Crève, l'écran
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Vespa n'en revenait pas d'être là. Fasciné, il observait, rongé à l'idée qu'il lui faudrait bien justifier l'escapade par quelque résultat tangible.
Le toubib quinquagénaire qui présidait la conférence devait être de ceux que l'on dit beaux. C'était Borowczyk, qui n'en ratait pas une en matière de mondanités. Mâchoires carrées et rides bien affirmées, yeux bleus et longs cils clairs sur une peau bronzée que mettait particulièrement en valeur son polo rose, il ne faisait pourtant pas le poids. Un peu gêné entre ces deux bombes, il avait même du mal à garder son sérieux. Les questions fusaient. Il animait le débat. L'éjaculation est-elle importante pour l'identification du spectateur ? L'absorption de blanc d'œuf améliore-t-elle la visibilité du sperme à l'image ? À quels schémas de pensée se rattache la nécessité de former des duos black and white ? Pensez-vous contribuer à la prévention des crimes sexuels en déviant les fantasmes sur votre image ? Est-il nécessaire de faire de la femme un objet dans l'écriture du scénario ? Black Bull, qui allait recevoir dans la soirée un Hot d'or pour sa prestation dans Satan m'habite, son premier film (lacanien, observa avec joie Borowczyk) en qualité de réalisateur, Black Bull donc, que le public pétrifié avait vu à l'œuvre dans une bande-annonce du film préparé tout exprès pour l'occasion, le taureau noir discourait doctement sur les lipides et les glucides, les protéines et l'effet d'une bonne alimentation sur l'érection, sur les contours psychologiques du pornophile et à propos d'autres joyeusetés qui provoquaient de très sérieuses prises de notes dans la salle.
– Et c'est ainsi, mesdames et messieurs, qu'en plus d'être un art, en plus d'exiger un entraînement sportif rigoureux, le cinéma pornographique contribue à la socialisation de l'individu frustré en apaisant ses énergies par l'identification et le voyeurisme, qui sont les mamelles, si je peux dire, de notre activité.
Angela Travis se contenta d'écarquiller les yeux. Elle croyait qu'elle faisait du cul pour le fric, parce qu'elle savait qu'elle ne serait jamais une « vraie » actrice, et voilà que son B.B. – Black Bull, pas Brigitte Bardot – se mettait à causer comme un intello.
Tadeusz Borowczyk remercia les orateurs qu'une pluie d'applaudissements salua et se dirigea lentement, répondant aux congratulations et plaisanteries qui éclataient sur son passage, vers le buffet-cocktail dressé dans un salon voisin. Une petite troupe s'était assemblée devant l'hôtel où deux limousines démesurées attendaient les hardeurs pour les mener à leur cérémonie, avant la petite sauterie du Xanadu dont B.B. serait à n'en pas douter l'un des rois. En bas, près des ramequins disposés dans un coin sur une plaque chauffante, un homme attendait le psychiatre. Complètement hors du coup, il venait d'apprendre l'existence des Hots d'or et s'en émerveillait. Quelle étonnante invention, les prix ! Antennes d'or, Sept d'or, Césars, Molières, Mercures, Victoires, Dés d'or, Mâchoires d'or, Étoiles d'or, Minerves, Décibels d'or – lutte contre le bruit –, Bocuses d'or… Pas une profession qui n'eût sa palette de hochets médiatiques. Et pour les flics, la Truffe d'or ? Impossible, ça existait déjà dans le Périgord pour distinguer les meilleurs exportateurs. Alors, la Menotte d'or ? Pour l'instant, l'homme n'avait guère en main qu'un chèque en bois. Il s'agissait d'aller traquer l'impalpable et d'effectuer un entretien de routine – même pas un interrogatoire, faute de raisons pour le faire – avec non pas un témoin, mais un homme susceptible, simplement, d'éclairer sa lanterne.
Solnia prenait son temps, contemplant l'assemblée des médecins devenus voyeurs pour la science, et s'en amusait sans perdre de vue le psychiatre. Il avait calculé qu'au rythme du déplacement de sa proie et tenant compte de la circulation près du buffet, celle-ci serait à hauteur de bras d'ici sept ou huit minutes, à point tout comme les crevettes dont il saisit une brochette d'un plat qui passait à sa hauteur. La Croisette bruissait, au-delà des murs de l'hôtel, de son brouhaha festivalier habituel, et le bateleur avait repris son office du haut des marches du palais où se pressaient les invités du jour devant une foule à peine rafraîchie par un orage qui n'en découragea pas beaucoup de poursuivre, fébriles, le guet des célébrités tant attendues. Solnia avait vu juste et saisit Borowczyk moins de dix minutes après avoir déterminé son poste d'observation d'où il n'avait pas bougé.
