— Nous sommes sortis ensemble presque un an, Nick.
C'est moi maintenant qui détourne le regard et observe ma grand-mère qui trotte autour de la pièce, s’amusant comme une petite folle.
— Je dois lui donner une chance.
— Tu aimes ce type.
— Je l’aimais.
Il hausse les sourcils.
— l’aimais?
— Il m’a blessée, je ne nie pas. Et je ne sais plus trop ce que j’éprouve pour lui. Mais je ne peux pas… le planter là comme ça, si ?
Son regard d’un bleu glacé soutient le mien quelques secondes, puis Nick fait exactement ça : il me plante là.
Zut.
Ces petits vieux savent faire la fête. Deux heures plus tard, ils sont toujours en pleine forme. Ils déhanchent leurs maigres derrières au son de la musique Big Band et s’empiffrent de quantité d’aliments qui leur sont interdits. Et ils rient. Oh, ces rires ! Oh et quelques disputes occasionnelles éclatent — quand quelqu’un se souvient d’un affront datant de quarante ans ou des trucs comme ça — mais dans l’ensemble, ils sont ravis.
Et — surprise — moi aussi. J’ai entamé quelques danses — vous n’avez pas vécu tant qu’un octogénaire qui vous arrive à peine à la poitrine ne vous a pas enseigné le swing — et j’ai essayé de n’évoquer aucune créature masculine âgée de moins de quarante ans.
Les petits vieux finissent par m’épuiser et je cherche asile dans le salon. J’y trouve Paula, qui se repose sur le sofa, ses pieds chaussés de sandales posés sur la table basse. Son benjamin dort à ses côtés, la tête sur ce qui reste des genoux de sa mère. Il a les joues roses, les boucles emmêlées, la bouche juste assez ouverte pour émettre un doux ronflement. Un sourire serein aux lèvres, Paula effleure les boucles de l’enfant de ses doigts.
Je me laisse tomber dans la chaise longue en face d’elle. Elle lève les yeux et son sourire s’élargit.
— J’espère seulement qu’à leur âge, j’aurai la même énergie.
— Je crois que oui, dis-je.
Elle rit. Je bois une rasade du Coca light que je traîne avec moi depuis une heure et désigne son ventre du menton.
— Tu crois que vous allez vous arrêtez là, Frank et toi?
— Oui, soupire-t-elle. Il est temps de faire ce que fait un couple de catholiques fertiles sur deux et d’ignorer le pape. Six enfants nous suffisent.
Elle laisse aller sa tête contre le dossier du sofa.
— Les enfants sont fous de joie à l’idée des nouveaux bébés. Les deux aînés m’ont aidée à sortir la layette hier.
Elle rit de nouveau.
— Non qu’elle soit restée emballée très longtemps !
— Cela ne t’ennuie pas d’avoir tant d’enfants ? Elle relève la tête, les sourcils froncés.
— M’ennuyer ? Pourquoi cela m’ennuierait ?
— Ils ne laissent pas tellement de temps pour autre chose.
— Autre chose? Oooooh, je comprends. Ginger, je ne suis pas comme toi, tu sais ? Je n’ai jamais brillé à l’école, jamais désiré faire carrière. Cette vie, c’est ce que j’ai toujours voulu, être une maman, une femme. Que pourrais-je désirer de plus, hein ?
Elle baisse les yeux sur le bébé et lui caresse la joue.
— Peut-être mon choix n’est-il pas politiquement correct, ou je ne sais plus comment on appelle ça, mais c’est mon choix. Il me convient et je me fiche de ce que pensent les autres.
Je patiente un moment avant de poser ma question.
— Quel effet cela fait-il d’être la seule femme sans ambiguïté de la planète ?
Elle éclate de rire.
— C'est génial, si tu veux savoir la vérité.
Puis elle fronce les sourcils.
— Nick m’a dit que tu t’étais réconciliée avec ton ex-fiancé?
— Pas exactement, dis-je dans un soupir, et Nick le sait. J’ai dit que je devais lui donner une chance.
Elle plisse le regard.
— Ce qui se traduit par ?
— Un dîner lundi.
Sa bouche grimace, comme si elle voulait dire quelque chose puis y renonçait. Et je ne vais pas la convaincre du contraire.
— C'est toi qui décides, Ginge. Tu sais ce que j’en pense ?
Un téléphone sonne sous les sacs à main entassés sur le sofa.
— Ce doit être le tien, dit Paula tandis que le bambin s’agite sur ses genoux. Personne d’autre ici n’a un portable.
