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Crève, l'écran

Page 14

by Klopmann


  – C'était sa vie, la musique, n'est-ce pas ?

  Elle fondit en larmes. Raté. Il la prit délicatement par les épaules tandis que le môme levait un sourcil intrigué. Vernes lui sourit et demanda :

  – Comment s'appelle-t-il ?

  Flatter la mère : souvent efficace.

  – Snrff… Éricffrschnriff.

  – C'est joli, Éric.

  – Comme Clapton. Charly est un fan. Moi aussi.

  Elle parlait au présent. Véronique Verrat n'avait de toute évidence pas passé le cap. Vernes décida de ne pas entrer tout de suite dans le vif du sujet. Elle d'abord et l'enquête ensuite, sinon ça ne marcherait pas. Il prit sa voix de velours :

  – Je comprends parfaitement ce que vous ressentez. Je suis désolé de vous imposer ma présence. Est-ce que vous êtes suivie ?

  – Comment ça, suivie ? Dans la rue ?

  – Non, par un médecin, je veux dire. Soutenue, en ces moments difficiles.

  – J'ai pris des médicaments.

  Lui, d'un ton paternaliste :

  – Vous devriez voir un médecin. Le vôtre, ou même un psychologue. Nous en connaissons de très bons, dans la police. Ça vous aiderait.

  Elle, rassemblant d'un coup des miettes d'énergie :

  – Je ne veux pas d'un médecin de la police. Je me débrouille toute seule. J'ai pris des trucs contre le stress, je vous ai dit. D'abord, j'étais KO. Maintenant, ça va mieux.

  On ne dirait pas, songea-t-il. Qu'est-ce que ça devait être avant. Vernes, qui en avait vu d'autres, n'en conçut pas moins une secrète pitié.

  – Vous les aviez sur place, ces trucs ?

  – Charly en prend parfois. Du Drenyl. Il paraît que ça détend. Que ça libère l'âme. C'est Charly qui dit ça.

  – Parlez-moi de lui, voulez-vous ? Allons nous asseoir.

  Elle semblait un peu ressaisie. Faite à l'idée. Résignée. Pas le choix.

  – J'imagine que vous savez déjà tout.

  – Je sais ce que tout le monde sait. Son boulot à la télé, la musique, son disque… Mais pas le reste. Il aimait son boulot ?

  – À moitié. Il avait la tête dans la musique. Il est bon, vous savez ! Mais avec la naissance d'Éric, il lui a bien fallu gagner un peu d'argent. Je travaille aussi, bien sûr, mais à mi-temps. Je m'occupe surtout d'Éric. (À cette évocation, un coup d'œil latéral la transfigura.) Ééééric !

  L'adorable petite chose tentait de monter sur une bibliothèque, en verre bien sûr, remplie de disques et de bibelots au-dessus de laquelle le chat narguait son poursuivant avec cette assurance supérieure que savent afficher les félins quand on les dérange. Éric s'interrompit tout net et rebroussa chemin comme, par mimétisme sans doute, un chat pris en faute la patte dans l'aquarium. La bibliothèque qui avait commencé d'osciller se stabilisa gentiment. Alerte passée.

  – Va jouer ailleurs ou dessine pendant que je parle à monsieur, mais reste tranquille ! Et laisse ce chat !

  La merveille blonde sembla choisir sa chambre et disparut le front haut. Vernes crut voir le chat esquisser un sourire satisfait. Un siamois. Pas les plus faciles.

  – Parlez-moi encore de lui. Il aurait voulu être musicien professionnel, n'est-ce pas ?

  – C'est pour moi, c'est pour Éric qu'il a pris ce job à General TV. Avant, il bricolait. Il était plus heureux mais chaque week-end on se demandait de quoi on vivrait la semaine suivante. C'est épuisant, à la longue. Avec le petit, Charly s'est casé.

  – Je suppose que ça n'a pas été facile.

  – On ne peut pas dire. C'est comme si quelque chose s'était cassé. Un terrible dilemme. Mais il voulait nous garantir une vie stable. Il disait comme ça qu'une famille, c'est du sérieux. Alors, il est entré à General TV. Certains de ses copains ne le lui ont pas pardonné. D'autres ont compris. Pour lui, ce fut un choc. Vous comprenez, jusque-là, il avait tout fait pour se brancher dans les réseaux des studios. Il a fait son disque avec son groupe, et d'autres aussi en guitare d'appoint. Avec Luther Allison, par exemple. Il continuait, mais à faibles doses. On l'a invité aussi à quelques jams. Il devait jouer cet été à Montreux, au festival off. Il y tenait beaucoup, à cause de John Lee Hooker. Il aurait bien voulu l'approcher. Il a rencontré les plus grands…

  – Et pourtant, il s'est enfermé dans une chaîne de télé. J'ai bien compris ses raisons, mais c'est vrai que ça frappe.