– Docteur Borowczyk, je présume ?
Le dandy, qui avait aussi des références, sourit à la formule.
– Et vous, vous êtes ce policier dont ma secrétaire m'a annoncé la venue…
Solniatcheff masqua sa surprise. Le psychiatre ne manquait pas de flair.
– Je connais l'âme des gens, c'est un peu mon métier, reprit le médecin, qui, heureux de l'effet produit, semblait prendre plaisir à en rajouter un peu.
En vérité, il n'était pas difficile de comprendre que Solnia n'était pas du sérail. Chaussures de ville au cuir trop épais pour la moiteur cannoise, cravate portée légèrement desserrée et pâleur manifeste de la peau signalaient un tout nouvel arrivant. Or le congrès allait à son terme…
– Je m'appelle Vladimir Solniatcheff. J'espère que votre secrétaire vous a bien indiqué les raisons de ma venue. Je ne voudrais pas vous perturber, je souhaite simplement un entretien.
– Il s'agit d'un meurtre, n'est-ce pas ? Je sais que la police travaille souvent avec des psychiatres. Définir le comportement d'un meurtrier inconnu, voilà qui me paraît tout à fait passionnant. Je n'ai jamais rempli ce rôle – je le croyais d'ailleurs réservé à des professionnels de la chose criminelle –, mais j'avoue que l'expérience me tenterait bien. Passer les indices au filtre de la science… Si je peux vous aider, c'est avec plaisir.
– Effectivement, nous avons nos propres profileurs, fit en exagérant quelque peu Solnia, que cette morgue énervait.
Quelle prétention ! Mais il ne fit rien paraître de son agacement. Après tout, c'était lui le demandeur. En matière de profilage, il n'était pas sorcier de comprendre que le toubib avait une haute opinion de lui-même et une légère tendance à se prendre pour le cavalier blanc. Vanitas vanitatum, se dit-il en s'amusant à l'imaginer coiffé d'un couvre-chef à façon des médecins du Malade imaginaire. Il choisit de se défendre par l'attaque.
– Je trouve assez extraordinaire de vous rencontrer là, reprit-il.
– Pourquoi donc ? Il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Je suis aussi sexologue. Les choses de l'âme et de l'esprit sont toujours liées au sexe, vous le savez bien.
– J'ai lu le Petit Freud illustré.
Le médecin perçut qu'il avait affaire à forte partie et nuança son approche :
– En fait, l'occasion pour nous était unique d'apprendre à confronter certaines observations quant au comportement humain dans le domaine du fantasme. Ce festival lui-même n'est-il pas une formidable machine à faire fantasmer ? Ces millions qui passent, les stars, toute cette mise en scène… Nous nous sommes intéressés en particulier aux mécanismes engendrés par le fantasme érotique.
– C'est un peu l'histoire de la poule et de l'œuf, coupa Solnia. Le cinéma fait-il naître ou assouvit-il le fantasme ? Ce cinéma-là, s'entend, ajouta-t-il en désignant l'étalon noir qui soignait sa forme en dégustant des fruits secs.
– Vous êtes au cœur du problème. Celui qui nous intéresse. Je rends hommage à votre perspicacité…
– Je suis flic. Vacancier, en ce moment, mais flic.
Ce rappel terre à terre canalisa la conversation mondaine.
– Que pouvons-nous faire ensemble ?
Ensemble. Pas : que puis-je faire pour vous ? Le médecin reprit :
– J'ai lu cette histoire dans la presse. Un type poignardé, je crois ?
– Il ne s'agit pas de cela. L'affaire dépend de mes collègues de Cannes. Je vous l'ai dit : je ne suis que de passage. En fait, j'enquête sur des meurtres présumés à General TV.
– Présumés ? Voilà qui complique un peu l'exercice. Vous n'avez pas les corps ?
– Je n'ai pas la certitude que les décès ne soient pas naturels. Pourtant, je le crois.
Borowczyk fit une moue.
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nbsp; – Je ne suis pas médecin des corps, vous savez…
– Bien évidemment.
Un jeune homme en veste blanche leur présenta un plateau chargé de flûtes pétillantes.
– Bien évidemment ! répéta le médecin en échangeant sa coupe vide contre une pleine.
Il en tendit une à Solnia, qui l'accepta. Il n'était pas en service, n'est-ce pas ?
– Le fait est que vous connaissiez mes deux clients.
– Ils sont donc deux ?
– Oui. Et je crois à la loi des nombres, dans ce genre de cas.
