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Complete Works of Gustave Flaubert

Page 481

by Gustave Flaubert


  Que ce soit donc la tentative d’un art qui s’éveille ou le fruit pourri d’une civilisation per- due, à quelque culte qu’elle appartienne, de quelque Olympe qu’elle descende, par sa légende et ses formes mêmes est-elle autre chose pour nous qu’une des mille manifestations de cette éternelle religion des entrailles de l’homme ? J’en- tends celle qui se reconstitue partout sous toutes les autres, s’étalant hier, se cachant aujourd’hui, mais qui pas plus que lui ne peut périr, car ce rêve permanent c’est le rêve individuel de son cœur, ce culte-là c’est le culte de son être : l’ado- ration de la Vie dans le principe qui la donne.

  Le château qui a recueilli la statue est ruiné, rasé, disparu ; la Vénus se dresse au milieu des broussailles sous un dôme de feuilles vertes. Plus d’enceinte sacrée, de cérémonies, d’adorations ; il ne reste d’elle qu’elle seule, c’est-à-dire le Dieu sans la foi, ce qui est peu de chose ou rien du tout. Voilà donc le cadavre de ce qui fut peut-être une religion et ce qui demeure en définitive de la croyance de plusieurs siècles 1 L’idole cependant n’est pas morte sans pousser un râle qui s’entend encore : sur la chapelle chrétienne élevée à la place où jadis était son temple, son nom réappa- raît comme l’outrage d’un souvenir dont on ne peut se décharger ; cette chapelle est nommée le prieuré de la Couarde(1).

  II y avait autrefois à Quinipily deux autres statues que l’on a transportées à Locminé. Ce sont des hommes trapus, barbus, chevelus et coif- fés sur le derrière de la tête d’un bonnet en façon de pyramide tronquée. Une ceinture de feuillage leur entoure le corps, chacun d’eux tient une massue à la main gauche. Je ne puis croire que ces deux espèces de cariatides, taillées par quel- que manœuvre de village, aient eu jamais grande valeur ni grand sens, elles ont d’ailleurs par elles- mêmes je ne sais quel air canaille qui me les fit suspecter de n’être pas fort anciennes. Qu’on y voie ce qu’on voudra, des hercules gaulois ou des prêtres égyptiens, “car quant à la barbe et aux cheveux, dit M. de Penhoet, ce sont pour moi autant d’indices qu’il s’agit de prêtres du culte du soleil ou de Sérapis », ils n’en sont pas moins laids, archilaids, et, qui pis est, vilains.

  Une heure après avoir quitté ces affreux bons- hommes, nous arrivâmes à Quimperlé qui, pour n’offrir rien de celtique, de romain ou de phéni- cien, n’en est pas moins une des plus agréables bonnes fortunes que nous ayons rencontrées dans notre voyage.

  Ici, pas d’alignement, pas de trottoir, aucune espèce de palais de justice, que nous sachions du

  (‘) La Vénus s’appelle dans le pays la Vitille Couarde (groah geard). moins ; point de bourse en temple grec, aucune caserne, pas même de mairie montrant son inepte façade, rehaussée d’une loque tricolore. Mais ce sont de petites rues qui serpentent comme des sen- tiers entre de vieux murs d’où retombent des bou- quets de feuillages et des grappes de clématite. Les maisons de bois ont des toits pointus et des balcons noirs, et on entend en passant près d’elles les rouets filer dans l’intérieur ou le bruit de quel- que oiseau suspendu à la fenêtre dans une cage d’osier blanc. Deux rivières, au pied des mon- tagnes, entourent la ville comme un bracelet d’argent ; elles se réunissent, s’entre-croisent, se divisent, disparaissent en revenant sans qu’on dis- tingue de quel côté elles coulent, s’il y en a plu- sieurs ou une seule ; elles s’en vont ainsi entre les maisons et les rues en mouillant sur leur bord la dernière marche de l’escalier des jardins, et gar- gouillent sur les cailloux verts de leur lit où se courbent ensemble de grandes herbes minces. Les espèces de quais qui les enferment disjoi- gnent sous les racines des lierres leurs pierres qui s’éboulent ; elles restent au fond comme des ro- chers, et le courant se heurtant contre elles déchire dessus sa nappe unie. De place en place, sûr cette surface d’un bleu pâle, ces marques dans l’eau semblent les arrachures blanches d’un grand voile étendu que le vent ferait lever. D’une rive à l’autre un pont d’une seule arche a jeté sa courbe aplatie, dont la silhouette projetée tremblote sur la rivière avec les herbes suspendues à sa voûte ; elles descendent en chevelure, s’allongent jusqu’en bas, et frôlent du bout le courant qui passe à travers l’ogive de cette verdure aérienne. On voit tous les coudes de la rivière réapparaître au loin dans la prairie où elle s’ébat avec des lignes de peupliers sur l’herbe, des bouquets d’arbres der- rière les places d’eau, et çà et là, sur les bords, deux ou trois bicoques de travers mirant obli- quement leurs poutres jaunes et leurs plâtres noir- cis. Puis au fond, tout au fond, dans une perspec- tive se rétrécissant toujours, le vague aperçu des collines et des bois qui se perdent dans la brume.

