Crève, l'écran
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– Et ensuite, vous avez été drogué, avait lancé le présentateur du journal du soir, d'un ton plus affirmatif qu'interrogatif, à un invité qui, rendu flou, le visage masqué, racontait son odyssée.
Borowczyk prescrivait alors un léger antidépresseur connu et remettait lui-même les boîtes à ses fidèles. Préparation maison. Il menait son travail de thérapeute parallèlement, affirmait-il, à ses responsabilités de guide spirituel. Le psychotrope qu'il avait substitué aux pastilles d'origine rendait ses clients particulièrement réceptifs à des séances d'hypnose – deuxième stade de la formation – durant lesquelles il manipulait leur esprit jusqu'à les rendre totalement enchaînés à sa volonté et détachés de la leur. Ce n'était pas du Drenyl, dans les boîtes.
Ventura expliqua au journal de 20 heures qu'une fouille minutieuse de la chambre avait permis de retrouver une cassette, derrière une dalle de la baignoire descellée à coups de stylet – une cassette portant en boucle les chiffres 492, ainsi que les lettres de l'alphabet. 492, chiffres de mort : il avait imposé à l'esprit de trente-deux malheureux que, lorsque ces chiffres leur apparaîtraient accompagnés de leur initiale, ils devraient bloquer leur respiration afin de franchir les portes les séparant encore de l'harmonie cosmique. Le réflexe qu'il avait réussi à forger se manifestait de manière inconsciente.
C'était diabolique. La frontière du conscient n'ayant pas été totalement abolie, les victimes tentaient de se dégager d'une indescriptible emprise, mais l'inconscient finissait toujours par l'emporter. Et la mort ayant été inscrite, elle survenait toujours. L'éminent Dr Borowczyk avait trouvé le moyen de dominer les esprits. En manque de moyens pour poursuivre ses recherches, il avait imaginé le chantage par lequel il comptait se procurer de l'argent frais en même temps qu'il vérifiait ses hypothèses sur le pouvoir de vie ou de mort qu'il avait trouvé le moyen d'acquérir.
– Que peut-on dire de ce 492, clé d'une image subliminale codée ? Notre édifiant reportage, dramatisa Jean-Pierre Dor, le présentateur de l'édition principale.
Et chacun put comprendre. Les chiffres clés et l'initiale… V comme Visseur, comme Verrat, comme Vandrisse.
– Heureusement que je n'étais pas dans leur histoire, souffla Vernes devant son poste, entouré de ses collègues. Ventura, qui venait de comprendre, frissonna à son tour. Véro se donna bonne contenance.
– Vespa comprendra sa chance !
Et encore, ces quatre-là n'ont pas été préparés. Mais tout de même, ça fait bizarre, se dit Vernes. Tous ces V…
Sur ordre de Borowczyk, Babette Loup intégrait à ses montages une image portant ces chiffres, une image furtive que seuls pouvaient décoder les esprits manipulés. À General TV, trois hommes étaient morts d'avoir enregistré ce plan subliminal, véritable flèche tirée dans le fond de leur rétine. Le gourou donnait ses ordres à Babette en s'introduisant dans sa chambre, où il disposait ses instructions sur l'autel d'« équilibre »… Et elle avait découvert un jour V 492. À côté traînait la cassette qui contenait le plan à effet mortel. Babette savait ce qui lui restait à faire : l'ajouter discrètement au montage, une fois seule, avant de le porter au car d'envoi. De son côté, le psychiatre faisait parvenir ses messages à Temple grâce à des enveloppes trouvées dans un placard de General TV, où il avait ses habitudes ; des enveloppes internes qui détournaient l'attention. Chaque étage recelait un petit économat dans lequel les collaborateurs puisaient stylos, enveloppes ou papier. Simple comme bonjour. Visseur et Verrat étaient morts comme prévu. Vandrisse avait par malheur porté ses yeux au mauvais moment sur un écran du circuit interne, lequel rediffusait en boucle des séquences du journal de la semaine, et le mécanisme s'était déclenché aussi.
Babette Loup était morte, elle, empoisonnée : promue à la dignité de Maître du Quatrième Degré de l'Équilibre, elle accomplissait aveuglément les instructions. Jusqu'à accepter d'emporter avec elle les pastilles cyanurées que le pharmacien-psychiatre lui avait remises, au cas où la conspiration démoniaque des non-initiés viendrait à lui causer du tort. Rendez-vous dans l'au-delà, en somme. L'arrivée de la police avait déstabilisé la monteuse, qui avait choisi de passer dans le Grand Jardin.
Bertrand Sillagy avait découvert la cassette et, avant de la jeter, avait innocemment demandé à Babette de quoi il s'agissait. Borowczyk avait paniqué et simplement supprimé le malheureux, qui ignorait tout de l'affaire et ne se posait aucune question. Le geste d'un médecin, précis.
– En raison de l'actualité, nous programmerons ce soir La Beauté du diable, annonça une speakerine dans le téléviseur qui beuglait. Un pacte avec le diable, magnifiquement interprété par deux géants du cinéma français.
Évidemment, elle omit de les nommer.
Épilogue
La presse et la police passèrent au crible la vie et la carrière de Borowczyk. Nombre de ses patients réalisèrent avec effroi qu'ils avaient échappé de justesse à l'odieuse machination. L'histoire somme toute classique du savant fou fascinait les foules mais inquiéta sérieusement plusieurs gouvernements : la technique qu'il avait mise au point pouvait avoir des répercussions militaires. Les membres du Conseil national de sécurité frissonnèrent rétrospectivement à l'idée qu'un régime hostile eût pu fournir au chercheur les moyens de poursuivre ses expériences. La branche américaine de l'École d'équilibre, dont il contrôlait les comptes, assurait le minimum vital mais il lui fallait plus d'argent, toujours plus. S'il avait croisé le chemin de quelque milliardaire dévoyé, allez savoir où se seraient arrêtées ses expériences. Maître chanteur, il s'y était mal pris. Mais comme chimiste et psychiatre novateur, il avait expérimenté d'effrayantes techniques.
Aux dernières nouvelles, Borowczyk, incarcéré en préventive dans l'attente de son procès, se serait lancé dans l'élevage de hamsters.