Complete Works of Gustave Flaubert

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Complete Works of Gustave Flaubert Page 501

by Gustave Flaubert


  J’ai eu le même spectacle le lendemain en allant dîner au Prado. Nous nous sommes promenés en barque dans une petite rivière qui se jette là ; des touffes d’arbres retombent au milieu, mes rames s’engageaient dans les feuilles restées sur le courant… qui ne coule pas, exercice qui m’a préparé à recevoir l’excellent dîner que nous avons fait chez Courty, grâce aux ordres et à la bourse de M. Cauvierre.

  A Toulon, il va sans dire que j’ai visité un vaisseau de ligne. C’est certainement beau, grand, inspirant. J’ai vu des marins qui mangeaient dans de la porcelaine, j’ai assisté au salut du pavillon, etc., j’ai pu, comme tous les badauds, être étonné de voir des tapis et des fauteuils élastiques dans la chambre du capitaine ; mais en vue de marine j’aime mieux celle d’un petit port de mer comme Lansac, comme Trouville, où toutes les barques sont noires, usées, retapées, où tout sent le goudron, où la poulie rouillée crie au haut du mât, où les marteaux résonnent sur les vieilles carcasses qu’on calfeutre. De même, les fortifications de Toulon peuvent être une belle chose pour les troupiers, mais je n’aime point l’art militaire dans ce qu’il a de boutonné, de propre ; les remparts ne me plaisent qu’à moitié détruits. II y a plus de poésie dans la casaque trouée d’un vieux troupier que sur l’uniforme le plus doré d’un général ; les drapeaux ne sont beaux que lorsqu’ils sont à moitié déchirés et noirs de poudre. Les canons du Marengo étaient tous en bon état et cirés comme des bottes ; est-ce qu’un canon n’est pas plus beau à voir avec quelques longues taches de sang qui coule et la gueule encore fumante ? A bord, au contraire, tout était propre, ciré, frotté, fait pour plaire aux dames quand elles viennent. Ces messieurs sont d’une politesse exquise et ont fait exécuter je ne sais quelle manœuvre pour nous faire honneur quand nous avions remis le pied sur notre embarcation. Nous revenions de Saint-Mandrier, que nous avons visité, guidés par un de ses médecins, M. Raynaud fils ; on m’y a fait admirer une église toute neuve bâtie par les forçats, j’ai admiré le coup de génie qui a fait construire un temple à Dieu par la main des assassins et des voleurs. II est vrai que ça n’a rien coûté, mais il est vrai aussi qu’il est impossible, sinon absurde, d’y dire la messe : la forme ronde de cette bâtisse a contraint à placer l’autel sur un des points de la circonférence, de sorte qu’il est impossible que les fidèles puissent voir le prêtre. Je crois, au reste, que les fidèles qui viennent là y sont peu sensibles ; s’ils trempent les mains dans le bénitier placé à l’entrée, ce n’est uniquement que pour se les laver. II faut voir la citerne de l’hôpital dont l’écho répète tous les sons avec un vacarme épouvantable ; on y tire des coups de fusil, on y joue du cornet à piston, on crie, on chante, on miaule, on fait toutes sortes de bruits absurdes pour avoir le plaisir de se les entendre répéter plus nombreux et plus forts.

  La rade de Toulon est belle à voir, surtout quand, sorti des gorges d’OHiouIes, on la voit qui s’étend tout au loin dans son rayon de trois lieues de circuit, avec les mâts de tous ses vaisseaux, ses bricks, ses frégates, toutes ces voiles blanches qu’on hisse et qu’on abaisse. A droite, on a le fort Napoléon, au fond le fort Pharon. C’est par ce dernier que les républicains ont d’abord tenté le siège de la ville, qu’ils n’auraient jamais pu prendre sans le conseil de Bonaparte, qui affirma que tant que l’on ne serait pas maître de la rade, tous les efforts seraient inutiles, et qu’une fois la rade prige Toulon n’offrirait plus aucune défense. L’attaque commença donc sur le point appelé le petit Gibraltar, qui domine toute la mer et la ville elle-même qu’elle protège de ce côté. Tous les détails du siège sont d’ailleurs curieusement relatés dans l’Histoire de la Révolution française dans le département du Var, par M. Lauvergne, un de mes amis, que j’ai fait en voyage, un homme à moitié poète et à moitié médecin, offrant un bon mélange de sentiments et d’idées ; il m’a dit de ses vers, un soir que nous sommes revenus au bord de la rade jusqu’à Toulon ; nous avons déjeuné à une bastide voisine, dans un grand jardin plein d’ombre, où il y avait de hautes cannes de Provence, des avenues fraîches ; on a joué à la balançoire, on a fumé des cigarettes de Havane. Passé une journée à ne rien faire ; c’est toujours une de bonne, une journée tranquille, douce, où l’on a vécu avec des amis, sous un beau ciel, l’estomac plein, le cœur heureux ; elle s’est terminée par un beau crépuscule sur les flots, par une promenade pleine de causerie divaguante, de ces causeries où l’on mêle de tout, et qui tiennent à la fois de la rêverie solitaire au fond des bois et de l’intimité babillarde du coin du feu.

