà prêt aux dévouements les plus beaux, et surtout quand une femme m’effleurait en passant ou me regardait en face, j’aurais voulu l’aimer mille fois plus, pâtir encore davantage, et que mon petit battement de cœur pût me casser la poitrine.

  Il y a un âge, vous le rappelez-vous, lecteur, où l’on sourit vaguement, comme s’il y avait des baisers dans l’air ; on a le cœur tout gonflé d’une brise odorante, le sang bat chaudement dans les veines, il y pétille, comme le vin bouillonnant dans la coupe de cristal. Vous vous réveillez plus heureux et plus riche que la veille, plus palpitant, plus ému ; de doux fluides montent et descendent en vous et vous parcourent divinement de leur chaleur enivrante, les arbres tordent leur tête sous le vent en de molles courbures, les feuilles frémissent les unes sur les autres, comme si elles se parlaient, les nuages glissent et ouvrent le ciel, où la lune sourit et se mire d’en haut sur la rivière. Quand vous marchez le soir, respirant l’odeur des foins coupés, écoutant le coucou dans les bois, regardant les étoiles qui filent, votre cœur, n’est-ce-pas, votre cœur est plus pur, plus pénétré d’air, de lumière et d’azur que l’horizon paisible, où la terre touche le ciel dans un calme baiser. Oh ! comme les cheveux de femmes embaument ! comme la peau de leurs mains est douce, comme leurs regards nous pénètrent !

  Mais déjà ce n’était plus les premiers éblouissements de l’enfance, souvenirs agitants des rêves de la nuit passée ; j’entrais, au contraire, dans une vie réelle où j’avais ma place, dans une harmonie immense où mon cœur chantait un hymne et vibrait magnifiquement ; je goûtais avec joie cet épanouissement charmant, et mes sens s’éveillant ajoutaient à mon orgueil. Comme le premier homme crée, je me réveillais enfin d’un long sommeil, et je voyais près de moi un être semblable à moi, mais muni des différences qui plaçaient entre nous deux une attraction vertigineuse, et en même temps je sentais pour cette forme nouvelle un sentiment nouveau dont ma tête était fière, tandis que le soleil brillait plus pur, que les fleurs embaumaient mieux que jamais, que l’ombre était plus douce et plus aimante.

  Simultanément à cela, je sentais chaque jour le développement de mon intelligence, elle vivait avec mon cœur d’une vie commune. Je ne sais pas si mes idées étaient des sentiments, car elles avaient toutes la chaleur des passions, la joie intime que j’avais dans le profond de mon être débordait sur le monde et l’embaumait pour moi du surplus de mon bonheur, j’allais toucher à la connaissance des voluptés suprêmes, et, comme un homme à la porte de sa maîtresse, je restais longtemps à me faire languir exprès, pour savourer un espoir certain et me dire : tout à l’heure je vais la tenir dans mes bras, elle sera à moi, bien à moi, ce n’est pas un rêve.

  Étrange contradiction ! je fuyais la société des femmes, et j’éprouvais devant elles un plaisir délicieux ; je prétendais ne point les aimer, tandis que je vivais dans toutes et que j’aurais voulu pénétrer l’essence de chacune pour me mêler à sa beauté. Leurs lèvres déjà m’invitaient à d’autres baisers que ceux des mères, par la pensée je m’enveloppais de leurs cheveux, et je me plaçais entre leurs seins pour m’y écraser sous un étouffement divin ; j’aurais voulu être le collier qui baisait leur cou, l’agraphe qui mordait leur épaule, le vêtement qui couvrait de tout le reste du corps. Au-delà du vêtement je ne voyais plus rien, sous lui était un infini d’amour, je m’y perdais à y penser.

