by Klopmann
Le commandant – une femme – se tenait à l'avant pour saluer les passagers avec l'équipage. Un air chaud et humide fouetta les deux flics qui lui firent « merci » du menton et s'engagèrent silencieusement sur la passerelle. Leur premier regard fut pour les palmiers, signes tangibles du dépaysement. Puis ils virent une limousine à cocarde, signe d'attention : on leur évitait à la fois la traversée des halls de l'aéroport et l'inconfort des voitures de police. L'espèce de sumotori black qui les attendait ne respirait pas, lui, la délicatesse. Tout à fait le genre de types qu'on envoie coincer les malfaiteurs dans des impasses d'où on les extirpe en morceaux en prétendant qu'ils ont glissé contre un pot de géraniums.
– Je m'appelle N'Dyaye, fit le gros Noir qui leur souhaita la bienvenue.
En fait, il était doux comme un agneau, diplômé en chimie et plus porté à chanter les classiques du Golden Gate Quartet qu'à faire le coup de poing.
Tandis qu'ils s'engouffraient dans la voiture, chacun déclina ses titres. N'Dyaye était lieutenant à la Crim', temporairement promu chauffeur parce que les autres s'étaient défilés.
– Moi, ça me plaît de voir des collègues. Les miens sont un peu gonflants mais on forme une bonne équipe, vous verrez.
Mahalia Jackson mélopait dans les baffles et sa voix sublime chantait les rigueurs de la justice divine.
– Bon, je vous mène d'abord au paddock ?
Ils décidèrent d'y conduire Vernes, puis de déposer Wolf à la Cloche.
– Si vous m'aviez prévenu plus tôt, j'aurais trouvé quelque chose de mieux, remarqua N'Dyaye. À propos, sympa, votre collègue que j'ai eu au téléphone. Une stagiaire ?
– Notre chef, sourit Wolf. Par intérim.
L'hypothèse n'avait pas effleuré le gros homme. Une nana chef… C'est bien des idées du Nord, ça.
– Mais votre chef, le vrai, c'est celui qui a un nom à coucher dehors, là, Atchoum Rostropovitch ?
– Vladimir Solniatcheff ? Brillant. Pas l'air, mais brillant.
– Alors ça nous changera. Bon, vous venez pour le mort du Grand Palace, je suppose ?
– Non. On a eu trois macchabées, et Vlad – on l'appelle comme ça – pense que la clé se trouve ici. Enfin, la clé psychologique. Il voulait voir un toubib, un psy, qui avait traité les deux gugusses. Et puis, j'ai trouvé un truc que je voulais lui montrer tout de suite. Comme on n'avait pas le contact, on est venus directement, avec la bénédiction des huiles et du Parquet, d'autant qu'il en est toujours à deux macchabs, lui… Pour le troisième, il n'est pas au courant !
Le chauffeur siffla d'envie.
– Wouah ! Et vous prenez l'avion pour ça ? On est riche, au Quai !
– Disons que notre hiérarchie s'énerve un peu.
L'annexe ressemblait à toutes les casernes solidement bâties au début du siècle, dans un rectangle parfait. À l'entrée du domaine, un planton avachi quitta sa cabine vitrée et jeta un regard bonasse dans la voiture. Après avoir imprimé un arc de cercle parfait, la voiture freina devant une porte monumentale d'où sortirent prestement deux gaillards. Les collègues étaient attendus avec défiance, curiosité et scepticisme : on n'appréciait guère leur venue, en ces terres où chacun avait ses petites habitudes. On les recevrait convenablement mais pas davantage. On serait correct sans sombrer dans l'effusion. Les visages étaient souriants juste pour donner le change. Vernes descendit le premier et Wolf le suivit après un bref échange de politesse. Le plan fut vite résumé aux nouveaux venus par le chauffeur, qui présenta les parachutés : Vernes restait sur place en stand by et recevrait comme prévu le paquetage de nuit. Quand à Wolf, il gagnait le privilège de filer à la Cloche attendre Solniatcheff qui rentrerait d'où il voudrait, quand il voudrait, s'il rentrait. Pas d'initiative de part et d'autre, et aucune transmission d'information avant la présentation de Vlad en personne à Ventura, chargé de répondre aux éventuelles requêtes en coopération.
Lorsque N'Dyaye coupa le contact avec un soupir d'évidente satisfaction, Wolf s'étonna un peu du choix de l'hôtel. Vraiment la crise. Hors du centre, dans un endroit pas possible, borgne… Tout pour plaire ! Un Vietnamien mal fagoté, chaussé de lunettes trop lourdes pour son nez gros comme une patte de moustique, l'accueillit dans un français parfait. Une pile de journaux littéraires et L'Archipel du goulag témoignaient de goûts tout à fait inattendus en ces lieux. Deux fauteuils de toile tendue faisaient face à une table en pin, qui, elle-même, croulait sous les magazines. Un exemplaire du Monde diplomatique traînait sur une commode ornée de fleurs en plastique. Le Vietnamien jeta sur le nouveau venu un regard circonspect. Il était tard.