  – Vous voulez que je vous dise la vérité ?

  – Je suis là pour ça.

  – En fait, il détestait son boulot. Il le faisait bien, mais il le détestait. Tous ces gens qu'il disait incultes et insensibles… Il a fait ça pour nous. Pour nous ! Les autres (elle faillit repartir en de nouveaux sanglots mais se domina)… Tous ces gens qui tournaient autour de sa place… C'était minable. Elle ne vaut pas grand-chose, pourtant, sa place. Mais elle est au cœur de tout. Les autres croyaient qu'il avait du pouvoir. Alors, forcément, il devait défendre son morceau… En fait, il était très triste. Il avait peur de perdre son identité. Peur de devenir un fonctionnaire, peur de s'éteindre à petit feu…

  Un ange passa.

  – C'est pour cela qu'il prenait du Drenyl ?

  – Il était suivi, comme vous dites, lui. Une séance par semaine chez un psy. Il se remettait d'une méchante dépression. On a dû vous dire qu'il avait cessé de travailler durant huit mois. C'est terrible, la dépression. Les gens ne comprennent pas. Ils croient que vous êtes faible ; moi, je crois que c'est la maladie de la lucidité, la dépression. Il était trop lucide.

  – Au point de se faire des ennemis ?

  – Des ennemis, je ne sais pas. Mais des amis, on en a peu, à la télé. Je vous l'ai dit : chacun vise la place de l'autre. On lutte pour des miettes de pouvoir. C'est en permanence le jeu des chaises tournantes.

  – Connaissez-vous Jacqueline Popescu ?

  Elle se renfrogna.

  – Connais pas.

  – Vraiment ?

  – Une collègue, ça je sais. Mais je ne la connais pas.

  – C'est elle qui aura sa place, probablement.

  – Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

  – Non, rien, en effet. Je me demandais simplement si vous la connaissiez. Vous étiez heureux, tous les deux ?

  – Sauf que c'est dur de vivre avec un dépressif, on était très heureux. Dès qu'il sortait de la boîte, il décrochait sa guitare. Et moi aussi, je fais de la musique. Pas le même genre. Je chante dans les chœurs de l'université. Je n'y suis jamais allée, à la fac, mais j'ai une bonne voix de soprano et je l'ai beaucoup travaillée. Alors, ils m'ont prise. Mais depuis trois jours, je refume. Je vais bousiller ma voix à ce tarif-là. Je m'en fiche. Je ne sais plus où j'en suis. Peut-être qu'on va partir, peut-être pas, je ne sais pas. Je ne sais plus !

  – Partir où ?

  – Je ne sais pas. Loin de cette ville. Avant, on voulait aller à Londres. Charly aurait pu cachetonner dans des clubs ou des studios. Le siège de ma boîte se trouve à Londres et moi, j'aurais pu y avoir du boulot. Pourquoi pas ? on s'est dit. C'était l'une des hypothèses qu'on étudiait. Éric n'a que trois ans. Mais maintenant, je ne sais plus. General TV, c'était généreux mais c'était pas une bonne idée.

  Puis, soudain méfiante :

  – Au fond, pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

  – J'essaie de comprendre.

  – Comprendre quoi ? Notre vie privée ?

  – Pourquoi on l'a tué.

  – Tout ce que je sais, c'est qu'il n'était pas dans le système. Ce n'est tout de même pas une raison pour…

  – Se sentait-il rejeté ?

  – Rejeté, non. Mais il restait hors des clans. Il s'en faisait une fierté et ça, on le lui faisait payer, aussi.

  – Comment ?

  – Des planifications méchantes, trois week-ends de suite et six services de nuit, des saloperies comme ça. Ou douze jours de suite. C'était toujours lui qui trinquait. Mais on s'y faisait. C'est un type droit, Charly. Pas de compromission. C'est pour ça que je l'aimais… Que je l'aime… Enfin,
je ne veux pas en parler au passé. Pas encore.

  – Vous saisissez pourtant la réalité des choses ?

  – Hélas, oui… Que… je l'aime (regard vague). Enfin, non. Oui… Mais mettez-vous à ma place, bon Dieu !

  Pour rien au monde Vernes n'aurait voulu changer les rôles. Il doutait d'ailleurs de sa propre capacité à se tenir si digne en pareille situation. Répondant à l'invitation, il se mit mentalement à sa place et aboutit au triste constat qu'il aurait été, lui, ulcéré. Toutes proportions gardées, cette quiétude affichée signalait une anomalie ; c'était à peine perceptible, mais quelque chose clochait dans l'attitude de Véronique Verrat. Cette rapidité à passer subitement de l'effondrement à la solidité de façade. Il se faisait peut-être des illusions mais, souvent, ce type de réaction masque quelque chose. Il provoqua, pour voir :

  – Si Charly avait vécu, seriez-vous finalement partis ?