J’envisage de ne pas répondre — qui diable cela peut-il être? — mais la curiosité l’emporte. Je me lève pour trifouiller dans une montagne de sacs en faux cuir aux fermoirs rococos, jusqu’à ce que je trouve mon fidèle sac Coach et l’odieux portable qui l’habite.
— Ginger Petrocelli? demande une voix masculine au fort accent pakistanais ou indien.
— Oui ?
— Dr Palhavi à l’appareil, de l’hôpital Saint-Luke. Votre mère a été admise aux urgences.
Mon cœur fait un raté.
— Mon Dieu ! Que lui arrive-t-il ? Elle va bien ? Que…?
— S'il vous plaît, mademoiselle Petrocelli, ne vous inquiétez pas. Votre mère va bien. Elle se repose. Nous effectuons quelques examens…
— Des examens ? Quels examens ?
La main de Paula agrippe la mienne.
— Afin de cerner le problème, écarter certaines possibilités. Je préférerais ne pas discuter ceci au téléphone, mais Mme Petrocelli a demandé qu’on vous contacte…
— Oui, oui, bien sûr…
Merde!
— … je suis à Brooklyn, le trajet risque de prendre un peu de temps. Mais elle va bien ? Je veux dire…
Le médecin glousse.
— Je doute que sa condition mette sa vie en danger. Nous appliquons de simples mesures de précaution. Je vous le répète, ne vous affolez pas. Elle est en très bonnes mains. Arrivez quand vous le pourrez, ce sera parfait.
Je me retourne. La tribu de gnomes me cerne. Le premier regard que je croise est celui, inquiet, de ma grand-mère.
— Nedra est hospitalisée à Saint-Luke. Ils refusent de me dire de quoi il s’agit… Nous devons aller là-bas…
Une poigne solide s’empare de mon coude avec fermeté. Je lève le regard sur des yeux bleus, déterminés.
— Je te conduis là-bas, dit Nick.
Je ne suis pas en position d’argumenter. D’ailleurs, je ne suis en position de rien du tout. Si j’avais dû regagner Manhattan en métro avec Nonna, Dieu seul sait où nous aurions atterri. Sur la banquette arrière, Nonna égrène son rosaire avec une ferveur à réveiller les morts.
— Je ne comprends pas. Nedra n’est jamais malade. Jamais.
— Ne t’inquiète pas, chérie, dit Nick d’une voix basse et calme.
La voix d’un flic habitué à persuader les gens de ne pas sauter par la fenêtre. Et je sais qu’il sait qu’il ne devrait pas m’appeler « chérie », mais pour l’instant, je m’en fiche.
— Le docteur a dit qu’il n’y avait rien d’urgent, n’est-ce pas ?
— Alors pour-pourquoi se trouve-t-elle aux urgences ?
— Ginger. Respire. Non, ne t’étouffe pas… respire.
— Merde ! Que font toutes ces voitures sur la route ? dis-je, haletant frénétiquement. Pourquoi tu ne mets pas ta petite lumière rouge sur le toit, tu sais… ta sirène, ta putain de sirène !
Derrière moi s’élève un « Per Dio » suivi d’une accélération significative de la récitation du rosaire.
— Parce que, répond Nick calmement en s’arrêtant à un feu rouge, ce serait abuser de ma position.
Je croise mes bras sur la poitrine, le regard mauvais.
A peine une demi-heure plus tard, je déboule aux urgences de Saint-Luke comme une folle, Nonna trottant derrière moi, Nick fermant la marche.
— Je cherche Nedra Petrocelli ! dis-je, hurlant presque, à la pauvre, infirmière, aide-soignante ou autre qui se tient à l’accueil.
Elle ne lève même pas les yeux.
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sp; — Au fond du couloir, deuxième salle d’examen sur votre droite.
Je pars comme une flèche en direction de ladite chambre où je trouve ma mère debout, habillée, et légèrement… abasourdie.
— Nedra ! Que se passe-t-il ? Ça va ? On m’a appelée pour me dire qu’on te soumettait à des examens…
Elle porte la main à son cœur.
— Ginger ! Comment es-tu arrivée ici si vite ?
— Nick était là, à la fête. Il nous a ramenées à Manhattan.
Nous tombons dans les bras l’une de l’autre et elle me caresse les cheveux, tentant de calmer ma panique.
— Ça va aller, bubelah, ça va aller…
Waouh. Je ne crois pas l’avoir jamais entendu m’appeler ainsi.
Je me recule pour la regarder dans les yeux.
— Qu’est-ce qui… ne va pas ?
Un drôle de sourire erre sur ses lèvres.