– Souhaiteriez-vous une chambre ? demanda-t-il, compassé. Il nous en reste deux qui ont été libérées ce matin. Vous avez de la chance.
– Je ne sais pas encore si je reste dormir. Je cherche surtout M. Solniatcheff, un de vos clients. Est-il rentré ?
Par habitude, Wolf griffonna sur un papier l'orthographe exacte du nom de Vlad. Le gardien de nuit ne fut pas long à retrouver le commissaire. Un carton découpé verticalement en cases datées et horizontalement en numéros de chambres – il y en avait dix-huit – servait de cahier et livrait l'intégralité des mouvements de clientèle en un coup d'œil.
– M. Solniatcheff, oui. La 12. Enfin, non. Il n'est pas rentré.
– A-t-il précisé l'heure de son retour ?
– Ma collègue du jour ne m'a rien dit. J'ai pris mon service à 22 heures.
Donc, Solnia s'était absenté pour la soirée. Fâcheux.
– Il y a un papier dans son casier. Peut-être un message ? tenta Wolf qui avait repéré le casier de la 12.
Le Vietnamien tourna prestement le regard et saisit des papiers lignés qu'il déplia sur-le-champ. Il y en avait trois.
– C'est ma collègue, fit-il en reconnaissant l'écriture. Des messages pour lui, indiqua-t-il d'un ton ferme qui signifiait pas question de vous en dire plus.
– Alors, je vais l'attendre. Je peux ?
– Mais, monsieur…, éructa l'Asiatique. Je ne sais pas quand il rentre. C'est un hôtel, ici, pas une gare. Je ne suis pas sûr que…
– Vous m'avez bien dit qu'il vous reste des chambres ? coupa le lieutenant.
– Je vais vous donner la meilleure, promit le taulier qui avait vite compris.
Soulagé, il se dit qu'il avait affaire à un gentleman, pas un de ces glandeurs qui se réfugiaient dans les halls d'hôtel pour s'assoupir à l'œil. Les grands établissements disposent de chasseurs bien nommés pour traiter de tels cas, mais, pour sa part, le reste d'une bonne éducation et la certitude qu'il faudrait y mettre beaucoup d'énergie lui faisaient apparaître comme répugnantes de telles perspectives.
Wolf remplit spontanément la fiche d'hôtel et perçut comme dans le lointain, ouaté, le babil du gardien qui lui indiquait le chemin et les prescriptions d'usage. Il ne l'écoutait plus. Ses pas le dirigèrent mécaniquement vers l'ascenseur tandis qu'il songeait au message qu'il lui faudrait encore glisser sous la porte de la 12. Il opta pour la méthode forte : « Suis à la 16. Venez d'urgence, réveillez-moi. Wolf. » Finalement, le bébé ne se présentait pas trop mal. Le lieutenant disposait d'un lit. Après une courte toilette, il s'affala sans même se déshabiller, regrettant sa brosse à dents, sur une couette de style provençal un peu râpée. Puis il plongea. L'angoisse qui le tourmentait lui fit rêver qu'il ne dormait pas, qu'il avait une insomnie. Son écran intérieur mélangeait sa propre vision de son corps cherchant le sommeil et des chiffres, des lettres qui dansaient en menant une sarabande agitée. Il était 3 h 27 lorsqu'une voix familière siffla dans le noir :
– Je suppose que la maison Poulaga, c'est vous ?
Wolf rêvait encore. Un poulet rôti posé sur le comptoir de l'hôtel sentait furieusement non la volaille mais l'alcool.
– Réveillez-vous, nom de Dieu !
Le poulet s'évapora mais l'effluve empira, chatouillant le nez de Wolf comme des sels les narines d'une comtesse évanouie.
– Je vous signale que vous n'aviez pas fermé votre porte. C
'est pas bien malin parce que vous portez une carte de police et une arme. Je suppose que c'est vous, ça ? insista Vlad en exhibant les messages que le Vietnamien lui avait transmis.
Signe qu'il reprenait ses esprits, Wolf passa la main dans ses cheveux. Il était à présent assis à angle droit.
– J'avais une insomnie.
– C'est bien ce que je vois, ironisa Solnia. Bon, maintenant, vous allez m'expliquer ce qui se passe ?