  – Peut-être, oui. Personne ne le savait, mais c'est vrai, on en parlait de plus en plus. Je ne vous l'ai pas vraiment dit, mais on avait pris des contacts assez précis. Mais je devais le secouer tout le temps. Il passait plus de temps à rêver qu'à agir. Moi, c'est plutôt le contraire. J'étais prête à faire le grand saut, à muer en impresaria de mon mec, mais lui, il disait que notre bonheur était dans la sécurité et qu'il passait après. Il était comme ça. C'est pour ça qu'il a craqué.

  – Dommage qu'il n'en ait pas parlé autour de lui. Il aurait calmé les jalousies. Car il y avait des jalousies, n'est-ce pas ?

  – Ben oui, je vous l'ai dit. Vous pensez toujours à cette Lopesco ?

  – Popescu. Vous ne savez rien d'elle ?

  – Moi, non. Mais son psy, peut-être. Il en savait peut-être plus que moi. Il me disait chaque fois que c'était comme une illumination. Qu'il comprenait mieux le sens de sa vie. Je crois que ça l'aidait vraiment. Mais il n'en était pas moins secret pour autant.

  Commençait de faire sacrément soif. Vernes n'osa pas la moindre remarque, l'atmosphère était assez tendue comme ça. Il la sentait comme un fil capable de se rompre à tout moment. Fragile en diable. Et pourtant, il sentait qu'elle reprenait confiance. Confiance en elle, confiance en lui, peut-être. C'était la première fois qu'un homme seul discutait avec elle depuis la mort de Charly, et ce type, finalement, n'était pas si désagréable que ça. Pour un flic. D'ailleurs, il n'avait pas l'air d'un flic. Mais de quoi ça a l'air, un flic ? D'un type comme les autres.

  – Vous aimez le blues ? demanda-t-elle.

  – Bertrand Tavernier a fait un très beau film sur le blues dans le Delta. Après, j'ai acheté quelques disques. Howlin' Wolf, Clarence Carter, Sonny Terry…

  – Les plus purs.

  – Le blues d'avant le style de Chicago. C'est moins instrumenté, plus rocailleux. Je n'y connais pas grand-chose. Je m'initie. Je commence par le commencement. Et j'aime beaucoup ça. Buddy Guy, B.B. King, c'est prenant, c'est rythmé mais je trouve ça plus commercial.

  – Ils ont changé avec le temps. Le blues est entré dans le marché des Blancs, et les Blancs ont perverti l'âme des Noirs. John Lee Hooker, par exemple. Son premier Golden Globe, c'est pour un duo avec une chanteuse de country qu'il l'a gagné. Invraisemblable ! Quelle compromission…

  C'était la deuxième fois qu'elle employait ce mot. Une personne exigeante d'elle-même autant que des autres. Il poursuivit sur son terrain, prêt à en changer à la première occasion. Elle se décrispait. Il ne fallait pas gâcher ça. Il crut apercevoir un haut de cuisse tout à fait charmant, trop furtif, cependant qu'elle croisait ses jambes dans l'autre sens. Assez courte, la jupe. En cuir noir.

  – Mais Charly voulait quand même voir John Lee Hooker, vous m'avez dit ?

  – Évidemment. C'était une légende. Tout le monde voulait le voir. Il est mort aussi, à présent. Mais nous, ça fait vingt ans qu'on écoute ses disques. Chacun de son côté. On s'est connus dans une boîte de jazz, à Paris. Aujourd'hui, c'est devenu un bar topless ; elles dansent sur du rock et c'est nul. On y est allés l'année dernière. En amoureux. Mais c'était décevant. La boîte, je veux dire. Pas nous.

  Et romantiques avec ça. Il recentra la conversation :

  – Le rock'n'roll a tout piqué aux Noirs. Vous savez ce que disait Fats Domino ? Qu'avant le rock il jouait déjà du rock, sauf qu'on appelait ça du rythm'n'blues. Il n'avait pas tort. Au fait, Charly, il jouait quoi ?

  – De tout. À la commande s'il le fallait. Mais ce qu'il préférait, je vous l'ai déjà dit.

  Éric s'était endormi avec le chat. Au moins deux que la situation ne semblait pas trop perturber. Ce fut le moment que Vernes choisit pour amorcer sa descente :

  – Je vais vous laisser… Juste une chose, encore, et je m'en irai. Dites-moi, il était déprimé, ces temps ?

  – Il était tout le temps déprimé.

  – Disons, plus que d'habitude ?

  – Je ne sais pas. Peut-être, oui. Nos projets anglais, ça le remuait beaucoup. Surtout qu'il n'en parlait pas.

