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Les refuges de pierre

Page 59

by Jean M. Auel


  Celle Qui Était la Première s’interrompit, posa tour à tour un regard pénétrant sur chacun des doniates. Leur déception était manifeste, et mêlée, chez quelques-uns, d’une certaine volonté de résistance. Elle était sûre que la Quatorzième s’apprêtait à soulever une objection. Ayla la devança :

  — Vous ne pouvez pas les garder secrètes.

  — Pourquoi ? répliqua la doniate de la Quatorzième Caverne. C’est à la Zelandonia d’en décider.

  — J’en ai déjà donné à la famille de Jondalar, répondit Ayla.

  — C’est dommage, soupira le Cinquième.

  Secouant la tête, il reconnut aussitôt l’inutilité de poursuivre :

  — Ce qui est fait est fait.

  — Nous avons déjà assez d’autorité sans ces pierres, argua la Première, et nous pourrons toujours les utiliser à notre manière. Je proposerais pour commencer une cérémonie impressionnante au cours de laquelle nous présenterions la pierre aux Cavernes. Je crois qu’il conviendrait qu’Ayla allume le feu cérémoniel demain.

  — Fera-t-il assez sombre, si tôt dans la soirée, pour que l’étincelle soit visible ? s’inquiéta Zelandoni de la Troisième. Il vaudrait peut-être mieux laisser le feu s’éteindre et demander ensuite à Ayla de le rallumer.

  — Mais alors, comment sauront-ils qu’elle l’a fait avec une pierre et non avec une braise ? dit un vieil homme aux cheveux gris ou blond clair. Non, il faut un autre foyer, mais tu as raison pour l’obscurité. Au crépuscule, quand on allume le feu cérémoniel, l’attention est encore sollicitée de toutes parts. Ce n’est que lorsqu’il fait noir qu’on peut capter l’attention de tous, quand ils ne peuvent voir que ce que nous voulons qu’ils voient. La Première exprima son accord :

  — C’est juste, Zelandoni de la Septième Caverne.

  Ayla remarqua qu’il était assis près de la grande femme blonde de la Deuxième Caverne et qu’ils se ressemblaient beaucoup. Il était peut-être le vieil homme de son foyer, le compagnon de sa grand-mère. Jondalar lui avait expliqué que la Septième et la Deuxième Caverne étaient liées, toutes deux situées de part et d’autre de la Petite Rivière des Prairies, affluent de la Rivière des Prairies. Elle s’en souvenait parce que la Deuxième était le Foyer Ancien, et la Septième le Rocher à la Tête de Cheval, et qu’il avait promis de l’emmener voir le cheval dans la pierre à leur retour, en automne.

  — Nous pouvons commencer la cérémonie sans feu et allumer le foyer quand il fera nuit, suggéra Zelandoni de la Vingt-Neuvième Caverne.

  C’était une femme aux traits agréables et au sourire conciliant, mais la capacité d’Ayla à décrypter le langage corporel lui fit deviner une force de caractère sous-jacente. Elle l’avait rencontrée brièvement et avait entendu dire que les Trois Rochers de la Vingt-Neuvième Caverne restaient unis grâce à elle.

  — Les gens ne trouveront-ils pas étrange cette absence de feu cérémoniel, Zelandoni de la Vingt-Neuvième ? contra le doniate de la Troisième. Il vaudrait peut-être mieux reporter le début de la cérémonie après la tombée de la nuit.

  — Que pourrait-on organiser pour faire patienter les Cavernes ? Certains viennent tôt, ils s’énerveront si nous les faisons attendre trop longtemps, souligna une autre doniate.

  C’était une femme d’âge mûr, presque aussi grosse que la Première, mais petite. Là où la taille de l’une conférait une présence imposante, l’autre avait une allure chaleureuse et maternelle.

  — Pourquoi pas des histoires, Zelandoni de la Partie Ouest ? proposa un jeune homme assis à côté d’elle. Nous avons quelques bons conteurs, ici.

  — Cela pourrait nuire au sérieux de la cérémonie, Zelandoni de la Partie Nord, lui objecta la doniate de la Vingt-Neuvième Caverne.

  — Tu as raison, Zelandoni des Trois Rochers, s’empressa de répondre le jeune homme avec déférence.

  Ayla constata que les quatre Zelandonia de la Vingt-Neuvième s’appelaient par le nom de leurs sites respectifs plutôt que par un mot à compter. C’était logique, puisqu’ils étaient tous Zelandonia de la Vingt-Neuvième Caverne. Quelle situation déroutante ! pensa-t-elle. Pourtant, cela a l’air de fonctionner.