— Tu sais que je ne me sentais pas bien ? Je me suis trouvée mal, alors j’ai décidé que tant pis, c’était ridicule, mais pourquoi ne pas me rendre à l’hôpital, savoir ce qui se passe ? Juste par sécurité ?
Elle s’interrompt. Je flippe.
— Oh mon Dieu, c’est ton cœur, n’est-ce pas ? Tu dois te faire opérer ? Que… ?
— Non chérie, ce n’est pas mon cœur.
Le soulagement m’envahit, immédiatement suivi d’une crainte encore plus terrible.
— Oh merde ! Est-ce… est-ce… ?
— Ginger, arrête. Je suis en parfaite santé. En sacrément meilleure santé même que je ne le pensais.
Quelle est cette étrange expression sur son visage ?
— Bon, je ne comprends rien.
Ma mère me tend un papier. Une photo… de…
De…?
Je braque mon regard sur elle. Elle m’adresse un sourire tremblant.
— Félicitations, bubelah. Tu vas être grande sœur.
15
C'est pas vrai, il s’agit d’une épidémie ou quoi ?
— Tu es enceinte?
Les dernières syllabes sont un peu stridentes.
— Il semblerait.
Mes genoux faiblissent. Je me laisse tomber dans une chaise en plastique moulée toute proche.
— Mais… mais… tu disais que tu n’avais plus tes règles depuis six mois.
Nedra hausse les épaules.
Mon Dieu, je n’ai aucune envie t’entendre ça. De vivre ça.
— De combien ?
— Six semaines peut-être ? Huit au maximum.
Elle se dirige vers le miroir de la chambre et sort un peigne de son sac qu’elle passe dans ses cheveux. Sa main, comme sa voix, tremble.
— Durant treize ans, Leo et moi avons essayé d’avoir un autre enfant. Rien. Et aujourd’hui…
Elle soupire.
— … la vie est étrange, n’est-ce pas ?
C'est le moins qu’on puisse dire.
— Est-ce que… cet inconnu avec qui tu sors est le père ?
Son regard rencontre le mien dans le miroir. Un drôle de petit sourire erre sur ses lèvres.
— Tu crois que je couche avec plusieurs hommes ?
Je croise les bras.
— Tu ne crois pas qu’il serait temps de me dire qui c’est ? Peut-être même nous le présenter, à Nonna et moi?
Des rides jumelles creusent l’espace entre ses sourcils. Elle secoue la tête et laisse échapper un petit rire.
— Quoi ?
— Dire qu’une grossesse ne faisait pas partie de mes projets est un doux euphémisme. Pour être honnête, je n’ai encore réfléchi à rien. Je ne peux que te le dire… Je te tiendrai au courant.
— Vas-tu le dire… au père ?
— Oui. Pas encore. Pas avant que…
Elle n’achève pas sa phrase. Un médecin de petite taille, au teint sombre et coiffé d’un turban, pénètre dans la chambre, tout sourires.
— Ah, dit-il en me tendant une main délicate. Vous devez être la fille de Mme Petrocelli.
Devant mon expression, son sourire s’évanouit.
— Mon Dieu…
Son regard fait des allers-retours entre ma mère et moi.
— … Elle vous a appris la nouvelle ?
J’acquiesce.
— Bon, je suppose que découvrir que sa mère est enceinte à cinquante ans est une surprise.
On peut le formuler ainsi. Moi, pour l’instant, je ne formule rien, j’en suis incapable. Je me plonge dans une gentille petite transe catatonique tandis que le docteur discute avec ma mère.
— Ginger ?
Je lève les yeux sur ma mère et réalise que nous sommes de nouveau seules.
— Je suis autorisée à partir.
Je tente de me lever, mais mes jambes se font prier pour me porter.
— Hé, dit Nedra, c’est moi qui viens d’apprendre que je suis enceinte. Pas toi.
— Je sais, mais…
— Tu aurais préféré que ce soit le cœur ?
— Bien sûr que non. Mais… Que vas-tu faire ?
— Acheter de la layette ?
— Ce n’est pas drôle, Nedra. Comment peux-tu envisager d’avoir un bébé à ton âge ?
Son visage devient de pierre.
— Comment puis-je envisager de te plonger dans l’embarras, c’est ce que tu veux dire ?
— Il ne s’agit pas de moi…
— Tu as raison. Il ne s’agit pas de toi.
Elle s’empare de son sac, le glisse sur son épaule.
— Je crois qu’ils ont besoin de la chambre. Nous en parlerons plus tard.
La tête me tourne. Je la suis pour retrouver ma grand-mère et Nick dans la salle d’attente.
— Pas un mot à personne, glisse-t-elle. Pas avant que je n’aie décidé de ce que j’allais faire. Compris ?
