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Les refuges de pierre

Page 60

by Jean M. Auel


  Mais l’enfant radieux justifiait toute cette souffrance.

  Un bonheur si grand, un garçon resplendissant.

  Les roches se soulevèrent, crachant des flammes de leurs crêtes.

  La Mère nourrit Son fils de Ses seins montagneux.

  Il tétait si fort, les étincelles volaient si haut

  Que le lait chaud traça un chemin dans le ciel.

  La Mère allaitait, Son fils grandissait.

  C’était l’une des parties qu’Ayla aimait tout particulièrement car elle lui rappelait sa propre expérience, notamment les mots « bonheur » et « garçon resplendissant ».

  Il s’enfuit de Son flanc pendant que la Mère dormait

  Et que le Chaos sortait en rampant du vide tourbillonnant.

  Par ses tentations aguichantes l’obscurité le séduisit.

  Trompé par le tourbillon, l’enfant tomba captif.

  Le noir l’enveloppa, le jeune fils plein d’éclat.

  Tout comme Broud lui avait pris son fils. Zelandoni racontait si bien l’histoire qu’Ayla se sentait inquiète à la fois pour la Mère et pour son fils. Penchée en avant, elle s’efforçait de ne pas manquer un mot.

  Son lumineux ami était prêt à combattre

  Le voleur qui gardait captif l’enfant de Ses entrailles.

  Ensemble ils luttèrent pour le fils qu’Elle adorait.

  Leurs efforts aboutirent, sa lumière fut restaurée.

  Sa chaleur réchauffait, sa splendeur rayonnait.

  Ayla lâcha une longue expiration qu’elle n’avait pas même eu conscience de retenir, regarda autour d’elle. Elle n’était pas la seule à être fascinée par l’histoire. La femme obèse captait l’attention de tous.

  La Grande Mère vivait la peine au cœur

  Qu’Elle et Son fils soient à jamais séparés.

  Se languissant de Son enfant perdu,

  Elle puisa une ardeur nouvelle dans Sa force de vie.

  Elle ne pouvait se résigner à la perte du fils adoré.

  Le visage ruisselant de larmes, Ayla sentit soudain l’étreindre la douleur d’avoir perdu son fils, qu’elle avait été contrainte d’abandonner en quittant le Clan, et éprouva une profonde compassion pour la Mère.

  Quand Elle fut prête, Ses eaux d’enfantement

  Ramenèrent sur la Terre nue une vie verdoyante.

  Et Ses larmes, abondamment versées,

  Devinrent des gouttes de rosée étincelantes.

  Les eaux apportaient la vie, mais Ses pleurs n’étaient pas taris.

  Ayla était sûre qu’elle ne penserait plus jamais de la même façon à la rosée au matin, qui lui rappellerait toujours désormais les larmes de la Mère.

  Avec un grondement de tonnerre, Ses montagnes se fendirent

  Et par la caverne qui s’ouvrit dessous

  Elle fut de nouveau mère,

  Donnant vie à toutes les créatures de la Terre.

  D’autres enfants étaient nés, mais la Mère était épuisée.

  La suite était moins triste, elle expliquait comment les choses étaient, et pourquoi.

  Ils étaient Ses enfants, ils La remplissaient de fierté

  Mais ils sapaient la force de vie qu’Elle portait en Elle.

  Il Lui en restait cependant assez pour une dernière création,

  Un enfant qui se rappellerait qui l’avait créé.

  Un enfant qui saurait respecter et apprendrait à protéger.

  Première Femme naquit adulte et bien formée,

  Elle reçut les Dons qu’il fallait pour survivre.

  La Vie fut le premier, et comme la Terre Mère,

  Elle s’éveilla à elle-même en en sachant le prix.

  Première Femme était née, première de sa lignée.

  Ayla leva les yeux, s’aperçut que Zelandoni l’observait. La compagne de Jondalar tourna la tête vers ceux qui l’entouraient et, quand elle ramena son attention sur la Première, celle-ci ne la regardait plus.

  La Mère se rappela Sa propre solitude,

  L’amour de Son ami, sa présence caressante.

  Avec la dernière étincelle, Son travail reprit,

  Et, pour partager la vie avec Femme, Elle créa Premier Homme.

  La Mère à nouveau donnait, un nouvel être vivait.

  Femme et Homme la Mère enfanta

  Et pour demeure, Elle leur donna la Terre,

  Ainsi que l’eau, le sol, toute la création,

  Pour qu’ils s’en servent avec discernement.

  Ils pouvaient en user, jamais en abuser.

  Aux Enfants de la Terre, la Mère accorda

  Le Don de Survivre, puis Elle décida

  De leur offrir celui des Plaisirs

  Qui honore la Mère par la joie, de l’union.

  Les Dons sont mérités quand la Mère est honorée.