  Zelandoni de la Partie Sud avança une autre idée :

  — Quelqu’un pourrait aborder un sujet sérieux.

  C’était celui qui avait demandé à la Première si Ayla était venue leur parler des animaux. Ayla avait cru déceler dans ses propos une certaine animosité envers elle, ou peut-être envers les chevaux et le loup, mais le ton ne lui parut pas inamical, cette fois.

  — Joharran veut soulever la question des Têtes Plates pour savoir s’ils sont humains ou non, rappela Zelandoni de la Onzième. Voilà un sujet très sérieux.

  — Il y a des gens que cette idée rebute et qui se lanceraient dans une longue discussion, fit observer Celle Qui Était la Première. Nous ne voulons pas commencer cette Réunion d’Été dans un climat de discorde. Cela pourrait leur donner envie d’ergoter à tout propos. Il faut créer un climat favorable avant d’aborder les nouvelles idées sur les Têtes Plates.

  Ayla se demanda un instant s’il convenait qu’elle intervienne.

  — Puis-je faire une suggestion ? finit-elle par dire. Tous les Zelandonia se tournèrent vers elle, et tous n’avaient pas l’air ravis.

  — Naturellement, Ayla, répondit la Première.

  — Jondalar et moi avons rendu visite aux Losadunaï en venant ici. Nous avons offert au Losaduna et à sa compagne quelques pierres à feu... pour toute la Caverne... Ils avaient été si secourables... ajouta Ayla d’un ton hésitant.

  — Oui ? l’encouragea Zelandoni.

  — Pour la cérémonie de présentation des pierres, ils avaient préparé deux foyers. L’un brûlait, l’autre était froid, prêt à être allumé. Quand ils ont éteint le premier, il faisait si noir qu’on ne pouvait distinguer son voisin, et il était facile de constater qu’il n’y avait aucune braise dans l’autre. Je l’ai alors allumé.

  Après un silence, la Première reprit :

  — Merci, Ayla. C’est une bonne idée. Nous pourrions envisager quelque chose de cet ordre, une démonstration impressionnante.

  — Oui, cela me plaît, déclara Zelandoni de la Troisième. De cette façon, nous pourrions allumer le feu cérémoniel dès le début.

  — Et un autre foyer froid, prêt à être allumé, piquerait les curiosités. Les gens se demanderaient pourquoi cet autre foyer, cela susciterait une certaine attente, dit Zelandoni de la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième.

  — Comment éteindrons-nous le feu ? voulut savoir le Onzième. En jetant de l’eau dessus, pour provoquer beaucoup de vapeur ? Ou de la terre, pour l’éteindre immédiatement ?

  — De la boue, peut-être, proposa un autre doniate qu’Ayla ne connaissait pas. Pour faire un peu de vapeur quand même, tout en éteignant les braises.

  — Beaucoup de vapeur, ce serait impressionnant, approuva un troisième, qu’elle ne connaissait pas non plus.

  — Non, je pense que l’éteindre d’un seul coup serait plus saisissant. La lumière et, l’instant d’après, le noir.

  Elle n’avait pas rencontré tous les Zelandonia qui participaient à la réunion et, à mesure que la discussion devenait plus animés, ils ne s’adressaient pas toujours l’un à l’autre en mentionnant leur titre, ce qui ne lui permettait pas de les identifier. Jamais elle n’aurait imaginé qu’une cérémonie réclamait tant de préparations et de consultations. Elle avait cru jusqu’à ce jour que les événements se déroulaient d’eux-mêmes, que les Zelandonia et autres personnes en contact avec le Monde des Esprits n’étaient que les agents de ces forces invisibles. En les entendant parler aussi librement, elle comprenait pourquoi certains d’entre eux s’étaient opposés à sa présence, et tandis qu’ils discutaient des moindres détails, elle laissa ses pensées dériver.

  Ayla se demanda si les Mog-ur du Clan préparaient leurs cérémonies avec autant de minutie. Sans doute, se dit-elle, mais d’une manière différente. Les cérémonies du Clan étaient ancienn
es, toujours identiques aux précédentes ou aussi semblables que possible. Elle comprenait un peu mieux le dilemme que cela avait dû poser quand Creb, le Mog-ur, avait voulu qu’elle prenne une part importante dans l’une de leurs cérémonies les plus sacrées.

  Elle promena les yeux sur la grande hutte ronde de la Zelandonia. Sa structure à double cloison était semblable à celle des huttes du camp de la Neuvième Caverne, mais plus grande. Les panneaux intérieurs amovibles qui divisaient l’espace avaient été rangés contre les murs, ce qui créait une vaste pièce unique. Ayla remarqua que les plates-formes à dormir étaient regroupées dans une partie de la construction, et surélevées. Se rappelant qu’elles l’étaient aussi dans l’habitation de Zelandoni à la Neuvième Caverne, elle se demanda pourquoi, puis supposa qu’elles étaient utilisées par les malades amenés à la hutte ; il devait être ainsi plus facile de les soigner.