Je hoche la tête. Mais je ne comprends rien.
Nick insiste pour nous conduire chez nous. Ma mère prend place devant, Nonna et moi à l’arrière. Après avoir assuré à ma grand-mère qu’elle allait bien et s’être excusée de nous avoir fait quitter la fête, Nedra se mure dans le silence. Je peux presque entendre les rouages du cerveau de Nick à l’œuvre.
Il nous dépose devant l’immeuble. Ma mère et ma grand-mère sortent en premier. Je m’attarde un instant et me penche par la vitre pour remercier Nick. Il me surprend en saisissant ma main.
— Je veux que tu saches… Si tu as besoin de parler, de tout, de n’importe quoi, je suis là.
Je souris bêtement.
— Crois-moi, tu n’as pas envie de te trouver mêlé à cette famille de fous.
Il hausse les épaules et me décoche ce grand sourire un peu narquois qui me rend folle.
— Qui n’a pas une famille de fous ?
J’extrais ma main de la sienne.
— Pourquoi es-tu aussi sympa avec moi ?
Il se redresse derrière le volant et regarde par le pare-brise en riant à demi.
— Je n'en sais fichtrement rien, dit-il en démarrant.
***
A peine rentrée, je fonce droit sur le freezer et croque dans un esquimau avant même d’avoir ôté tout le papier. Comme j’évite l’alcool et que faire l’amour dans les vingt prochaines minutes paraît peu probable, un shoot de sucre et de graisse fera l’affaire.
Peine perdue. Regagnant ma chambre au pas de charge, Geoff sur les talons, je comprends que remplir mon corps n’apaisera pas ma frustration. J’ai besoin de me vider.
Mais de quoi ? Et comment ?
Pourquoi suis-je si frustrée ?
Nonna a rejoint ma mère dans sa chambre et elles se disputent. Je n’intercepte que des bribes de la conversation, telles des volutes de fumée s’échappant dans le couloir. Puis le silence. Suivi d’une exclamation à voix basse, choquée, « Per Dio ! »
La réalité me frappe d’un coup : ma mère est enceinte, et a probablement besoin de moi.
Ma grand-mère de quatre-vingts ans vient de découvrir que ma mère était enceinte. Elle a probablement besoin de moi elle aussi.
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p; Et toutes les deux auraient peut-être l’usage d’un esquimau Häagen-Dazs.
Je retourne au freezer, en sors deux esquimaux, fais irruption dans la chambre de ma mère. Geoff choisit de rester dehors, parce que le coq, pourtant hors d’état de nuire dans sa cage, lui jette des regards inquiétants.
— Tenez, dis-je en leur tendant chacune une glace. Cela ne va rien résoudre, mais c’est la meilleure des alternatives.
Ma mère est assise au bord de son lit défait, et Nonna a pris place sur un tabouret. Comme aucune surface libre n’est prête à m’accueillir, je m’assieds en tailleur sur le sol, fusillant le coq du regard. Silencieuses, nous suçons nos esquimaux en ruminant nos pensées.
— Je n’ai jamais été si effrayée de toute ma vie, déclare soudain Nedra.
Nous nous tournons toutes les deux vers elle. Ma mère, qui a insulté des hommes politiques et des policiers, passé plus d’une nuit en prison et jamais reculé devant quiconque, ma mère pleure.
Merde de merde.
Je me précipite pour la serrer contre moi. Ma grand-mère se tient de l’autre côté et lui caresse la main.
— Tout va bien se passer, dis-je.
Mais elle secoue la tête.
— J’ai cinquante ans, merde. Je connais les probabilités qu’il y ait des complications.
Waouh!
— Tu désires vraiment ce bébé, n’est-ce pas ?
Elle hoche la tête, écrase une larme.
— C'est fou, je le sais, mais je le désire vraiment.
Je tends la main, écarte ses cheveux de son visage.
— Tu sais que les probabilités que tout se passe bien sont plus grandes encore ?
— Je sais, mais…
Elle fixe le bâtonnet parfaitement léché de son esquimau Häagen-Dasz et laisse échapper un long soupir.
— Mais si c’était le contraire ? Si… ?
J’échange un coup d’œil avec ma grand-mère, elle aussi au bord des larmes. Non, Nick, me dis-je. Les femmes ne compliquent pas les choses. C'est juste la vie qui est compliquée.
Le lendemain, je saute du lit — bon d’accord, je me traîne hors du lit — avec de grands projets. Le plus urgent est d’emmener ma grand-mère à la messe, chose que je n’ai pas faite, oh Seigneur, depuis des années.
Moi, l'amour et autres catastrophes Page 29