  La ville s’étageant graduellement remonte en face sur une colline avec cette eau, ces arbres, les madriers de ces maisons peints ou vermoulus, ces pignons de plomb, ces toits en tuiles serrés l’un près de l’autre ou régulièrement séparés par la ligne ondoyante de quelque mur tout chevelu ; il semble que Quimperlé n’est venu au monde que pour être un sujet d’aquarelle.

  L’église Saint-Michel montre, au-dessus de la ville qui se déroule à ses pieds, les quatre cloche- tons de sa tour et sa galerie à arcade, mais l’on est fort surpris, quand on arrive auprès, de ne trou- ver qu’une église assez commune et n’ayant même pour portail qu’un portail latéral divisé par deux portes jumelles dont la forme serait jolie si l’orne- mentation générale n’en était trop lourde. Sur les contreforts de l’abside deux maisons voisines sont venues appuyer leur premier étage qui, lorsqu’on monte de la ville vers l’église, font l’effet d’un pont jeté sur chacune des rues. La façade de l’une d’elles, noire, obscure, rongée de mites, porte sur les poutres extérieures de sa charpente des personnages sculptés fort amusants ; ils ont des bonnets ronds, des mines sérieuses et des robes longues que leur plisse autour de la taille une ceinture à large boucle. Us sont occupés à diffé- rentes besognes qui paraissent très importantes. Un d’eux tenant un pilon broie quelque chose dans un mortier. Probablement que c’était le logis vénéré d’un bon apothicaire-herboriste d’autre- fois, lors du vieux temps des élixirs et des juleps, quand on venait chercher chez lui la drogue orien- tale, le médicament miellé, l’or potable qui pro- longe la vie, et puis aussi le remède mystérieux qui se composait la nuit dans la seconde arrière- boutique, derrière les gros alambics verts et les paquets de baume : la potion contre l’épilepsie, faite de raclure de crâne humain et de sang de décapité ou le sirop prolifique pour les vieux ma- ris. Celui qui fit bâtir cette maison fut, j’imagine, quelque gros bourgeois du temps ayant sa stalle dans le chœur et sa métairie hors la ville, qui était marguillier de l’église et doit y être enterré quelque part.

  II n’y a rien à voir dans l’intérieur de Saint- Michel, et nous allions en sortir quand nous dé- couvrîmes une statue en bois et un tableau â l’huile, la statue est une Pieta dont je défie.qui que ce soit de donner une idée ; la Vierge, bleue et rouge, ressemble à Grassot, l’acteur ; le Christ, jaune et vert, à Small, coiffeur (Palais-Royal, ga- feric Maatpensier, 7).

  Mais que dire du tableau dont la poésie miri- fique rappelle (de foin, il est vrai) les extrasu- blimes fresques de Nort ? Un évoque est dans son lit, il va mourir, ce pauvre vieux, mats il a gardé néanmoins sa calotte rouge pour qu’on voie bien qu’il est évêque jusqu’au bout ; son corps se dessi- nant sous les draps avec une gentillesse charmante qui rappelle le galbe d’une andouille vue à tra- vers un torchon mouillé ; à ses côtés un prêtre, en surplis, lui présente la croix à baiser, tandis que sa servante, non loin, pleure en s’essuyant les yeux à l’ourlet de son tablier. A la tête du lit un ange emplumé se penche et souffle de bons con- seils à Monseigneur, qui hésite quelque peu, car à ses pieds, en effet, un diable vert, avec un bec de corbeau et des mamelles d’une mollassité dégoû- tante, essaie de le fasciner par ses contorsions. La chambre est pleine de chapelets, d’encensoirs, de saints ciboires, de saints sacrements, de reliques et d’agnus Dei. Tout près du moribond, à ge- noux, vu de dos, au premier plan, se tient un enfant de chœur portant un cierge ; la semelle jau
ne de ses robustes souliers est garnie de clous aussi formidables que les dents des diables, et se présente devant vous avec une naïveté qui fait plaisir, d’autant qu’un raccourci de jambes bien entendu les lui fait remonter jusqu’au milieu des reins. Cependant l’enfer fait rage, l’haleine em- pestée du démon vert se répand en bouffées noires, des oiseaux sinistres voltigent, des serpents s’enroulent aux barreaux des chaises, il y a sous une table un affreux dragon se tordant, bavant, rugissant ; on a peur, on palpite, on tremble pour l’âme de l’évêque. Quel dommage si un homme pareil allait en enfer ! Ira-t-il ? n’ira-t-il pas ? Tout en conservant le calme de l’enfant de chœur, le spectateur ne peut s’empêcher de partager les transes du vicaire et la douleur de la servante. Heureusement que la sainte Trinité veille au salut de l’évêque. En haut est le Père Éternel habillé en pape ; un peu plus bas, à distance respectueuse, le Christ avec sa croix, et plus bas encore, sur un troisième coussin, la Vierge Marie. Ils envoient vers l’évêque de jolis anges qui traversent l’air, ayant à la main des lis lumineux et qui, marchant dignement sur des nuages de mastic, arrondissent leurs mollets rebondis où se rattachent les cordons roses de leurs cothurnes indigo.