  Ces passions que j’aurais voulu avoir, je les étudiais dans les livres. La vie humaine roulait, pour moi, sur deux ou trois idées, sur deux ou trois mots, autour desquels tout le reste tournait comme des satellites autour de leur astre. J’avais ainsi peuplé mon infini d’une quantité de soleils d’or, les contes d’amour se plaçaient dans ma tête à côté des belles révolutions, les belles passions face à face des grands crimes ; je songeais à la fois aux nuits étoilés des pays chauds et à l’embrasement des villes incendiées, aux lianes des forêts vierges et à la pompe des monarchies perdues, aux tombeaux et aux berceaux ; murmure du flot dans les joncs, roucoulement des tourterelles sur les colombiers, bois de myrte et senteur d’aloës, cliquetis
des épées contre les cuirasses, chevaux qui piaffent, or qui reluit, étincellements de la vie, agonies des désespérés, je contemplais tout du même regard béant, comme une fourmilière qui se fût agitée à mes pieds. Mais, par-dessus cette vie si mouvante à la surface, si résonnante de tant de cris différents, surgissait une immense amertume qui en était la synthèse et l’ironie.

  Le soir, dans l’hiver, je m’arrêtais devant les maisons éclairées où l’on dansait, et je regardais des ombres passer derrière des rideaux rouges, j’entendais des bruits chargés de luxe, des verres qui claquaient sur des plateaux, de l’argenterie qui tintait dans des plats, et je me disais qu’il ne dépendait que de moi de prendre part à cette fête où l’on se ruait, à ce banquet où tous mangeaient ; un orgueil sauvage m’en écartait, car je trouvais que ma solitude me faisait beau, et que mon cœur était plus large à le tenir éloigné de tout ce qui faisait la joie des hommes. Alors je continuais ma route à travers les rues désertes, où les réverbères se balançaient tristement en faisant crier leurs poulies.

  Je rêvais la douleur des poètes, je pleurais avec eux leurs larmes les plus belles, je les sentais jusqu’au fond du cœur, j’en étais pénétré, navré, il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux ; des pages, où d’autres restaient froids, me transportaient, me donnaient une fureur de pythonisse, je m’en ravageais l’esprit à plaisir, je me les récitais au bord de la mer, ou bien j’allais, la tête baissée, marchant dans l’herbe, me les disant de la voix la plus amoureuse et la plus tendre.

  Malheur à qui n’a pas désiré des colères de tragédie, à qui ne sait pas par cœur des strophes amoureuses pour se les répéter au clair de lune ! il est beau de vivre ainsi dans la beauté éternelle, de se draper avec les rois, d’avoir les passions à leur expression la plus haute, d’aimer les amours que le génie à rendus immortels.

  Dès lors, je ne vécus plus que dans un idéal sans bornes, où, libre et volant à l’aise, j’allais comme une abeille cueillir sur toutes choses de quoi me nourrir et vivre ; je tâchais de découvrir, dans les bruits des forêts et des flots, des mots que les autres hommes n’entendaient point, et j’ouvrais l’oreille pour écouter la révélation de leur harmonie ; je composais avec les nuages et le soleil des tableaux énormes, que nul langage n’eût pu rendre, et, dans les actions humaines également, j’y percevais tout à coup des rapports et des antithèses dont la précision lumineuse m’éblouissait moi-même. Quelquefois l’art et la poésie semblaient ouvrir leurs horizons infinis et s’illuminer l’un l’autre de leur propre éclat, je bâtissais des palais de cuivre rouge, je montais éternellement dans un ciel radieux, sur un escalier de nuages plus mous que des édredons.

  L’aigle est un oiseau fier, qui perche sur les hautes cimes ; sous lui il voit les nuages qui roulent dans les vallées, emportant avec eux les hirondelles ; il voit la pluie tomber sur les sapins, les pierres de marbre rouler dans le gave, le pâtre qui siffle ses chèvres, les chamois qui sautent les précipices. En vain la pluie ruisselle, l’orage casse les arbres, les torrents roulent avec des sanglots, la cascade fume et bondit, le tonnerre éclate et brise la cime des monts, paisible il vole au-dessus et bat des ailes ; le bruit de la montagne l’amuse, il pousse des cris de joie, lutte avec les nuées qui courent vite, et monte encore plus haut dans son ciel immense.

  Moi aussi, je me suis amusé du bruit des tempêtes et du bourdonnement vague des hommes qui montait jusqu’à moi ; j’ai vécu dans une aire élevée, où mon cœur se gonflait d’air pur, où je poussais des cris de triomphe pour me désennuyer de ma solitude.