  Le lendemain matin nous nous sommes embarqués pour la Corse.

  CORSE.

  Quand nous sommes partis de Toulon, la mer était belle et promettait d’être bienveillante aux estomacs faibles, aussi me suis-je embarqué avec la sécurité d’un homme sûr de digérer son déjeuner. Jusqu’au bout de la rade en effet le perfide élément est resté bon enfant, et le léger tangage imprimé à notre bateau nous remuait avec une certaine langueur mêlée de charme. Je sentais mollement le sommeil venir et je m’abandonnais au bercement de la naïade tout en regardant derrière nous le sillage de la quille qui s’élargissait et se perdait sur la grande surface bleue. A la hauteur des fies d’Hyères, la brise ne nous avait pas encore pris, et cependant de larges vagues déferlaient avec vigueur sur les flancs du bateau, sa carcasse en craquait (et la mienne aussi) ; une grande ligne noire était marquée à l’horizon et les ondes, à mesure que nous avancions, prenaient une teinte plus sombre, analogue tout à fait à celle d’un jeune médecin qui se promenait de long en large et dont les joues ressemblaient à du varech tant il était vert d’angoisse. Jusque-là j’étais resté couché sur le dos, dans la position la plus horizontale possible, et regardant le ciel où j’enviais d’être, car il me semblait ne remuer guère, et je pensais le plus que je pouvais afin que les enfantements de l’esprit fassent taire les cris de la chair. Secoué dans le dos par Jes -coups réguliers du piston, en long par le tangage, de côté par le roulis, je n’entendais que le bruit régulier des roues et celui de l’eau repoussée par elles et qui retombait en pluie des deux côtés du bateau ; je ne voyais que le bout du mât,,et mon œil fixe et stupide placé dessus en suivait tous les mouvements cadencés sans pouvoir s’en détacher, comme je ne pouvais me détacher non plus de mon banc de douleurs. La pluie survint, il fallut rentrer, se lever pour aller s’étendre dans sa. cabine où je devais rester pendant seize heures comme un crachat sur un plancher, fixe et tout gluant.

  Le passager se composait de trois ecclésiastiques, d’un ingénieur des ponts et chaussées, d’un jeune médecin corse et d’un receveur des finances et de sa jeune femme qui a eu une agonie de vingt-quatre heures. La nuit vint, on alluma la lampe suspendue aux écoutilles et que le roulis fit remuer et danser toute la nuit ; on dressa la table pour les survivants, après nous avoir fait l’ironique demande de nous y asseoir. Les trois curés et M. Cloquet seuls se mirent à manger. Cela avait quelque chose de triste, et je.commençai à m’apitoyer sur mon sort ; humilié déjà de ma position, je l’étais encore plus de voir trois curés boire et manger comme des laïques. J’aurais pris tant de plaisir à me voir à leur place et eux à la mienne ! Les râles me semblaient intervertis, d’autant plus “rue l’un d’eux voyageait pour sa santé — c’était bietf plutôt à lui d’être malade — ; le second s’occupait de botanique — et qu’est-ce qu’un botaniste a à faire sur les flots ? — le troisième avait l’air d’un gros paysan décrassé, indigne de regarder la mer et de rêver, tandis que moi j’aurais eu si bonne grâce à table ! La nuit venue je l’aurais passée à contempler les étoiles, le vent dans les cheveux, la tempête dans le cœur. Le bonheur est toujours réservé à des imbéciles qui ne savent pas en jouir.

