CHASSES À L'HOMME
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Saint Hilaire était mal à l'aise au milieu de ces deux femmes. Il baissa la tête.
– Son amant la cherchait partout. Il l'avait croisée alors qu'elle faisait quelques courses au supermarché du coin. Elle s'était enfuie, abandonnant son panier à provisions. La vie lui étant devenue impossible, elle s'était résignée à disparaître. Marthe avait bien trop honte pour réapparaître devant toi !
Irène Pupillin essuya une larme.
– Mais elle ne voulait pas s'éloigner de sa fille. Elle décida donc de rester à Paris. Incognito. Elle changea de coiffure et métamorphosa son apparence au point de devenir méconnaissable aux yeux de ceux qui la côtoyaient. Elle t'a croisé plusieurs fois, Pierre ! Elle m'a raconté combien elle était pétrifiée de peur à l'idée de se retrouver nez à nez avec toi !
Le commissaire sembla marquer le coup à cette annonce. Lui qui l'avait cherchée partout dans Paris, n'avait même pas été capable de la remarquer. Irène continua son récit sans prendre le temps de souffler.
– Elle trouva à s'occuper de deux personnes âgées et m'offrit de me payer un loyer pour cette chambre. Elle sombrait peu à peu dans la dépression, Pierre ! Elle supportait de plus en plus mal cette séparation. Mais Marthe n'avait pas le courage de t'avouer son erreur et était terrifiée à l'idée de revoir son amant.
Un silence s'installa dans la pièce, permettant à chacun de revivre ces événements à sa manière. Rebecca scrutait le visage fébrile de Saint Hilaire. Il devait enfin avoir l'explication de sa disparition.
– Vous a-t-elle parlé de moi ? interrogea le mannequin. J'ai été engagée à sa demande par un détective privé pour lui rendre compte des sentiments que Pierre pouvait encore éprouver pour elle.
La quinquagénaire hocha la tête.
– Oui ! Ces derniers temps, elle n'y tenait plus. Elle voulait tout te dire ! lança-t-elle à l'intention de Pierre Saint Hilaire. Mais avant, elle voulait s'assurer que tu l'aimais encore. Elle n'en pouvait plus de se cacher. Ne plus voir sa fille lui était devenu insupportable. Elle vous aimait, Pierre..., finit-elle tristement.
– N'as-tu aucune idée de l'identité de son amant ? Et de son maître chanteur ? demanda le commissaire. Ne t'a-t-elle pas laissé quelques indices qui puissent nous aider ?
– Non ! Je crois que la honte l'en empêchait, dit Irène. Lorsque Henri m'a appris l'horrible nouvelle, je suis restée abasourdie. Comment expliquer tout cela à mon mari ? La seule certitude que je puisse avoir, c'est que l'auteur de cet odieux crime est probablement l'un de ces deux inconnus.
– L'amant ou le maître chanteur ! pensa tout haut Rebecca.
– Et quelle place occupait Caramany dans ce jeu de dupes ? ajouta Saint Hilaire. Je ne l'imagine pas du tout avec Marthe ! Ce n'était pas son genre d'homme et puis il était trop jeune.
Les regards des deux femmes ne semblaient pas convaincus par ces arguments.
– Je sais, tout est possible et il ne faut être sûr de rien. En fait... je n'imagine pas Caramany avec Marthe comme je n'imagine aucun autre homme avec elle ! Pour moi cela me paraît totalement invraisemblable !
– Et imagines-tu ton adjoint en maître chanteur ? rétorqua Rebecca en retournant le problème.
– Bien entendu que non ! Il était le policier fidèle ! L'homme sur qui je pouvais m'appuyer lorsque je laissais le service. J'avais une totale confiance en lui.
– Mais celui qui était au courant de la liaison de ta femme a peut-être exercé un chantage dans ton intérêt. Nous pouvons tout à fait supposer que ce soit l'un de tes amis proches qui ait intimé l'ordre à Marthe d'y mettre fin, dit subtilement le mannequin, se ralliant à la thèse d'Irène.
Saint Hilaire parut réfléchir à cette hypothèse.
– C'est effectivement possible, ajouta Irène Pupillin.
Le commissaire analysait toutes les incidences qui pouvaient découler d'une telle situation.
– Imaginons que cela soit vrai..., commença-t-il par dire, cela voudrait dire que l'amant de Marthe aurait tué Caramany, car ce dernier pouvait me révéler son identité...
La logique policière de Saint Hilaire reprenait le dessus.
– Ce qui peut également signifier que l'amant de ma femme est peut être une proche connaissance ! conclut-il.
– Cela se tient, ajouta Irène qui, visiblement, n'avait pas pensé à cette solution.
– Oui, reconnut Rebecca en regroupant ses cheveux blonds dans une queue de cheval. En même temps, si Caramany était plutôt l'amant de Marthe, dit-elle pour se faire l'avocat du diable, ils ont très bien pu être tués par une tierce personne qui les avait fait chanter auparavant.