  Il me vint bien vite un invincible dégoût pour les choses d’ici-bas. Un matin, je me sentis vieux et plein d’expériences sur mille choses inéprouvées, j’avais de l’indifférence pour les plus tentantes et du dédain pour les plus belles ; tout ce qui faisait l’envie des autres me faisait pitié, je ne voyais rien qui valût même la peine d’un désir, peut-être ma vanité faisait-elle que j’étais au-dessus de la vanité commune et mon désintéressement n’était-il que l’excès d’une cupidité sans bornes. J’étais comme ces édifices neufs, sur lesquels la mousse se met déjà à pousser avant qu’ils ne soient achevés d’être bâtis ; les joies turbulentes de mes camarades m’ennuyaient, et je haussais les épaules à leurs niaiseries sentimentales : les uns gardaient tout un an un vieux gant blanc, ou un camélia fané, pour le couvrir de baisers et de soupirs ; d’autres écrivaient à des modistes, donnaient rendez-vous à des cuisinières ; les premiers me semblaient sots, les seconds grotesques. Et puis la bonne et la mauvaise société m’ennuyaient également, j’étais cynique avec les dévots et mystique avec les libertins, de sorte que tous ne m’aimaient guère.

  À cette époque où j’étais vierge, je prenais plaisir à contempler les prostituées, je passais dans les rues qu’elles habitent, je hantais les lieux où elles se promènent ; quelquefois je leur parlais pour me tenter moi-même, je suivais leurs pas, je les touchais, j’entrais dans l’air qu’elles jettent autour d’elles ; et comme j’avais de l’impudence, je croyais être calme ; je me sentais le cœur vide, mais ce vide-là était un gouffre.

  J’aimais à me perdre dans le tourbillon des rues ; souvent je prenais des distractions stupides, comme de regarder fixement chaque passant pour découvrir sur sa figure un vice ou une passion saillante. Toutes ces têtes passaient vite devant moi : les unes souriaient, sifflaient en partant, les cheveux au vent ; d’autres étaient pâles, d’autres rouges, d’autres livides ; elles disparaissaient rapidement à mes côtés, elles glissaient les unes après les autres comme les enseignes lorsqu’on est en voiture. Ou bien je ne regardais seulement que les pieds qui allaient dans tous les sens, et je tâchais de rattacher chaque pied à un corps, un corps à une idée, tous ces mouvements à des buts, et je me demandais où tous ces pas allaient, et pourquoi marchaient tous ces gens. Je regardais les équipages s’enfoncer sous les péristyles sonores et le lourd marchepied se déployer avec fracas ; la foule s’engouffrait à la porte des théâtres, je regardais les lumières briller dans le brouillard et, au-dessus, le ciel tout noir sans étoiles ; au coin d’une rue, un joueur d’orgue jouait, des enfants en guenilles chantaient, un marchant de fruits poussait sa charrette, éclairée d’un falot rouge ; les cafés étaient pleins de bruit, les glaces étincelaient sous le feu des becs de gaz, les couteaux retentissaient sur les tables de marbre ; à la porte les pauvres, en grelottant, se haussaient pour voir les riches manger, je me mêlais à eux et, d’un regard pareil, je contemplais les heureux de la vie ; je jalousais leur joies banales, car il y a des jours où l’on est si triste qu’on voudrait se faire plus triste encore, on s’enfonce à plaisir dans le désespoir comme dans une route facile, on a le cœur tout gonflé de larmes et l’on s’excite à pleurer. J’ai souvent souhaité d’être misérable et de porter des haillons, d’être tourmenté de la faim, de sentir le sang couler d’une blessure, d’avoir une haine et de chercher à me venger.

  Quelle est donc cette douleur inquiète, dont on est fier comme du génie et que l’on cache comme un amour ? vous ne la dites à personne, vous la gardez pour vous seul, vous l’étreignez sur votre poitrine avec des baisers pleins de larmes. De quoi se plaindre pourtant ? et qui vous rend si sombre à l’âge où tout sourit ? n’avez-vous pas des amis tout dévoués ? une famille dont vous faites l’orgueil, des bottes vernies, un paletot ouaté, etc ? Rhapsodies poétiques, souvenirs de mauvaises lectures, hyperboles de rhétorique, que toutes ces grandes douleurs sans nom, mais le bonheur aussi ne serait-il pas une métaphore inventée un jour d’ennui ? J’en ai longtemps douté, aujourd’hui je n’en doute plus.