  Ô sainte religion catholique, si tu as inspiré des chefs-d’œuvre, que de galettes, en revanche, n’as- tu pas causées !

  En contemplant cette épouvantable toile, et en songeant que beaucoup l’ont pu regarder sans rire, qu’à d’autres sans doute elle a semblé belle, que d’autres enfin se sont agenouillés devant, y ont puisé peut-être des inspirations suprêmes, nous avons été pris malgré nous d’une mélan- colie chagrine. Mais qu’y a-t-il donc dans le cœur de l’homme pour que toujours et sans cesse il le jette sur toutes choses et se cramponne avec une ardeur pareille au laid comme au beau, au mes- quin comme au sublime ? Hélas ! hélas ! rappe- lons-nous, pour excuser celui qui a fait cela et encore plus ceux qui l’admirent, nos prédilections maladives et nos extases imbéciles ! Évoquons dans notre passé tout ce que nous avons eu jadis d’a- mour naïf pour quelque femme laide, de candide enthousiasme pour un niais ou d’amitié dévouée pour un lâche...

  Sortis de l’église enfin, nous retrouvâmes le soleil, le ciel, l’air, l’espace, et comme un oiseau joyeux qui s’échappe, quelque chose s’envolant de notre âme disait : « C’est cela ! qu’il me faut, car Dieu est là et pas ailleurs.”

  Le soir venait, on sonnait la prière dans les clochers. Nous descendîmes vers la ville par une ruelle à gradins de bois, longue, étroite, remplie d’herbes et qui coulait entre deux grands murs. Leur chaperon disparaissait sous le feuillage, par- tout les lierres s’y accrochaient, les orties blanches en cachaient le pied et ils n’avaient l’air bâtis que pour porter cette végétation charmante. C’était un torrent de verdure ruisselant à travers les mai- sons du haut de la côte en bas de la ville.

  Nous nous en allions lentement, marche à marche, quand nous nous sommes retournés pour laisser passer un jeune garçon qui descendait en sautant. II était robuste et beau, ses cheveux bruns, que coiffait son chapeau rond de feutre noir, cou- vraient à demi sa veste bleue et à chacun de ses bonds s’envolaient et retombaient sur ses épaules ; sa taille courte, mais pleine de souplesse, se cam- brait d’une façon hardie au mouvement de ses cuisses jouant à l’aise dans son bragow-brass de toile écrue ; son mollet dur, serré dans des grèves blan- ches, saillissait nerveusement, et son pied chaussé de gros sabots était léger comme celui d’un cha- mois. II s’arrêta à quelques pas de nous pour re- nouer la boucle de sa jarretière, nous vîmes de profil sa figure pâle sur laquelle, dans cette pose, sa grande chevelure s’avançait comme une dra- perie et pendait jusqu’au coude. Lorsqu’il eut fini, il se redressa vite et nous le vîmes d’échelon en échelon qui continuait a sauter et de bonds en bonds s’éloignait.

  Nous le retrouvâmes dans l’église Sainte-Croix chantant les litanies de la Vierge, à genoux, le front levé sur le ciel ; il nous reconnut, tourna vers nous le regard sérieux de ses jeux noirs, l’y arrê.ta un instant avec une curiosité méfiante, puis il reprit son maintien et continua sa prière. Cette église Sainte-Croix est une belle église romane du xi* siècle, à qui son plan circulaire, sa voûte divisée par arcades, ses colonnes engagées à leur base dans des piliers carrés, ses pleins cintres surhaussés et son chœur placé au milieu auquel on monte par des escaliers de plusieurs marches donnent je ne sais quel air bas-empire et gallo- romain. La lumière arrivant d’en haut par de longues fenêtres étroites descend presque perpen- diculaire, comme le jour des ateliers, et déverse sur vous une sérénité blanche et pacifique. Ce

  11 n’est pas le christianisme rêveur de l’ogive, avec le souffle mystique des cathédrales gothiques, c’est plus reculé, plus latin, d’une théologie plus primitive, d’une poésie plus chaude, on se rap- pelle le cloftre d’Arles et les grands conciles carlo- vingiens.

