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Au pays des ombres

Page 18

by Gallerne


  – Comment se présente la situation sur place ?

  – Il y a bien quelqu’un chez vous, les volets sont ouverts. Et nous avons localisé la voiture de votre ami à deux rues de là.

  Michel ne se cachait même pas. Il devait se sentir très fort.

  – Ma fille ?

  – On n’a vu personne pour le moment. Une équipe pose une caméra de surveillance de l’autre côté de la rue, en haut d’un poteau électrique.

  – Michel va s’en apercevoir.

  – Nos gars sont des pros.

  Vincent préféra ne pas commenter.

  La voiture filait dans la circulation ; le conducteur ralentissait à peine à l’approche de chaque carrefour, confiant dans le fait que le gyrophare et la sirène lui ouvraient la voie.

  Il restait tout de même une question qui perturbait Vincent, et il devait la poser :

  – Comment se fait-il que vous m’ayez fait aussi vite confiance ?

  – Comment cela ?

  – Oui, j’étais en fuite, recherché pour trois meurtres. J’appelle du fin fond de la campagne pour dire que j’ai trouvé le vrai coupable, et vous m’accueillez à bras ouverts, comme si j’avais été envoyé en mission et non pas parti en cavale.

  – Mais vous étiez bien envoyé en mission.

  Vincent en resta sans voix. Monnier précisa :

  – Votre ami a tout fait pour vous faire plonger, mais il y a un détail qui clochait et contre lequel il ne pouvait rien. Vous vous souvenez des photos de votre femme que nous avons retrouvées au garage ?

  – Oui, il avait dû les voler chez moi et les placer là-bas.

  – Exactement. Et ça m’a tout de suite mis la puce à l’oreille. Si vous vous rappelez, la culotte était maculée de cambouis, comme si elle avait été tripotée par Kervalec pendant qu’il regardait les photos.

  Vincent resta silencieux, attendant la suite. Cette image le mettait mal à l’aise et il sentait la colère bouillir jusque dans ses poings. Il préférait ne pas s’appesantir sur ce que suggérait Monnier.

  – Il y avait juste un détail que votre ami n’avait pas prévu. J’ai fait relever les empreintes sur ces photos. Il n’y avait que les vôtres et celles de votre femme, plus celles d’un inconnu, sans doute l’employé du laboratoire qui les a développées. Mais pas celles de Kervalec. Plutôt bizarre, non ?

  – Et vous avez compris que Kervalec ne les avait jamais eues en mains, donc qu’elles avaient été placées là pour me donner un mobile de le tuer. Mais pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

  – Parce que je pensais que vous alliez remuer la vase jusqu’à faire sortir le poisson que nous cherchions. C’est ce que vous avez fait.

  – Vous vous êtes servi de moi…

  – Je n’avais pas tellement le choix. Vous auriez agi de la même façon.

  La voiture se gara au bord d’un trottoir, dispensant Vincent de répondre. Dans le commissariat, il gagnèrent le bureau où il avait été reçu lors de ses précédentes visites. Monnier sortit un bloc et un crayon et les disposa sur son sous-main.

  – Vous allez nous dessiner un plan de la maison en attendant l’équipe du RAID. Ils risquent d’en avoir besoin.

  Vincent s’assit au bureau et commença à dessiner, se demandant avec inquiétude dans quelle pièce de la petite maison se tenait sa fille au même moment, ce qu’elle faisait et à quoi elle s’exposait…

  Chapitre Quarante-Six

  Julia se trouvait toujours dans le salon, sous la surveillance de Michel qui ne cessait de scruter l’extérieur de la maison, à travers le rideau.

  Les techniciens d’EDF avaient fini par remballer leur matériel. Peut-être s’agissait-il vraiment d’électriciens, après tout ? Mais il avait travaillé trop longtemps dans la police pour ne pas se méfier de ce hasard. À l’époque où il menait encore des enquêtes, on aurait planté un sous-marin devant la porte. Une camionnette anonyme, avec des vitres fumées derrière lesquelles deux policiers se seraient relayés pour surveiller la maison et rendre compte au QG, à quelques centaines de mètres de là.

  Mais aujourd’hui, avec les techniques modernes…

  – Il y a des jumelles, ici ?

  Julia ne paraissait pas comprendre sa question. Il se tourna vers elle et mima avec ses mains devant les yeux :

  – Des jumelles ! Pour voir au loin. Vous avez ça, ici ?