  Je n’ai rien aimé et j’aurais voulu tant aimer ! il me faudra mourir sans avoir rien goûté de bon. À l’heure qu’il est, même la vie humaine m’offre encore mille aspects que j’ai à peine entrevus : jamais, seulement, au bord d’une source vive et sur un cheval haletant, je n’ai entendu le son du cor au fond des bois ; jamais non plus, par une nu
it douce et respirant l’odeur des roses, je n’ai senti une main frémir dans la mienne et la saisir en silence. Ah ! je suis plus vide, plus creux, plus triste qu’un tonneau défoncé dont on a tout bu, et où les araignées jettent leurs toiles dans l’ombre.

  Ce n’était point la douleur de René ni l’immensité céleste de ses ennuis, plus beaux et plus argentés que les rayons de la lune ; je n’étais point chaste comme Werther ni débauché comme Don Juan ; je n’étais, pour tout, ni assez pur, ni assez fort.

  J’étais donc, ce que vous êtes tous, un certain homme, qui vit, qui dort, qui mange, qui boit, qui pleure, qui rit, bien renfermé en lui-même, et retrouvant en lui, partout où il se transporte, les mêmes ruines d’espérances sitôt abattues qu’élevées, la même poussière de choses broyées, les mêmes sentiers mille fois parcourus, les mêmes profondeurs inexplorées, épouvantables et ennuyeuses. N’êtes-vous pas las comme moi de vous réveiller tous les matins et de revoir le soleil ? las de vivre de la même vie et de souffrir la même douleur ? las de désirer et las d’être dégoûté ? las d’attendre et las d’avoir ?

  À quoi bon écrire ceci ? pourquoi continuer, de la même voix dolente, le même récit funèbre ? Quand je l’ai commencé, je le savais beau, mais à mesure que j’avance, mes larmes me tombent sur le cœur et m’éteignent la voix.

  Oh ! le pâle soleil d’hiver ! il est triste comme un souvenir heureux. Nous sommes entourés d’ombre, regardons notre foyer brûler ; les chardons étalés sont couverts de grandes lignes noires entrecroisées, qui semblent battre comme des veines animées d’une autre vie ; attendons la nuit venir.

  Rappelons-nous nos beaux jours, les jours où nous étions gais, où nous étions plusieurs, où le soleil brillait, où les oiseaux cachés chantaient après la pluie, les jours où nous nous étions promenés dans le jardin ; le sable des allées était mouillé, les corolles des roses étaient tombées dans les plates-bandes, l’air embaumait. Pourquoi n’avons-nous pas assez senti notre bonheur quand il nous a passé par les mains ? il eût fallu, ces jours-là, ne penser qu’à le goûter et savourer longuement chaque minute, afin qu’elle s’écoulât plus lente ; il y même des jours qui ont passé comme d’autres, et dont je me ressouviens délicieusement. Une fois, par exemple, c’était l’hiver, il faisait très froid, nous sommes rentrés de promenade, et comme nous étions peu, on nous a laissés nous mettre à l’aise autour du poële ; nous nous sommes chauffés à l’aise, nous faisions rôtir nos morceaux de pain avec nos règles, le tuyau bourdonnait ; nous causions de mille choses : des pièces que nous avions vues, des femmes que nous aimions, de notre sortie du collège, de ce que nous ferions quand nous serions grands, etc. Une autre fois, j’ai passé tout l’après-midi couché sur le dos, dans un champ où il y avait des petites marguerites qui sortaient de l’herbe ; elles étaient, jaunes, rouges, elles disparaissaient dans la verdeur du pré, c’était un tapis de nuances infinies ; le ciel pur étaient couvert de petits nuages blancs qui ondulaient comme des vagues rondes ; j’ai regardé le soleil à travers mes mains appuyées sur ma figure, il dorait le bord de mes doigts et rendait ma chair rose, je fermais exprès les yeux pour voir sous mes paupières de grandes taches vertes avec des franges d’or. Et un soir, je ne sais plus quand, je m’étais endormi au pied d’un mulon ; quand je me suis réveillé, il faisait nuit, les étoiles brillaient, palpitaient, les meules de foin avançaient leur ombre derrière elles, la lune avait une belle figure d’argent.

 

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