– Dans ce cas, renchérit Saint Hilaire qui savait ne pas s'arrêter à la première solution venue, l'assassin n'a pas dû obtenir sa rançon ou alors était jaloux de cette union. Il a peut être été éconduit par Marthe et l'a donc menacée de tout me raconter. Après leur séparation, Caramany et Marthe se sont peut-être revus et le maître chanteur, furieux de voir leur liaison perdurer, a décidé d'en finir avec eux...
– C'est tout à fait envisageable, dit Irène Pupillin, mais je crois que si cela avait été le cas, si Marthe avait revu son amant, elle m'en aurait parlé !
Rebecca s'approcha de la table et y posa trois tasses qu'elle avait trouvées dans le placard. Tout en intervenant dans la discussion, elle prépara un petit déjeuner sommaire. La cafetière était en marche et l'odeur du café se répandait déjà dans la pièce.
– De plus, si elle était toujours amoureuse de son amant, elle ne vous aurait jamais embauchée pour connaître l'état des sentiments de Pierre, dit Irène Pupillin en remerciant de la tête le jeune mannequin qui lui remplissait sa tasse de café.
– C'est juste ! confirma cette dernière.
– En tout cas, en essayant de m'incriminer dans le meurtre de mon adjoint, l'un de ces deux hommes tente de faire place nette dans ma famille.
– Malheureusement, je ne peux t'être d'aucune aide supplémentaire. Mais je t'en prie, déclara Irène Pupillin en augmentant le son de sa voix, honore son souvenir...
Son visage légèrement ridé ne plaisantait pas.
– ... Elle t'a aimé jusqu'à la fin. Chacun, au cours de sa vie, fait des erreurs qu'il regrette jusqu'à la mort. Qui peut se targuer de n'avoir jamais failli à sa ligne de conduite ? Maintenant qu'elle est disparue, pardonne-lui !
Il resta silencieux. Elle ressentit toute la culpabilité qui le rongeait. Elle se leva et vint lui poser une main amicale sur l'épaule.
– Venge-la ! lui dit-elle sèchement, trouve ce salopard et venge-la !
Saint Hilaire releva la tête. L'énergie qu'il découvrait dans le regard de son amie lui fit penser qu'elle aurait pu faire justice elle-même, si elle avait été plus jeune. Malheureusement, elle n'était pas taillée pour l'aventure. Si son esprit était encore agile et réactif, son corps ne lui permettait plus de telles fantaisies.
– Que sait Henri de toute cette affaire ? demanda le commissaire.
– Rien ! Je n'ai rien dit à mon mari ! affirma Irène. Il ne sait que ce qu'il a appris de la bouche de Wuenheim. Il croit que tu as tué Caramany après qu'il t'ait annoncé la mort de Marthe. Il s'en veut de t'avoir laissé partir du commissariat... Il multiplie les efforts pour qu'aucun policier ne te tire dessus. Je crois qu'il s'en voudrait jusqu'à la mort si tu te faisais tuer par l'un de ses fonctionnaires !
Pierre sourit en pensant à la bienveillance de son ami.
– Ne lui dis rien ! imposa-t-il à Irène qui venait de se rasseoir pour déguster le liquide noir qui patientait dans sa tasse.
Elle but une gorgée. Rebecca Fortia l'imita. Un paquet entamé de gâteaux secs, découvert dans l'un des placards, agrémenta ce modeste déjeuner. Chacun réfléchissait aux différentes hypothèses qui avaient été envisagées.
– Excusez-moi d'insister, plaida Rebecca en rompant le silence, mais se pourrait-il que ce soit votre mari qui ait fait chanter Marthe ?
Devant l'air outré de madame Pupillin, elle tenta d'expliquer :
–
Vos deux couples étaient très liés et il est possible que votre mari ait découvert par hasard que Marthe avait une liaison. Sans rien dire à son ami, dit-elle en désignant Saint Hilaire du regard, il a peut-être engagé Marthe à cesser toute relation avec son amant pour la remettre sur le droit chemin.
– Vous n'accuseriez quand même pas Henri d'être un assassin ? répondit Irène, furieuse.
– Non ! Loin de moi cette idée ! s'excusa la jeune femme. Je voulais juste dire qu'il était peut-être au courant de cet état de fait. Mais cela n'en fait pas un tueur pour autant. Il y a d'autres possibilités. Une troisième personne qui en voudrait personnellement à Pierre ! Et qui chercherait à nuire à sa réputation et viserait toutes les personnes qu'il aime.
Saint Hilaire se leva sans toucher à sa tasse.
– Si c'est le cas, alors ma fille est en danger !
Il regarda sa montre.
– Je vais foncer au commissariat. Mes hommes ne me dénonceront pas. Je dois absolument trouver la piste que Wuenheim n'a pas su déceler, en fouillant les affaires personnelles de Caramany.
Rebecca insista pour l'accompagner. Mais le commissaire refusa son aide, préférant ne pas l'impliquer davantage dans son enquête. Elle lui tendit son téléphone portable alors qu'il franchissait déjà le pas de la porte.