  Elle hésita. Julia lui tenait tête de plus en plus souvent, mais elle n’avait pas encore la force de caractère nécessaire pour oser vraiment le défier. C’était plus par des petits coups sournois qu’elle se dressait contre son autorité. Traînant les pieds quand il lui disait de se dépêcher… Après, bien sûr, elle le payait chèrement, mais le simple fait qu’elle tente de se rebeller avait tout de même le don de l’agacer. À l’instant, c’était exactement ce qu’elle faisait. Il le voyait à sa façon d’hésiter. Il y avait des jumelles quelque part, seulement elle se demandait si elle pouvait lui mentir et s’en tirer. Elle faisait de la résistance passive. Il avait envie de la gifler.

  – Va les chercher, lui intima-t-il.

  Le ton ne prêtait pas à la discussion. La fillette se leva et alla dans l’entrée. Il crut qu’elle allait sortir et eut un mouvement pour lui bondir dessus, mais elle s’arrêta devant la commode dont elle ouvrit le premier tiroir. Elle revint avec un petit étui noir. Il le lui arracha presque des mains, l’ouvrit et en retira l’objet.

  Il ne lui fallut que quelques secondes pour l’ajuster à sa vue et, à travers le rideau pour ne pas se faire repérer de l’extérieur, il braqua les jumelles sur le sommet du poteau électrique, remonta jusqu’à son extrémité et jusqu’à ce petit boîtier noir que les deux hommes avaient installé quelques instants plus tôt.

  – Fumier, souffla-t-il entre ses dents.

  Malgré le voilage qui gênait sa vue, il n’y avait guère de doute possible. Il était en train de fixer l’œil d’une caméra.

  Il jeta les jumelles sur un fauteuil. Vincent l’avait trahi. Il avait prévenu les flics. Tout son plan s’écroulait. Pourquoi Vincent n’avait-il pas foncé droit devant lui, comme il le faisait toujours ?

  Il n’aurait jamais dû le quitter des yeux. S’il l’avait accompagné dans sa fuite, il aurait pu arranger un accident, un suicide… Mais comment aurait-il pu prévoir aussi que Vincent filerait sans repasser chez lui ?

  Brutalement, il voyait se refermer toutes les portes qu’il avait envisagé de franchir pour se sortir de cette situation. Il n’avait pas anticipé cette réaction de la part de Vincent. Tous les jeunes dont il avait abusé au cours de sa vie s’étaient toujours tus, écrasés par la culpabilité et la honte, sans parler de la peur qu’il savait leur inspirer quand besoin était. Aucun ne l’avait jamais dénoncé. Aucun n’avait jamais osé parler. Il n’y avait pas de raison pour que cela change. Il n’avait jamais supposé qu’il puisse en aller autrement, chaque nouvelle proie le confortant dans son sentiment d’invulnérabilité. À tel point qu’il n’avait jamais pensé avoir un jour besoin de fuir. Il n’avait pas de plan B, pas d’économies planquées à l’étranger, pas d’appartement sous un faux nom, même pas de faux papiers…

  Quand les choses avaient mal tourné avec Alexandra, il avait réagi immédiatement et pris les mesures qui s’imposaient pour se protéger. Sûr de lui, il se sentait en sécurité, maîtrisant parfaitement la situation, voyant approcher le moment où Vincent serait jeté en prison, ce qui lui laisserait le champ libre avec Julia et le dédouanerait pour les meurtres d’Alexandra et de Kervalec. Mais voilà, la fuite soudaine de Vincent l’avait désarçonné, et les découvertes effectuées durant son enquête lui avaient fait comprendre que sa sécurité était à nouveau menacée. Là encore, il avait fait preuve d’efficacité et de rapidité, s’assurant le silence de son ami en kidnappant sa fille et en projetant de l’assassiner pour enterrer définitivement les secrets qu’il avait mis à jour. Mais tout son plan reposait sur l’hypothèse que Vincent se comporterait comme d’habitude et foncerait bille en tête. Il avait péché par excès de confiance. Il
n’avait pas prévu que son ami pouvait réagir différemment et prévenir la police.

  La dernière issue venait de se refermer brutalement devant lui. Il n’avait plus rien à espérer. Il eut un sourire amer. Tout ça pour en arriver là.

  L’idée de se livrer ne l’effleura même pas. Pédophile et ancien flic… Sa peau ne vaudrait pas cher en prison. Et avant que quelqu’un se décide à le tuer, on lui en ferait baver.

  Non, il l’avait toujours su et, aujourd’hui à l’heure du choix, sa conviction était faite depuis longtemps et c’était tout réfléchi : il n’irait pas en prison.

  Mais ce salaud de Vincent allait regretter sa décision. Michel ne partirait pas seul.

  Mû par la colère et un désir de vengeance, il traversa le petit salon en sortant son arme, parvint en trois pas devant Julia qui le regardait approcher avec la peur dans le regard. Il braqua le canon entre ses grands yeux noirs qu’il avait tant aimés.