– Moi aussi. Dans tous les cas. Et je les connaissais ?
– Avant d'être les miens, tous deux étaient au sens propre vos clients.
– Je vous arrête tout de suite…
– Je sais. Le secret professionnel. Rassurez-vous, je ne vous demanderai rien qui soit contraire à l'éthique ; d'ailleurs, je vous le répète, je suis ici à titre privé. Mais je me suis dit que ça tombait drôlement bien. Vous connaissez Hercule Poirot ?
– Les petites cellules grises.
– Eh bien, disons humblement que j'ai besoin des vôtres. Si vous consentez à m'accorder un peu de votre temps, cela va de soi.
L'argument avait porté.
– J'en serais heureux et flatté.
Le médecin, toutefois, ne tenait pas à déchoir de son rang.
– Le problème, c'est que je suis très occupé… Mais je trouverai certainement le temps de vous aider.
– Je vous en remercie, fit suavement Solnia. Auriez-vous votre agenda sous la main ?
– C'est très simple, je suis ici à suivre les travaux ou à présider l'un ou l'autre des débats tous les jours de 10 à 13 heures et de 15 à 19 heures. Pour le reste, je suis libre comme l'air. Sauf demain midi : un journaliste veut me voir pour un sujet télé sur le colloque. Un certain Vespa, je crois. Il travaille à General TV ; d'ailleurs, il est là en ce moment, glissa Borowczyk qui désigna la foule du menton.
– C'est une coïncidence amusante : moi aussi, je vous parlerai de General TV.
– Je connais bien la maison, vous savez…
– Non seulement je le sais, mais c'est pour ça que j'ai pensé à vous, mentit Solniatcheff. Alors, disons demain, 19 heures ? Je vous rappelle qu'il s'agit d'une discussion informelle. Je propose de vous inviter à dîner. Connaissez-vous un endroit tranquille ?
– Absolument. C'est très aimable à vous. Si vous aimez la cuisine thaï, je connais un bon resto qui dispose de petits salons privés.
Le flic avait instauré la connivence ; ce faisant, il avait radouci le prétentieux personnage. Ils discuteraient d'égal à égal. Dans un premier temps.
– Ce serait parfait, fit Solnia, qui entrevit avec effroi une note à quarante zéros. Tout simplement parfait.
Réalisant qu'ils n'avaient miraculeusement pas été interrompus par la foule habituelle des casse-pieds de cocktails, ce qu'il porta au crédit de leur autorité naturelle à tous deux, Solnia mit poliment un terme à l'échange et prit une décision d'importance : se débarrasser de sa cravate.
XXVII
Vernes contemplait le spectacle avec ravissement, sûr que le tumulte favoriserait sa tâche. C'était la fronde : des syndicalistes – d'abord chassés du hall d'accueil de General TV par les gardiens et les huissiers de l'entreprise – s'étaient installés devant le bunker et faisaient signer une pétition. Ils refusaient la décision de la direction générale de nommer Marreux à la direction de l'information, et Temple rasait les murs. Les grandes gueules de la rédaction se gardaient prudemment d'apposer leur nom au bas des feuilles qui exigeaient poliment, mais fermement, « une reconsidération par la direction de sa décision susceptible de porter atteinte à la crédibilité de l'entreprise ». C'était une chose que de menacer de faire grève et d'alimenter radio-couloirs en sourde colère… C'en était une autre de passer à l'acte en s'exposant par écrit.
Quant au problème de la direction, il était d'une autre nature : ayant bêtement refoulé les protestataires sur la voie publique, plutôt que de leur offrir un salon pour mieux étouffer leur action, elle s'exposait à voir ce coup de force décrit dès le lendemain avec moult détails dans la presse écrite et sur les ondes concurrentes. Temple avait appelé la police pour faire dégager le trottoir mais Véronique Blanche, informée par circuit interne, avait suggéré à ses collègues de ne pas se presser : les trois fourgonnettes avaient effectué le tour de la ville avant d'apparaître. Le mal était fait et la direction avait beau rager, pester, menacer benoîtement d'en appeler au ministre, rien ne s'opposait à la tenue d'une manifestation sur la voie publique tant que la circulation n'était pas perturbée. Ce n'étaient pas trois calicots et deux tables de récolte de signatures qui menaceraient le trafic.