  Satisfaite des deux êtres qu’Elle avait créés,

  La Mère leur apprit l’amour et l’affection.

  Elle insuffla en eux le désir de s’unir,

  Le Don de leurs Plaisirs vint de la Mère.

  Avant qu’Elle eût fini, Ses enfants L’aimaient aussi.

  Les Enfants de la Terre étaient nés, la Mère pouvait se reposer.

  Ayla fut un peu troublée par le double répons de la fin, qui brisait la forme établie, et se demanda s’il manquait quelque chose. Zelandoni la fixait de nouveau, ce qui la mit mal à l’aise. Elle baissa la tête et, lorsqu’elle la releva, la doniate la regardait encore.

  A la fin de la réunion, la Première lui emboîta le pas :

  — Je dois aller au camp de la Neuvième Caverne. Je peux faire le chemin avec toi ?

  — Bien sûr.

  Elles marchèrent un moment en silence. Ayla se sentait encore bouleversée par la légende, et Zelandoni guettait sa réaction.

  — C’était magnifique, dit-elle enfin. Quand je vivais au Camp du Lion, parfois, tout le monde chantait, faisait de la musique ou dansait, et quelques Mamutoï avaient de jolies voix, mais pas aussi belles que la tienne.

  — C’est un Don de la Mère. Je n’ai rien fait pour l’obtenir, je l’avais en naissant. La Légende de la Mère porte parfois le nom de Chant de la Mère, parce que certains aiment à la chanter.

  — Jondalar m’en a récité des morceaux pendant notre Voyage, et les mots n’étaient pas toujours les mêmes que les tiens.

  — Ce n’est pas rare. Il existe des versions un peu différentes. Il tient la sienne de l’ancien Zelandoni ; moi, j’ai mémorisé le chant de mon maître. Certains Zelandonia apportent de petits changements. C’est admissible tant qu’ils ne modifient pas le sens. S’ils paraissent légitimes, ils sont adoptés. Sinon, on les oublie. J’ai composé ma propre mélodie mais il y a d’autres façons de chanter cette légende.

  — Les Losadunaï en ont une semblable. Pourtant, je n’ai pas éprouvé la même émotion quand je l’ai mémorisée. Zelandoni s’arrêta pour considérer la jeune femme.

  — Tu l’as mémorisée ? Le losadunaï est une langue différente.

  — Elle ressemble au zelandonii, ce n’est pas difficile de l’apprendre.

  — Elle lui ressemble mais ce n’est pas la même langue, et certains Zelandonii la trouvent compliquée. Combien de temps as-tu passé chez les Losadunaï ?

  — Pas très longtemps. Moins d’une lune. Jondalar était pressé de traverser le glacier avant que la fonte de printemps le rende dangereux. D’ailleurs, le vent chaud s’est levé le dernier jour et nous avons eu des difficultés, en effet.

  — Tu as appris leur langue en moins d’une lune ?

  — Je ne la parle pas à la perfection, je commets encore beaucoup d’erreurs, mais j’ai appris plusieurs des légendes de Losaduna. Tout à l’heure, je me suis efforcée de mémoriser les mots de la Légende de la Mère pour pouvoir les réciter comme tu les chantes.

  Zelandoni s’arrêta un instant pour regarder Ayla puis repartit en direction du camp.

  — Je t’aiderai avec plaisir, proposa la doniate.

  En marchant, Ayla repensa à l
a légende, en particulier à la partie qui lui rappelait Durc. Elle était sûre de comprendre ce que la Mère avait éprouvé lorsqu’elle avait dû accepter d’avoir perdu son fils à jamais. Ayla aussi se languissait quelquefois de Durc et attendait avec impatience la naissance de son nouvel enfant, celui de Jondalar. Elle se récita certains des versets qu’elle venait d’entendre et régla son pas sur le rythme des mots. Zelandoni remarqua ce changement d’allure, ainsi que son expression d’intense concentration. Cette jeune femme a sa place dans la Zelandonia, se dit-elle.

  Comme elles arrivaient aux abords du camp, ce fut Ayla qui s’arrêta et demanda :

  — Pourquoi y a-t-il deux formules au lieu d’une à la fin ? La doniate la fixa un moment.

  — La question revient régulièrement. Je n’ai pas de réponse. Il y en a toujours eu deux. La plupart des gens pensent que c’est pour marquer nettement la fin : une pour le dernier verset, une pour toute la légende.

  Ayla hocha la tête – pour accepter l’explication ou pour souligner la complexité de la question, Zelandoni n’aurait su dire. La plupart des acolytes ne discutent même pas des détails du Chant de la Mère, pensa-t-elle. Cette femme a décidément sa place dans la Zelandonia.

  Elles reprirent leur marche et Ayla s’aperçut que le soleil descendait vers l’horizon, à l’ouest. Il ferait bientôt sombre.