  Ses grands yeux soudain emplis de larmes lorsqu’elle comprit son intention.

  – Non, murmura-t-elle. S’il te plaît, ne fais pas ça.

  Il ne devait pas se laisser attendrir. Il ramena en arrière le chien du revolver qui s’enclencha avec un petit clic sinistre.

  – Mon père te tuera, et je serai bien contente, lui lança-t-elle avec hargne.

  Chapitre Quarante-Sept

  Vincent avait dessiné le plan de sa maison avec grand soin, indiquant même les meubles derrière lesquels Michel pourrait être tenté de trouver refuge lors d’un éventuel assaut. Puis il avait rajouté à son croquis un plan d’ensemble reprenant outre la maison, le petit jardin sur l’arrière, et les trois propriétés qui l’encadraient. Il se tenait à présent dans la salle où ils avaient installé leur QG, une grande salle de réunion où un téléviseur retransmettait une image fixe pour le moment : la vue en plongée de sa maison depuis la caméra que les faux agents EDF avaient installée au sommet d’un poteau. L’image englobait toute l’habitation et une partie du jardin. On pouvait zoomer et obtenir une vue plus précise de la fenêtre du salon. Mais les rideaux étaient tirés et l’on n’en verrait pas plus pour l’instant. Il avait donc été décidé de garder la vue d’ensemble, qui permettrait éventuellement de déceler une tentative de fuite par l’arrière.

  Vincent montra à Monnier comment il fallait interpréter ses plans.

  – On pourrait l’approcher par le fond du jardin. Il y a là une villa occupée par deux retraités. Le mur fait environ deux mètres de haut. Une fois franchi, il y a dix mètres à découvert jusqu’à la maison. Une grande porte vitrée est protégée par des volets de bois sécurisés à l’intérieur par une barre de métal.

  Il parlait, parlait, pour s’enivrer et oublier que sa fille se trouvait en ce moment entre les mains d’un malade déjà responsable de la mort de plusieurs personnes.

  Il avait réussi à oublier l’alcool lors de sa traque récente. L’adrénaline stimulait son énergie depuis qu’il avait découvert qu’Alexandra ne s’était pas suicidée mais qu’on l’avait assassinée, compensant amplement les effets du sevrage brutal auquel il s’était livré. Mais là, à présent qu’il se trouvait dans l’incapacité d’agir, et sachant sa fille en danger à quelques pas de lui, il ressentait brutalement un manque. Il passa sa main sur ses lèvres sèches. Dire qu’on ne pouvait même plus fumer… Ni alcool, ni cigarette… Heureusement qu’il n’avait jamais été un grand fumeur ! Il faisait frais dans ce bureau, mais Vincent transpirait. Monnier s’en aperçut.

  – Ça ne va pas ?

  – Si, si. J’aurais juste besoin d’un peu d’eau…

  Monnier le conduisit jusqu’à une fontaine au bout d’un couloir, le regardant avec inquiétude.

  – On va la sortir de là, dit-il d’un ton rassurant.

  Le même ton faussement confiant que Vincent avait employé des dizaines de fois pour réconforter des victimes ou leurs proches. Un ton professionnel. Cela ne lui fit aucun bien.

  – Le RAID arrive quand ?

  – Ils devraient être là dans une heure. Et en mesure d’intervenir dans deux ou trois heures maxi…

  Il réfréna un mouvement d’agacement. On le lui avait déjà dit, mais cela lui paraissait une éternité. Deux ou trois éternités, pour une gamine entre les mains d’un pervers. À l’idée de ce que Michel pouvait être en train de lui faire à cet instant même, Vincent sentit son sang bouillir et un vertige le saisir. Il ne pouvait pas demeurer là, les bras ballants, pendant que Michel…

  – J’y vais ! décida-t-il.

  – Je ne peux pas vous le permettre. Nous devons gagner du temps. Vous n’avez aucune chance. Pour l’instant, il ne lui fera rien, il vous croit en route pour le rejoindre. Allons, vous êtes de la maison. Vous savez que votre meilleure chance de revoir votre fille vivante, c’est de nous faire confiance.

  Vincent vida son gobelet et l’écrasa dans son poing avant de le jeter dans la poubelle.

  – Cette attente me tue.

  Monnier ne put que hocher la tête avec commisération tandis qu’ils regagnaient la salle du QG.

  – Du nouveau ? demanda Monnier en entrant.

  – Rien, répondit le lieutenant qui surveillait l’écran. À croire qu’il dort.

  Vincent lui jeta un regard noir, mais l’homme, concentré sur son écran, ne le vit pas.