– On vous a laissé des messages, Véro et moi. Mais comme vous n'aviez pas votre téléphone portable, le big boss a estimé qu'on ne pouvait pas attendre et c'est pour ça qu'il m'a envoyé vous chercher, avec Vernes. À General TV, Vandrisse est mort : même topo que la dernière fois.
Il expliqua.
– Tiens donc ! fit le commissaire.
– Vous avez eu raison de saisir les cassettes pour les regarder. Seulement vous ne pouviez rien voir…
Il se lança dans une incompréhensible histoire de chiffres et de lettres qui n'avaient rien à faire dans certaines images. Une histoire de scories générées comme un code et transmises de Cannes à General TV. Une histoire de messages numérotés intégrés en images subliminales. L'ébahissement de Solnia chassa d'un coup la torpeur qui le guettait. Il avait trop bu, c'était clair. Toutefois son esprit se ralluma fissa. Il fit mine de pousser Wolf pour s'installer à côté de lui. Les deux hommes épuisés se mirent à discuter en regardant le plafond.
– Si elles sont invisibles, qui peut les voir ?
– Tout le monde. Quand elles sont figées, bien sûr.
– Et vous en concluez ?
– Je crois qu'on s'est plantés.
C'était un « on » de politesse. Wolf en voulait un peu à Solnia et dévoila crûment le fond de sa pensée :
– Le profil psychologique, on s'en fout. Vous perdez votre temps (il se ravisa), sauf votre respect. C'est autre chose qu'il nous faut trouver : savoir qui, à General TV, appartient à une organisation secrète. C'est peut-être un jeu, leur truc, mais il y a là-bas des gens qui reçoivent des messages codés.
– De Cannes ?
– De Cannes.
– Vous délirez (il lui renvoya la balle), sauf votre respect.
– À chaque fois, l'image est la même. Une lettre, un nombre. V 492.
– C'est un moteur turbo ?
– Arrêtez, c'est sérieux.
– Et ça ne se voit pas ?
– Non. Puisque c'est subliminal.
– Votre explication ?
– Quand les images arrivent au journal télévisé, elles sont diffusées sans que personne y remarque quoi que ce soit. Comme je vous l'ai dit, l'œil ordinaire, l'œil non conditionné je veux dire, ne le perçoit pas. Mais devant son poste, quelque part, il y a quelqu'un qui enregistre le JT. Après, il se passe la bande au ralenti et il découvre les messages.
– James Bond de supermarché, tout ça.
– Vous savez, James Bond, c'est plus de la fiction, aujourd'hui. Le méchant dans son antre avec une technologie de mort et une armée à sa solde, depuis qu'un taré a envoyé des avions de ligne dans les Twin Towers, on sait que ça existe. Bon, dans notre affaire, justement, il y a autre chose. Les jours où ces messages sont diffusés, il y a un mort à General TV.
– Vous savez donc quand ils sont diffusés ?
– Je vous l'ai déjà dit : ça vient de Cannes. Ils sont transportés par les sujets que leur journaliste envoie d'ici, Gino Vespa. Un vieux de la vieille. Je me suis passé toute sa production au super-ralenti, et tenez-vous bien : quatre sujets… Le premier sans message, pas de mort ce jour-là, et les trois autres avec message : trois cadavres. Cette saloperie passe comme un virus : on ne voit rien et après, ça saigne.
– Un œil très exercé pourrait-il les lire à vitesse normale, ces signaux ?
– Très exercé, peut-être. Mais alors, très, très exercé.
– N'importe qui dans la rédaction peut voir les images qui arrivent. Il y a des moniteurs partout.
– Justement. Soit Vespa communique avec un spectateur du journal qui l'enregistre, comme je vous ai dit, soit il s'adresse à quelqu'un qui s'y trouve, à General TV.
– Et qui tuerait avec une baguette magique ?
– Avec un gaz.
– Qui n'atteindrait qu'une personne sur les trois ou quatre réunies dans une petite pièce ?
– C'est ce que je ne m'explique pas. Quoique…
– Elle ne tient pas debout, votre histoire.
– Sauf si les victimes ont absorbé sans le savoir un réactif qui les rendrait mortellement allergiques à ce produit. Elles seulement, et pas les autres. L'étouffement sélectif, en quelque sorte. L'allergie peut provoquer un choc anaphylactique foudroyant. J'y ai assisté, c'est impressionnant.
– Et que faites-vous des autopsies ? Pas de gaz dans les tissus pulmonaires. Rien d'anormal dans les tripes et les boyaux, rien.