  – D'autres problèmes de santé ?

  – Rien de particulier. Une grippe il y a quelques mois, mais je ne pense pas que ça vous intéresse.

  Le blues les avait rapprochés. C'était l'heure de prendre congé. De la laisser aux siens.

  – Prenez soin de vous. Et merci pour la conversation.

  Le chat avait souplement bondi sans réveiller Éric à présent endormi, pour raccompagner Vernes, sûr que le départ de l'intrus allait enfin sonner l'heure du repas.

  XXIV

  Vlad Solnia affichait un de ces sourires mi-figue, mi-raisin qui n'annonçait généralement rien de bon. Chacun pouvait y lire ce qu'il voulait. Comme dans un questionnaire à choix multiples, on cochait ce qu'on voulait : grande lassitude, découverte de la clé de l'énigme, nouvelle information freinant ou compliquant l'enquête, voire colère noire dont un membre de l'équipe n'allait pas tarder à faire les frais. Parfaitement indifférent à l'attente de ses subordonnés qui n'osaient s'asseoir – lui-même était resté debout, ses lombaires allant mieux – et plongé dans un abîme de pensées dont chacun attendait patiemment quelque évocation, un mot – bref, que la séance commence –, le commissaire tirait sa mine des sales jours. Solnia n'était pas toujours causant, mais alors là, il en faisait des tonnes.

  – Je crois qu'on s'est trompés depuis le début, lâcha-t-il pour détendre l'atmosphère.

  – Comment ça, on s'est trompés ? risqua Véronique Blanche qui était la plus dégourdie.

  – Jusqu'ici, nous nous sommes interrogés sur les causes de la mort. Inexpliquées, d'accord. Les labos, nos méninges, la logique, rien n'y fait, c'est la panade. Nous sommes bien d'accord ?

  – D'accord : on n'a rien.

  – On n'a pas rien ; on a tout… faux. Parce que, au contraire de ce que dit Véro, on a beaucoup de choses, répliqua le commissaire. Un : deux morts suspectes à General TV. Deux : une mort par lame à Cannes, d'un type qui travaillait avec General TV. Trois : une étrange correspondance que Temple a voulu nous cacher. Quatre… J'ai lu le rapport de Vernes. Il est allé voir la veuve Verrat. Vous n'avez rien remarqué, Vernes ? Quelque chose que vous avez eu la bonne idée pourtant de noter !

  Interloqué, l'autre avala son chewing-gum.

  – Ben… Il avait quelques problèmes au boulot. Il s'y sentait mal.

  – Dites plutôt qu'il allait mal. Assez mal, même.

  – Le cœur ? fit bêtement Béroud.

  – La grippe ? essaya Vernes qui bricolait des origamis.

  – Non. La tête. Vous n'avez vraiment rien remarqué ?

  – Il déprimait.

  – C'est pour ça que je me dis qu'on s'est trompés. Parce qu'il déprimait.

  – Vous ne pensez tout de même pas à des suicides ?

  – Non, je n'y pense pas. Et vous non plus, vous ne pensez pas.

  Saisi comme un homard à la nage, Béroud se racrapota contre la paroi.

  – Nous devons changer notre fusil d'épaule, reprit Solnia d'un ton sans appel. Cernons d'abord les gens ; et ensuite, forcément, on les trouvera bien
, les raisons !

  – J'ai commencé de serrer Temple d'assez près, observa prudemment Wolf.

  – Je sais. C'est parfait. Continuez de le faire mariner. Je ne pense pas qu'il veuille cacher vraiment quelque chose de grave ; j'ai plutôt l'impression qu'il s'imagine qu'il va pouvoir régler son histoire de lettres sans nous. Là où il a tout faux, lui aussi, c'est que ces lettres, pour l'instant, elles ne mènent nulle part. Par contre, il y a eu deux meurtres. C'est ça, notre problème. Pas ces lettres. Les meurtres, croyez-moi, il s'en fiche pas mal : c'est le bruit qui le dérange, pas le silence. Je ne sais pas ce qu'il sait, mais ce qui est sûr, c'est qu'il ne veut pas coopérer. Alors on va lui rendre la vie impossible. S'il cache quelque chose, et peut-être quelque chose de plus grave, il le crachera.

  – Je ne vois pas le rapport avec la déprime, remarqua Wolf.

  – Je vais vous aiguiller. Mais à partir de maintenant, vous allez voir et assimiler autre chose : Temple devient votre homme. Personnellement. Vous ne le lâchez plus. Vous imaginez qu'il est coupable de deux meurtres, alors allez-y avec des gants, ne lui laissez aucune prise, pas la moindre possibilité de se plaindre du harcèlement policier, mais ne le lâchez plus.

  – Et pourquoi s'en prendre à lui ? demanda Véro.

 

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