  Le sol était couvert de nattes, dont un grand nombre présentaient des motifs élégants et complexes. Des tabourets, des coussins utilisés comme sièges entouraient plusieurs tables de diverses tailles. La plupart soutenaient des lampes à graisse en grès ou en calcaire que, en règle générale, on laissait allumées jour et nuit à l’intérieur de l’abri sans fenêtre. Certaines avaient été taillées, polies et décorées mais, comme dans l’habitation de Marthona, d’autres se réduisaient à une pierre brute dans laquelle s’était formé naturellement le creux destiné au suif fondu. Près des lampes, Ayla remarqua de petites figurines de femme plantées dans des bols de bois remplis de sable. Elles étaient toutes semblables et pourtant différentes. Ayla savait que c’étaient des représentations de la Grande Terre Mère, que Jondalar appelait donii.

  Les donii variaient en taille de quatre à huit pouces mais chacune d’elles pouvait tenir dans la main. Pour représenter la Mère, le sculpteur avait fait appel à l’abstraction et à l’exagération. Les pieds et les mains étaient à peine suggérés, les jambes jointes et effilées pour que la figurine pût tenir debout dans la terre ou dans un bol de sable. Elle ne représentait pas une personne, elle n’avait pas de traits qui eussent permis de l’identifier, même si le corps avait peut-être été suggéré par une femme connue de l’artiste. Ce n’était pas le corps d’une jeune femme nubile aux seins hauts entamant sa vie adulte, ni la silhouette mince d’une femme effectuant de longues marches chaque jour, d’une errante sans cesse en quête de nourriture.

  Une donii était une femme plantureuse ayant l’expérience de la vie. Elle n’était pas enceinte mais l’avait été. A ses fesses énormes répondaient de gros seins pendant sur le ventre un peu flasque et tombant d’une femme qui avait enfanté et allaité. Elle avait les formes volumineuses d’une mère pleine d’expérience mais cette ampleur suggérait bien plus que la fertilité de la procréation. Pour qu’une femme fût grasse, il lui fallait une nourriture abondante et une vie plutôt sédentaire. L’artiste avait voulu que sa petite sculpture ressemblât à une mère bien nourrie et heureuse, assurant le bien-être de ses enfants : un symbole d’abondance et de générosité.

  La réalité n’était pas trop éloignée de cette représentation. Si certaines années étaient mauvaises, la communauté vivait plutôt bien. Elle comptait en son sein des femmes corpulentes puisque l’auteur des figurines s’en était inspiré pour les décrire aussi fidèlement. Le début du printemps, quand les réserves accumulées pour l’hiver étaient presque épuisées et que la végétation commençait seulement à renaître, pouvait être une période difficile. C’était également vrai pour les animaux : au printemps, ils étaient maigres et efflanqués, si décharnés que leur viande était dure, et que même leurs os contenaient peu de moelle. Les Zelandonii devaient sans doute se passer de certaines nourritures, mais ils ne mouraient pas de faim, du moins en règle générale.

  Pour ceux qui chassaient et cueillaient afin de se procurer tout ce dont ils avaient besoin pour subsister, la terre apparaissait comme la mère nourrissant ses enfants. Elle leur donnait le nécessaire. Ils ne semaient pas, ne cultivaient pas ; ils ne gardaient pas de troupeaux, n’avaient pas de bêtes à protéger des prédateurs, à nourrir en hiver. Tout ce qu’offrait la terre, ils n’avaient qu’à le prendre ; il leur suffisait de savoir où regarder et comment le prendre. Mais ils ne pouvaient considérer cette abondance comme allant de soi, car elle leur était parfois retirée.

  Chaque donii qu’ils sculptaient était un réceptacle pour l’Esprit de la Grande Terre Mère et une illustration destinée à informer les forces invisibles de ce dont ils avaient besoin pour survivre. Objet magique, la figurine servait à montrer à la Mère ce qu’ils voulaient, et donc à l’obtenir d’Elle. La donii représentait l’espoir que les plantes comestibles seraient abondantes, faciles à trouver et à cueillir, que les animaux seraient nombreux et faciles à chasser. Elle symbolisait et réclamait une terre généreuse et riche, une nourriture à profusion, une vie agréable. La donii était une figure idéalisée, l’image de conditions ardemment désirées.

  — Je tiens à remercier Ayla...