Marreux se terrait dans la salle de conférences de la direction. Comment la chaîne allait-elle annoncer sa propre nomination ? Il lui appartenait désormais de veiller à la formulation de l'information. Sa première décision fut d'interdire la diffusion de tout détail concernant l'existence d'un conflit interne. La société des rédacteurs, les syndicats, les concurrents pouvaient faire tout le raffut qu'ils voulaient ; il verrouillerait l'antenne puisque, désormais, il avait aussi en charge une part de l'image de l'institution. Pas question de la ternir. Il devait faire corps avec Temple, dont la décision comblait ses espoirs d'accéder à la direction ; il appelait ça fidélité ; d'autres préféraient parler de retournement de veste. La sienne, il est vrai, semblait taillée pour ça, recto verso avec poches amovibles ; cela faisait deux ans qu'il jouait à l'assouplir dans l'attente du grand jour. Le service des relations publiques saurait pondre en temps voulu un communiqué qui tempérerait ceux des protestataires. Ce démarrage, toutefois, le perturbait. Certes, il était parfois autoritaire. Il savait aussi se montrer parfaitement affable, voire bon copain. Le maniement subtil des sentiments constituait une des bases du commandement tel qu'on le lui avait enseigné lors d'un séminaire de formation de cadres : « Comment se faire respecter »… Et voilà qu'on ne le respectait plus du tout ! Marreux en était tout secoué. Il se croyait irrésistible et ne comprenait pas. C'est qu'il négligeait de prendre en compte, dans son analyse, les carrières qu'il avait défaites, la force récurrente des inimitiés cultivées dans les recoins des couloirs et l'effet désastreux que provoquait sur les autres sa certitude de tout connaître, de tout savoir et d'avoir tout vu, lui qui ne sortait jamais de la maison. On ne respecte pas les jobards prétentieux. Mais le véritable enjeu se situait bien au-delà de son cas : la renégociation des conventions collectives de travail approchait à grands pas et le bras de fer commençait. Ils étaient maintenant deux cents à gueuler sous les fenêtres de General TV, et Temple paniquait.
– C'est vous la police, ou quoi ? s'énervait-il à l'adresse de Véro.
– Moi, c'est la criminelle, fit-elle en battant des cils. Pas la voie publique.
– Alors, il vous faut un mort pour réagir ?
– J'en ai déjà deux. Vous aussi d'ailleurs, et les mêmes : ils étaient vos employés.
À ce rappel le directeur se renfrogna.
– À ce tarif, il y en aura d'autres, grommela-t-il en jetant un œil au travers des stores vénitiens de son bureau.
XXVIII
Toute la difficulté pour Gino Vespa consisterait à définir ce qu'il pouvait dire et montrer. Problème banal qui se pose en tout temps à tout journaliste. Sauf que le sujet était plus épicé qu'à l'ordinaire. Restait à ne pas froisser la corporation médicale, à donner à voir du croustillant mais dans les limites du diffusable à une heure de grande écoute, et à nimber le tout d'un argument scientifique excluant l'opinion réelle qu'il portait sur ce congrès : une assemblée de voyeurs et voyeuses qu'un titre doctoral autorisait à se rincer l'œil au prétexte d'études savantes. Restait aussi à tourner. Borowczyk était à la fête et achevait de se peigner tandis que Vespa installait le petit moniteur de contrôle qui lui permettrait d'interroger le psy tout en s'écartant de la caméra. Il avait choisi un ponton d'amarrage, l'un des rares
qui ne fussent pas mangés par les décors des émissions quotidiennement diffusées en direct ; un ponton si sobre et si petit que personne ne semblait s'y être intéressé. La vue y était splendide, la courbe de la Croisette s'y dessinait admirablement et un beau navire des années quarante, tout en bois, semblait ancré là tout exprès pour le cadrage. Borowczyk avait du métier. Il savait formuler des phrases courtes et lier entre eux les mots de telle sorte que toute coupe semblait impossible. Ainsi se garantissait-il une diffusion sans trop de bidouillages, donc un appréciable temps d'antenne.
La subtile relation s'établissait à nouveau : Vespa avait besoin du psychiatre pour étayer son propos et Borowczyk savait pouvoir se faire du journaliste un allié puisqu'il lui rendait service. Donnant-donnant… Un parasol carré masquait le soleil qui frappait dur. Vespa l'avait laissé hors du champ de la caméra : il était couvert de pub. Vespa avait toujours soin d'éliminer les messages publicitaires de ses cadrages. En vrai pro, le médecin avait fait de même en troquant son polo contre un autre dépourvu du crocodile Lacoste, du grand art. L'affaire fut ficelée en vingt minutes, pauses et reprises comprises. L'exercice achevé, Vespa prit congé de Borowczyk et entreprit de commencer à ranger son matériel lorsqu'il fut subitement interpellé :
– Vous êtes au courant, pour ces meurtres à General TV ? Je suis toujours curieux…