  — Je crois que la réunion s’est bien passée, estima la Première. Les Zelandonia ont été impressionnés par ta façon d’allumer le feu, et je te suis reconnaissante d’avoir accepté de la partager. Si nous trouvons assez de pierres, tout le monde allumera bientôt le feu de cette façon. Sinon... Je ne sais pas. Il vaudrait peut-être mieux les garder pour les feux cérémoniels.

  Ayla fronça les sourcils.

  — Et ceux qui ont déjà une pierre à feu ? Ou ceux qui en trouveront par eux-mêmes ? Pourrais-tu leur interdire de s’en servir ? Zelandoni la regarda droit dans les yeux puis soupira.

  — Non. Je pourrais leur demander de ne pas le faire, mais non le leur interdire. Et puis il y a toujours ceux qui n’en font qu’à leur tête, quoi qu’il arrive... Je pensais à voix haute à une situation idéale.

  Elle s’interrompit, reprit avec une expression désabusée :

  — En proposant de garder le secret et de réserver l’usage de ces pierres à la Zelandonia, la Cinquième et la Quatorzième ont dit tout haut ce que la plupart d’entre nous souhaitaient, moi comprise. Ce serait pour nous un instrument impressionnant, mais nous ne pouvons en priver le reste de la communauté.

  Après un silence, la doniate poursuivit :

  — Nous ne célébrerons pas les Matrimoniales avant la première chasse. Toutes les Cavernes y participeront, elles l’attendent avec impatience. Elles pensent que si la première chasse est un succès, c’est de bon augure pour le reste de l’année, et mauvais signe dans le cas contraire. Les Zelandonia procéderont à une Traque. Cela aide quelquefois. S’il y a des troupeaux aux alentours, une bonne Traque peut aider à les trouver, mais le meilleur des doniates ne peut trouver du gibier s’il n’y en a pas.

  — J’ai participé à une Traque avec Mamut, dit Ayla. La première fois, cela m’a surprise mais nous avions des affinités, lui et moi, et je me suis retrouvée prise dans sa Traque.

  — Une Traque avec ton Mamut ? s’étonna Zelandoni. Comment était-ce ?

  — C’est difficile à expliquer. J’avais l’impression de voler au-dessus de la terre comme un oiseau, mais il n’y avait pas de vent. Et la terre n’était pas exactement la même.

  — Accepterais-tu d’aider la Zelandonia ? Nous avons quelques doniates qui connaissent bien la Traque, mais il vaut toujours mieux être plus nombreux.

  Ayla exprima ses réticences :

  — J’aimerais bien vous aider... mais... je n’ai pas envie de devenir Zelandoni. Je veux simplement vivre avec Jondalar et avoir des enfants.

  — Si tu ne veux pas, rien ne t’y oblige. Personne ne peut te forcer, mais, si la Traque conduit à une bonne chasse, les Matrimoniales porteront chance – du moins, le croit-on –, elles consacreront des unions durables qui donneront des familles heureuses.

  — Eh bien... je pourrais essayer, mais je ne sais pas si j’en suis capable.

  — Ne t’inquiète pas. Personne n’est jamais sûr de réussir. On ne peut qu’essayer.

  Zelandoni était contente d’elle-même. Manifestement, Ayla répugnait à entrer dans la Zelandonia, et cette Traque serait une façon de l’aider à franchir un premier pas. Il faut qu’elle devienne doniate, pensa Celle Qui Était la Première. Elle a trop de talent, trop de capacités, elle pose des questions trop intelligentes. Si nous ne l’accueillons pas en notre sein, elle pourrait créer des dissensions hors de la Zelandonia.

  25

  Lorsqu’elles arrivèrent au camp, Loup accourut pour accueillir Ayla. Le voyant s’élancer, elle s’arc-bouta, au cas où dans sa joie de la revoir il sauterait sur elle, et lui fit signe de ne pas bondir. Bien qu’il parût avoir peine à se maîtriser, l’animal s’arrêta. Elle s’accroupit pour être à son niveau, le laissa lui lécher le cou en le tenant le temps qu’il se calme, puis elle se releva. Il posa sur elle un regard tellement chargé d’espoir et d’amour qu’elle hocha la tête et se tapota l’épaule. Il se dressa sur ses pattes arrière, posa celles de devant à l’endroit qu’elle avait indiqué et, avec un grondement sourd, lui prit la mâchoire entre ses crocs. Elle l’imita puis tint sa magnifique tête de fauve entre ses mains et plongea le regard dans ses yeux semés de paillettes d’or.

  — Je t’aime, moi aussi, Loup, mais je me demande quelquefois pourquoi tu m’aimes autant. Est-ce parce que je suis devenue le chef de ta meute ou y a-t-il autre chose ?