  – Asseyez-vous, lui conseilla Monnier en prenant une chaise.

  Mais Vincent ne tenait pas en place.

  L’agitation ordonnée qui régnait dans le commissariat de Dives ne parvenait pas à le rassurer. Il fixait l’écran de télévision sur lequel apparaissait la porte de sa maison, immobile comme dans un documentaire interminable.

  D’ordinaire, il avait pourtant la patience nécessaire à ces longues heures passées à faire le guet, à surveiller un suspect, à planquer dans une voiture sans chauffage tandis que le gibier faisait la fête au chaud chez lui ou dans une auberge… Il avait fait cela des centaines, des milliers de fois.

  Mais alors, il ne connaissait de près ni la victime ni le suspect. Aujourd’hui, c’était différent. Il faisait plus que connaître celui qu’ils guettaient tous. Pendant des années, il l’avait considéré comme son meilleur « ami » pour le découvrir soudain sous un jour totalement différent. Il n’avait plus face à lui l’ami qui avait partagé leurs vacances, leurs soirées, leurs rires, leurs joies… Il traquait dorénavant le meurtrier de sa femme, celui qui l’avait privé de la lumière et du bonheur, celui qui avait causé le désespoir de sa fille… Cet homme, il le haïssait maintenant plus que tout !

  Une sonnerie retentit, le faisant sursauter et il regarda autour de lui d’un air égaré, se demandant d’où elle provenait. Tous les visages convergèrent vers lui et il réalisa que c’était son téléphone. Il l’extirpa de sa poche, regarda l’écran.

  – C’est lui, constata-t-il.

  – Dans mon bureau.

  Monnier le poussa dans le couloir et ils se précipitèrent dans le bureau du commandant qui ferma la porte derrière eux pour les isoler du bruit du commissariat. Vincent prit la communication.

  – Tu as averti les flics ! jeta aussitôt la voix de Michel dans l’écouteur.

  Vincent reçut l’accusation comme un coup de poing et, déstabilisé, prit appui sur le coin du bureau.

  – Mais non, qu’est-ce que tu racontes ? Comment veux-tu que je les aie avertis ?

  – Ils viennent de poser une caméra en face de chez toi.

  – Une caméra ?

  Vincent jeta un regard noir à Monnier qui écarta les mains en signe d’impuissance.

  – Tu dois te tromper…

  – Me prends pas pour un con.

  – Je te jure que je n’y suis pour rien !

  Il pouvait jurer d’autant plus aisément que cette caméra avait été placée sans qu’on lui demande son avis.

  – Qu’est-ce qu’elle fait là, alors ?

  – Je n’en sais rien. T’es sûr que c’est une caméra ? Où elle est ?

  Il sentit l’hésitation de son interlocuteur.
r />   – En haut d’un poteau électrique.

  Vincent réfléchissait à toute allure, conscient de jouer la vie de sa fille dans cette conversation. Qu’il commette le moindre impair, et Michel pouvait décider de se donner la mort avec Julia. Le fait qu’il lui fournisse des explications indiquait qu’il n’était pas vraiment certain de sa connivence avec les policiers locaux. Vincent décida d’en profiter.

  – En haut d’un poteau ? Drôle d’endroit pour une caméra. Tu es sûr que ce n’est pas juste un boîtier électrique quelconque ?

  – Je te dis que c’est une caméra.

  – Ok, ok… Mais en tout cas, je n’y suis pour rien. Peut-être qu’ils surveillent la maison au cas où je rentrerais… Je suis toujours recherché.

  – Où tu es ?

  – Sur la route. Dans une station-service. Je viens de faire le plein, je m’apprêtais à repartir quand tu m’as appelé.

  – Tu seras là dans combien de temps ?

  – Je ne sais pas. Il y a pas mal de circulation. Pas avant une heure ou deux, au minimum…

  Il y eut un silence à l’autre bout, comme si Michel pesait le pour et le contre avant de prendre sa décision.

  – Alors ce sera trop tard, conclut-il. Dommage. J’aurais vraiment voulu qu’on discute, qu’on s’explique. Adieu.

  – Attends !

  Vincent paniquait. S’il raccrochait, il n’aurait jamais le temps d’intervenir avant que Michel ne commette l’irréparable. Il avait déjà perdu sa femme, allait-il également perdre sa fille aujourd’hui ?

  – Attends ! Je t’ai menti !

  Le temps s’étira, Michel était toujours en ligne.

  Monnier le regardait sans comprendre. Vincent décolla le combiné de son oreille pour lui permettre d’entendre ce que disait son interlocuteur. Michel demeurait muet…

  – Attends… J’ai un peu exagéré, je peux être là plus tôt.

 

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