  Elle était pleine. Tout le monde priait, nous seuls regardions. La foule chantait avec une joie grave, et des bas côtés, de dessous le porche, de partout, des voix puissantes reprenaient en chœur, après chaque point d’orgue de la voix grêle du prêtre officiant à l’autel. Cela sortait comme d’une seule poitrine un immense cri d’amour. Les fem- mes agenouillées à une même place inclinaient la tête sous leur bonnet blanc, on n’en pouvait voir le visage, mais on voyait leurs dos courbés en- semble et la file de leurs mains jointes.

  Les hommes étaient debout, assis, à genoux, à toutes les places, dans tous les sens, comme ils avaient pu se mettre ou comme la fantaisie les en avait pris ; ils ne semblaient cependant ni con- traints ni distraits, on sentait au contraire qu’ils existaient là comme chez eux, chacun s’isolant dans la solitude de son recueillement ou se ré- chauffant à l’âme de ses frères, et les attitudes de leurs corps étaient nonchalantes ou majestueuses, selon sans doute leurs lassitudes ou leurs redres- sements intérieurs.

  C’étaient des figures graves sous de longs che- veux bruns, de rudes regards plus fauves que la lande, de larges poitrines qui respiraient d’une façon puissante, des têtes songeuses, des airs rus- tiques et solennels ; mais ces fronts hâlés, dé- couverts, ces solides épaules qui s’inclinaient, ces mains grises comme le manche des charrues et qui restaient oisives, et même les lourdes chaus- sures que le respect rendait légères, toute cette rudesse tournée en grâce, cette force devenant douceur à son insu avait un grandiose singulière- ment doux, presque attendrissant à force d’être naïf. Ils étaient beaux ces hommes, beaux parce qu’ils étaient vrais et dans la simplicité de leurs costumes faits à leur taille, aptes à leurs corps, plies selon le travail de leur vie, et dans la bonne foi de leur croyance qui s’exhalait à l’aise dans cette église faite pour elle, restes derniers d’une nationalité complète qui s’efface sans métamor- phoses et disparaît sans transition, ainsi que les feuilles de l’if qui tombent sans jaunir. Avec leur costume d’autrefois, leur antique visage et cette religion de leurs ancêtres ils exhibaient ainsi les générations antérieures et semblaient à eux seuls représenter toute leur race. C’est pour cela peut- être qu’ils avaient l’air si pleins, et que chacun d’eux paraissait porter en lui plus de choses qu’il n’y en a ordinairement dans un homme.,

  Sous l’église romane se trouve la crypte ro- mane.

  Ce souterrain quadrilatéral au lieu de voûte est couvert d’un plafond plat, dallé comme le sol et supporté par quatre rangs de colonnettes soudées ensemble qui se séparent aux deux tiers de leur hauteur ; elles ont toutes de lourds chapiteaux au feuillage allongé, et se relient entre elles par des arcatures surhaussées se succédant sans intervalle.

  On tâtonne dans l’ombre, et à la lueur de l’unique fenêtre du fond on aperçoit deux tombeaux noirs, humides, verts, deux vénérables tombeaux. Le premier porte la statue couchée d’un moine. On le reconnaît à la large tonsure qui montre à nu son vieux crâne de pierre ; il tient un livre à la main ; sa figure est rongée, comme à celle des morts le nez disparaît, et son corps maigre est enveloppé de longues draperies qui coulent vers ses pieds à
grands plis droits.

  Près de lui, sur une lame de pierre, est un abbé avec sa crosse et croisant les bras ; deux chiens soutiennent son écusson burelé sans couleur ; ses pieds, chaussés de chaussures pointues, ne s’appuient sur rien ; un petit dais carré abrite sa tête. On regarde le premier comme étant saint Gurlot, martyrisé à cette place même, aussi son sarcophage est-il percé d’un trou où à certains jours de fête les malades viennent se plonger le bras pour se guérir. Mais le second mort n’a pas laissé son nom. Promenant sur lui notre chandelle nous avons cherché à reconnaître son visage, comme si nous l’eussions connu jadis ! N’est-on pas toujours attiré vers ces choses par un sentiment d’inquiétude curieuse ainsi que vis-à-vis d’un voyageur qui vient de loin ou d’une lettre cachetée. Ainsi se passe une journée en voyage, il n’en faut pas plus pour la remplir : une rivière, des buissons,

  une belle tête d’enfant, des tombeaux ; on savoure la couleur des herbes, on écoute le bruit des eaux, on contemple les visages, on se promène parmi les pierres, on s’accoude sur les tombes, et le len- demain on rencontre d’autres hommes, d’autres pays, d’autres débris ; on établit des antithèses, on fait des rapprochements. C’est là le plaisir, il en vaut bien un autre.

 

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