– Rien, ou… plus rien ! Et pas ce qu'on cherche. Une autopsie ne fait que confirmer ou infirmer la présence de ce qu'on recherche. Il faut une théorie pour commencer, ou une fiche d'analyse dont on remplit les cases. On n'a pas forcément cherché dans les combinaisons réactives. On a laissé aussi tomber un peu vite l'hypothèse du gaz parce que toutes les arrivées d'air fonctionnaient normalement…
– Et ça vous mène où ?
– Rappelez-vous les curieux messages anonymement envoyés au directeur général. C'est comme une provocation. Ensuite, il y a les messages de Vespa, destinés probablement à une seule personne, n'importe où dans le pays ou carrément à General TV. Comme nos macchabées sont tombés avant la diffusion des reportages à la télé, j'admets que le destinataire est à General TV. Il décode le signal et attaque. Les deux sites mortels sont branchés sur le même système de conditionnement d'air, j'ai vérifié. Il a pu être truqué. Moi, je dis que le signal permet à un complice d'injecter un gaz qui ne réagit que sur les personnes qui ont absorbé le réactif.
– Vous croyez…
– Bien sûr, il y a une autre hypothèse.
– Je préférerais.
– Ils ont pu être envoûtés. Un sort.
– Vous plaisantez ?
– C'est un peu tard pour plaisanter. En fait, c'est la théorie du toubib.
– Quel toubib ?
– Le légiste.
Solniatcheff s'accorda une pause. Le regard toujours fixé au plafond, qui commençait à bouger, il arracha du pied droit sa chaussure gauche. Puis il fit de même en sens inverse. Le légiste n'était pas un plaisantin.
– Et qu'en pense Véronique ?
– La même chose. Un sort. Et elle se renseigne à fond sur Vespa.
Solniatcheff plissa le front pensivement et tourna la tête, inspiré, vers son collègue.
– Je veux bien vous donner raison mais à deux conditions. D'abord, vous me montrez ces trucs-bidules codés et vous me donnez le mode d'emploi. Ensuite, oubliez cette histoire de sort. C'est grotesque. Mais le gaz réactif, pourquoi pas ? Je veux bien vous suivre – un peu –, mais je vous suggère d'étudier la piste de l'ingestion plutôt que celle de l'inhalation. C'est beaucoup plus facile. Il y a toujours plein de tasses de café partout, vous avez remarqué ?
De toute manière les tasses avaient dû être lavées cent fois. Wolf resta muet et Vlad poursuivit d'un air las :
– Je viens… Je viens de prendre une décision.
Il se garda d'abattre sa carte et laissa Wolf mariner un peu. Les deux hommes se faisaient face, se regardant comme deux amants dans un lit d'hôtel. Chacun attendait de l'autre un geste, un mot, quelque chose. Wolf tint bon et ce fut Solnia qui mit fin au suspense :
– Je crois qu'on devrait dormir deux heures.
XXXII
Ce mardi, Ventura avait prévenu son monde : pas question de le déranger même si l'avion présidentiel s'écrasait dans la cour. Conclave général : d'un côté ses troupes à lui, de l'autre Solniatcheff et ses lieutenants et, pour la forme, au début, le directeur. Quand la fumée serait blanche, on pourrait le déranger. Pas avant. Un crime sur les bras
et un suspect dans les airs, c'était déjà assez : recevoir en plus des collègues, cette perspective l'avait mis en rage. Ventura savait se faire respecter. C'est du moins l'impression que Vlad retira de sa première poignée de main avec Méphisto, face à ses équipiers raides comme la justice et les siens, Wolf et Vernes, mous comme des nouillettes trop cuites, faute de sommeil. Tous avaient pris place autour d'une table carrée garnie de quelques thermos d'un café douteux mais puissant. N'Dyaye avait livré une trentaine de croissants, attention qui alla droit au cœur, et à l'estomac, des policiers réunis comme dans une fête de famille. Sauf que personne n'était à la fête. On était juste en famille, et dans les grandes familles on se querelle toujours un peu : Vlad et Ventura en étaient juste assez conscients pour multiplier les formules aimables et feindre de prendre connaissance avec intérêt de l'état de l'enquête de l'autre. La mer était superbe mais fictive : grossièrement peinte, elle apparaissait dans une fenêtre artificielle. La vue, la vraie, était en fait le parking. Un épiscope et un panneau à grandes feuilles indiquaient qu'on était dans une salle de conférences, la modestie du mobilier signalait qu'elle appartenait à l'administration publique et le parking confirmait la vocation militaire du bâtiment : un véhicule bâché côtoyait devant des murs secs une flotte de voitures de police.
– Je ne vous cache pas que votre action pourrait passer pour déplaisante, observa Méphisto. S'il y a quelqu'un à interroger sur notre juridiction, c'est à nous de le faire.