  Je m’endormis enfin, et mon sommeil dura à peu près quatre heures. II était minuit quand je me réveillai, j’entendais les trois prêtres ronfler, les autres voyageurs se taisaient ou soupiraient, un grand bruit d’eaux qui venaient et se retiraient se faisait sur les parois du navire, la mer éta
it rude et la mâture craquait ; une faible lueur de lune qui se reflétait sur les flots venait d’en face et disparaissait de temps en temps, et celle de la lampe jetait sur les cabines des ondulations qui passaient et repassaient avec le mouvement du roulis. Alors je me mis à me rappeler Panurge en pareille occurence, lorsque
  Nous longions alors les côtes de la Corse, et le temps, de plus en plus rude, me réveilla avec des angoisses épouvantables et une sueur d’agonisant. Je comparais les cabines à autant de bières superposées les unes au-dessus des autres ; c’était en effet une traversée d’enfer, et la barque de Caron n’a jamais contenu de gens qui aient eu le cœur plus malade. D’autres fois j’essayais de m’étourdir, de me tourner en ridicule, de m’amuser à mes dépens ; je me dédoublais et je me figurais être à terre, en plein jour, assis sur l’herbe, fumant à l’ombre et pensant à un autre moi couché sur le dos et vomissant dans une cuvette de fer-blanc ; ou bien je me transportais à Rouen, dans mon lit : l’hiver, je me réveillais à cette heure-là, j’allumais mon feu, et je me mettais à ma table. Alors je me rappelais tout et je pressurais ma mémoire pour qu’elle me rendît tous les détails de ma vie de là-bas, je revoyais ma cheminée, ma pendule, mon lit, mon tapis, le papier taché, le pavé blanchi à certaines places ; je m’approchais de la fenêtre et je regardais les barres du jour qui saillissaient entre les branches de l’acacia ; tout le monde dort tranquille au-dessous de moi, le feu pétille et mon flambeau fait un cercle blanc au plafond. Ou bien c’était à Déville, l’été ; j’entrais dans le bosquet, j’ouvrais la barrière, j’entendais le bruit du loquet en fer qui retentissait sur le bois. Une vague plus forte me réveillait de tout cela et me rendait à ma situation présente, à ma cuvette aux trois quarts remplie.

  D’autres fois je prenais des distractions stupides, comme de regarder toujours le même coin de la chambre, ou de faire couler quelques gouttes de citron sur ma lèvre inférieure que je m’amusais ensuite à souffler sur ma moustache, toutes les misères de la philosophie pour adoucir les maux. Le moment le plus récréatif pour moi a été celui où le roulis devenant plus fort a renversé la table et les chaises qui ont roulé avec un fracas épouvantable et ont éveillé tous les malades hurlant : le vieux curé, qui avait les pieds embarrassés dans les rideaux, a manqué d’être écrasé, et le financier, qui sortait du cabinet, est tombé sur le dos de M. Cloquet de la manière la plus immorale du monde. J’ai ri très haut, d’abord parce que j’en avais envie, et, en second lieu, pour faire un peu plus de bruit et me divertir. Le mouvement que je m’étais donné occasionna encore une purgation, qui fut bien la plus cruelle, et de nouvelles douleurs qui ne me quittèrent réellement qu’à Ajaccio sur le terrain des vaches. Quelques heures après être débarqué, le sol remuait encore et je voyais tous les meubles s’incliner et se redresser.