  Elle pressa son front contre le sien, lui ordonna de descendre.

  — Tu inspires l’amour, Ayla, dit la Première. La jeune femme trouva ce commentaire étrange.

  — Je n’inspire rien du tout.

  — Cet animal veut te plaire à cause de l’amour qu’il éprouve pour toi. Non que tu cherches à séduire ou à charmer, mais tu attires l’amour. Et ceux qui t’aiment, t’aiment d’un amour profond. Je le vois chez tes animaux. Je le vois chez Jondalar. Je le connais. Il n’a jamais aimé, il n’aimera jamais quelqu’un comme il t’aime. Peut-être est-ce parce que tu donnes tant de toi, et si sincèrement ; ou peut-être est-ce un Don de la Mère, d’inspirer l’amour. Tu seras toujours aimée avec passion, mais il faut se méfier des Dons de la Mère.

  — Pourquoi dit-on cela, Zelandoni ? Pourquoi un Don de la Mère devrait-il causer des soucis ? Ses Dons sont un bienfait, non ?

  — Un bienfait trop grand, peut-être. Comment réagis-tu quand quelqu’un te fait un cadeau d’une grande valeur ?

  — Iza m’a appris qu’un cadeau crée une obligation et qu’il faut rendre quelque chose de même valeur.

  — Plus j’en sais sur ceux qui t’ont élevée, plus j’ai de respect pour eux, déclara Celle Qui Était la Première. Quand la Grande Terre Mère accorde un Don, Elle attend peut-être quelque chose en retour, quelque chose d’égale valeur, mais comment le savoir avant le moment venu ? Alors, les gens se méfient. Parfois les Dons de la Mère excèdent ce qu’on aurait voulu, mais on ne peut pas les lui rendre. Trop n’apporte pas plus le bonheur que pas assez.

  — Même trop d’amour ?

  — La meilleure réponse à cette question, c’est Jondalar. Il a reçu la faveur de la Mère, dit la femme qu’on appelait autrefois Zolena. Une faveur excessive. Il est si beau et si bien fait qu’il ne peut qu’attirer l’attention. Même ses yeux ont une couleur si extraordinaire qu’on ne peut s’empêcher de les regarder. Il a un charme naturel qui séduit les gens, les femmes en particulier – je crois que pas une femme au monde ne pourrait lui refuser ce qu’il demande – et il prend plaisir à plaire aux femmes. Il est intelligent, doué pour la taille du silex, et en plus il a un cœur tendre. Le problème, c’est qu’il a trop d’amour à donner.

  « Même la taille des silex est pour lui une passion. L’intensité de ses sentiments est tel
le qu’elle peut le submerger. Il lutte pour garder la maîtrise de cet amour mais elle lui a plusieurs fois échappé. Ayla, je ne suis pas sûre que tu saisisses la force de ses sentiments. Et tous ces Dons ne l’avaient pas rendu heureux, du moins jusqu’à maintenant. Ils suscitaient souvent plus d’envie que d’amour.

  Ayla hocha pensivement la tête.

  — J’ai entendu plusieurs personnes dire que Thonolan, son frère, était un favori de la Mère, et que c’était pour cela qu’il était mort si jeune. Était-il très beau lui aussi ? Avait-il reçu de nombreux Dons ?

  — Il était aimé de tous. Pas seulement de la Mère. Thonolan était joli garçon, sans avoir la beauté de Jondalar. Mais il était d’une nature si franche et si chaleureuse que, partout où il allait, les gens l’aimaient, les hommes comme les femmes. Il se faisait facilement des amis, et personne ne le jalousait.

  Elles s’étaient arrêtées pour parler, le loup couché aux pieds d’Ayla.

  — Maintenant qu’il t’a ramenée ici, poursuivit Zelandoni en se remettant à marcher, beaucoup d’hommes l’envient plus encore, et beaucoup de femmes te jalousent, parce qu’il t’aime. C’est la raison pour laquelle Marona a cherché à te ridiculiser. Elle vous envie tous les deux parce que vous avez trouvé le bonheur ensemble. Certains pensent qu’elle a beaucoup reçu mais elle n’a jamais eu qu’une beauté hors du commun, et la beauté seule est le plus trompeur des Dons. Elle ne dure pas. C’est une femme désagréable, qui ne pense qu’à elle, qui a peu d’amis et aucun vrai talent. Quand sa beauté se fanera, elle n’aura plus rien, j’en ai peur, pas même des enfants.

  — Cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas vue.

  — Elle est retournée à la Cinquième Caverne avec ses amis. Elle est venue ici avec eux, elle dort dans leur camp.

  — Je ne l’aime pas mais je suis désolée pour elle si elle ne peut pas avoir d’enfants. Iza connaissait certains remèdes qui rendent une femme plus réceptive à l’esprit qui doit les féconder.

 

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