  Elle fut tirée de sa rêverie en entendant son nom et fut incapable de se rappeler à quoi elle pensait l’instant d’avant.

  — ... d’avoir accepté de montrer cette nouvelle façon d’allumer un feu à toute la Zelandonia et d’avoir été patiente avec ceux d’entre nous qui ont mis un peu plus longtemps à apprendre, disait Celle Qui Était la Première.

  De nombreuses voix exprimèrent leur accord et même la Zelandoni de la Quatorzième Caverne parut sincère dans son approbation. Les Zelandonia discutèrent ensuite des autres aspects de l’ouverture de la Réunion d’Été, ainsi que des diverses cérémonies, notamment celle qui portait le nom de Matrimoniales. Ayla aurait souhaité en entendre davantage sur ce dernier point, mais les doniates débattirent surtout du moment où ils se réuniraient de nouveau pour en discuter plus amplement. Les participants se penchèrent ensuite sur la question des acolytes.

  — La Zelandonia est gardienne de l’histoire du peuple, attaqua la Première en se levant.

  Elle regarda les doniates en herbe, les acolytes, et Ayla eut l’impression qu’elle se faisait un devoir de l’inclure parmi eux.

  — La mémorisation des Histoires et Légendes Anciennes constitue une partie importante de la formation d’un acolyte, poursuivit-elle. Elles expliquent qui sont les Zelandonii et d’où ils viennent. Mémoriser aide aussi à apprendre, et il y a beaucoup de choses qu’un acolyte doit apprendre. Terminons cette réunion avec la Légende de la Mère.

  Zelandoni s’interrompit ; ses yeux parurent regarder en elle-même, cherchant dans les recoins de son esprit une histoire qu’elle avait confiée à sa mémoire longtemps auparavant. C’était la plus importante de toutes les Légendes Anciennes parce qu’elle parlait des origines. Pour rendre ces légendes plus faciles à retenir, ceux qui avaient le talent de composer leur ajoutaient souvent une mélodie. Certains chants étaient si familiers qu’il suffisait souvent d’entendre la musique pour se rappeler l’histoire.

  Celle Qui Était la Première avait composé elle-même une musique pour le Chant de la Mère, et beaucoup commençaient à l’apprendre. Elle entama d’une voix pure et forte :

  Des ténèbres, du Chaos du temps,

  Le tourbillon enfanta la Mère suprême.

  Elle s’éveilla à Elle-Même, sachant la valeur de la vie,

  Et le néant sombre affligea la Grande Terre Mère.

  La Mère était seule. La Mère était la seule.

  Ayla sentit un frisson la parcourir quand elle reconnut le chant ; elle se joignit aux autres lorsqu’ils récitèrent ou chantèrent en chœur le dernier vers avec Zelandoni, en une sorte de répons[3] ou de refrain.

  De la poussière de Sa naissance, Elle créa l’Autre,

  Un pâle ami brillant, un compagnon, un frère.

  Ils grandirent ensemble, apprirent à aimer et chérir.

  Et quand Elle fut prête, ils décidèrent de s’unir.

  Il tournait autour d’Elle constamment, son pâle amant.

  Ayla
se rappelait aussi le répons du deuxième verset et le récita avec les autres, puis elle écouta les suivants en tâchant de les mémoriser, parce qu’elle aimait cette histoire, parce qu’elle aimait la façon dont Zelandoni la chantait. Elle en avait appris la version losadunaï pendant le Voyage, quand Jondalar et elle avaient passé quelque temps chez ce peuple avant de traverser le petit glacier, mais la langue, les expressions, et même certains aspects de l’histoire étaient différents. Voulant l’apprendre en zelandonii, elle écoutait avec attention.

  Le vide obscur et la vaste Terre nue

  Attendaient la naissance.

  La vie but de Son sang, respira par Ses os.

  Elle fendit Sa peau et scinda Ses roches.

  La Mère donnait. Un autre vivait.

  Jondalar lui avait maintes fois récité ces mots pendant leur Voyage, mais Ayla n’avait jamais rien entendu de comparable à la puissance dramatique qu’y apportait la Première parmi Ceux Qui Servaient la Mère. Les mots n’étaient pas exactement les mêmes non plus.

  Les eaux, bouillonnantes de l’enfantement emplirent rivières et mers,

  Inondèrent le sol, donnèrent naissance aux arbres.

  De chaque précieuse goutte naquirent herbes et feuilles,

  Jusqu’à ce qu’un vert luxuriant renouvelle la Terre.

  Ses eaux coulaient, les plantes croissaient.

  Dans la douleur du travail, crachant du feu,

  Elle donna naissance à une nouvelle vie.

  Son sang séché devint la terre d’ocre rouge.

 

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