  Nous avons eu un avant-goût de l’hospitalité corse dans le cordial et franc accueil du préfet, qui nous a fait quitter notre hôtel et nous a pris chez lui comme des amis déjà connus. M. Jourdan est un homme encore jeune, plein d’énergie et de vivacité. Ancien carbonaro, un des chefs de l’association, sa jeunesse a été agitée par les passions politiques et sa tête a été mise à prix. II administre la Corse depuis dix ans, ne rencontrant plus maintenant d’opposition que dans ! quelques membres du conseil général qu’il mène assez rudement. Sa maison est pleine de ce bon ton qui part du cœur ; ses filles, qui ne sont pas jolies, sont charmantes. M. Jourdan connaît son département mieux qu’aucun Corse et il nous a donné sur ce beau pays d’excellents renseignements. Je me rappelle un certain soir qu’il a déblatéré contre l’archéologie et je l’ai contredit ; un a”tre jour il a parlé avec feu des études historiques et particulièrement de la philosophie de l’histoire ; je l’ai laissé dire, me demandant en moi-même ce que les gens qui ont passé leur vie à l’étudier entendaient aujourd’hui par ce mot-là, et s’ils le comprenaient bien eux-mêmes. Ce que les plus fervents y voient de plus clair, c’est que c’est une science dans l’horizon, et les autres sceptiques pensent que ce sont deux mots bien lourds à entasser l’un sur l’autre, et que la philosophie est assez obscure sans y adjoindre l’histoire, et que l’histoire en elle-même est assez pitoyable sans l’atteler à la philosophie. Nous sommes partis d’Ajaccio pour Vico le 7 octobre, à 6 heures du matin. Le fiïs de M. Jourdan nous a accompagnés jusqu’à une lieue hors la ville. Nous avons quitté la vue d’Ajaccio et nous nous sommes enfoncés dans la montagne. La route en suit toutes les ondulations et fait souvent des coudeff sur les flancs du maquis, de sorte que fa vue change sans cesse et que le même tableau montre graduellement toutes ses parties et se déploie avec toutes ses couleurs, ses nuances de ton et tous les caprices de son terrain accidenté. Après avoir passé deux vallées, nous arrivâmes sur une hauteur d’où nous aperçûmes la vallée de Cinarca, couverte de petits monticules blancs qui se détachaient dans la verdure du maquis. Au bas s’étendent les trois golfes de Chopra, de Liatnone et de Sagone ; dans l’horizon et au bout du promontoire, la petite colonie de Cargèse. Toute la route était déserte, et l’œil ne découvrait pas un seul pan de mur. Tantôt à l’ombre et tantôt au soleil, suivant que la silhouette des montagnes que nous longions s’avançait ou se retirait, nous allions au petit trot, baissant fa tête, éblouis que nous étions par la lumière qui inondait l’air et donnait aux contours des rochers quelque chose de si vaporeux et de si ardent à* la fois qu’il était impossible à l’œil de les saisir nettement. Nous sommes descendus à travers les broussailles et les granits éboulés, tramant nos chevaux par la bride jusqu’à une cabane de planches où nous avons déjeuné sous une treille de fougères sèches, en vue de la mer. Une pauvre femme s’y tenait couchée et poussait des gémissements aigus que lui arrachait la douleur d’un abcès au bras ; les autres habitants n’étaient guère plus riants ; un jeune garçon tout jaune de la fièvre nous regardait manger avec de grands yeux noirs hébétés. Nos chevaux broutaient dans le maquis, toute la nature rayonnait de soleil, la mer au fond scintillait sur le sable et ressemblait avec ses trois golfes à un tapis de velours bleu découpé en trois festons. Nous sommes repartis au bout d’une heure et nous avons marché longtemps dans des sentiers couverts qui serpentent dans le maquis et descendent jusqu’au rivage. Au revers d’un coteau nous avons vu sortir du bois et allant en sens inverse un jeune Corse, à pied, accompagné d’une femme montée sur un petit cheval noir. Elle se tenait à califourchon, accoudée sur une botte de maïs que portait sa monture ; un grand chapeau de paille, plat, lui couvrait la tête, et ses jupes relevées en arrière par la croupe du cheval laissaient voir ses pieds nus. Ils se sont arrêtés pour nous laisser passer, nous ont salués gravement. C’était alors en plein midi, et nous longions le bord de la mer que le chemin suit jusqu’à l’ancienne ville de Sagom. Elle était calme, le soleil, donnant dessus, éclairait son azur qui paraissait plus limpide encore ; ses rayons faisaient tout autour des rochers à fleur comme des couronnes de diamant qui les auraient entourés ; elles brillaient plus vives et plus scintillantes que les étoiles. La mer a un parfum plus suave que les roses, nous le humions avec délices ; nous aspirions en nous le soleil, la brise marine, la vue de l’horizon, l’odeur des myrtes, car il est des jours heureux où l’âme aussi est ouverte au soleil comme la campagne et, comme elle, embaume de fleurs cachées que la suprême beauté y fait éclore. On se pénètre de rayons, d’air pur, de pensées suaves et intraduisibles ; tout en vous palpite de joie et bat des ailes avec les éléments, on s’y attache, on respire avec eux, l’essence de la nature animée semble passé
e en vous dans un hymen exquis, vous souriez au bruit du vent qui fait remuer la cime des arbres, au murmure du flot sur la grève ; vous courez sur les mers avec la brise, quelque chose d’éthéré, de grand, de tendre plane dans la lumière même du soleil et se perd dans une immensité radieuse comme les vapeurs rosées du matin qui remontent vers le ciel.

 

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