– Prends-le. Nous resterons en contact ! Tu n'as qu'à composer le numéro de ma sœur. Tu te rappelles, elle se prénomme Monica. Tu trouveras ses coordonnées dans le répertoire.
Il accepta le cadeau. La porte se referma en partie sur eux, créant une sorte de bulle d'intimité sur le palier. Il la prit vigoureusement par les hanches et se rapprocha de son visage. Leurs lèvres s'effleurèrent à nouveau. Puis il lui chuchota quelques mots à l'oreille :
– J'adore quand tu me tutoies !
Chapitre Dix-Neuf
Eve était furieuse contre Wuenheim. Comment avait-il osé la faire suivre ? Quel goujat ! Le gardien de la paix Sarras, qui conduisait maintenant prudemment en scrutant régulièrement son rétroviseur, écoutait la jeune femme envisager la fin de son idylle avec le commissaire. Elle jurait que tout était bien fini entre eux deux. Eve Saint Hilaire prit soin de mettre à exécution ce qu'elle venait d'annoncer. Elle sortit son téléphone portable et se mit à taper frénétiquement sur les touches du clavier. Yvan Sarras tenta bien de la dissuader en trouvant des excuses à cet homme pourtant si désagréable, mais elle ne voulait rien entendre. Son acte était inexcusable. Le policier expliqua calmement qu'il était normal que le commissaire Wuenheim s'inquiète de la protection de sa compagne au regard des derniers événements. Mais Eve était repartie sur ses grands chevaux. Elle réclamait de la franchise, oubliant déjà qu'elle lui avait également menti, la nuit dernière. Une sonnerie indiqua l'envoi du texto vers son malheureux destinataire. Voilà ! C'était fait ! En un laps de temps record, elle venait officiellement de rompre avec lui. Elle jeta nerveusement son téléphone dans son sac à main. Si elle n'avait pas eu peur de se briser les os de la main, elle aurait donné un coup de poing rageur dans le tableau de bord.
– Vous savez, dit Sarras pour changer de sujet, je m'en veux terriblement. Nous aurions dû nous débarrasser de cette arme aussitôt après sa découverte. Cela aurait évité le pire à votre père.
Il parlait sincèrement en regardant la route. Le canal radio de la police était ouvert et les conversations des patrouilles avec la station directrice s'égrenaient en bruit de fond.
– Mon père est innocent ! lâcha-t-elle pour le mettre dans la confidence.
– Mais ! Comment est-ce possible ? s'enquit le policier.
La jeune femme, n'y tenant plus, lui confia les véritables raisons qui l'avaient conduite à retourner à l'Institut médico-légal. Elle lui détailla ses investigations : la comparaison de la taille des blessures des deux corps avec la lame, et la découverte du larynx écrasé dans la gorge de Caramany. Elle en vint aux conclusions qu'elle en avait tirées et qui donc innocentaient son père. Sarras paraissait aussi surpris des résultats des examens que du courage qu'Eve avait dû déployer pour retourner charcuter le corps de sa pauvre mère.
– Comment avez-vous été capable de toutes ces recherches ? demanda-t-il, interloqué.
– Ecoutez ! Que les choses soient bien claires, déclara-t-elle énergiquement, j'ai déjà perdu ma mère mais je ne compte pas perdre mon père. Et je suis prête à tout pour retrouver le véritable assassin de maman !
Le policier était impressionné par la volonté dont cette femme faisait preuve. Il était sous le charme.
– J'adore vous voir en colère.
***
Wuenheim claqua la porte en sortant de la salle d'interrogatoire. A l'intérieur, le mage Troplong pleurait son innocence. Très rapidement, le commissaire s'aperçut qu'il n'y avait rien de plus à tirer d'un tel hurluberlu. Il laissa à l'un de ses sbires le soin de tout reprendre à zéro avec le charlatan. Mais la matinée n'avait pas été vaine. La plainte d'un détective privé pour le vol de son véhicule par le commissaire Saint Hilaire et la dénommée Rebecca Fortia, avait été signalée à tous les services de police. Saisissant la balle au bond, l'une de ses équipes était allée à la pêche aux informations chez l'enquêteur séquestré. Remontant la piste de Saint Hilaire et suivant ses traces pas à pas, le commissaire Wuenheim avait dépêché une autre patrouille au numéro un de la rue de la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris. Le bolide n'avait pas tardé à être retrouvé. Complètement désossé, il avait perdu de sa superbe. Puis une équipe d'intervention avait fait exploser la porte du studio de Marthe Saint Hilaire pour n'y découvrir que trois tasses sales et le reste d'un paquet de gâteaux secs. Wuenheim se chargea personnellement d'avertir le commissaire divisionnaire, Henri Pupillin, de l'existence de ce studio dont la boîte aux lettres indiquait le nom de sa femme. Le préretraité était entré dans une colère folle, vexé d'être pris au dépourvu par son cadet. Il le remercia quand même de cette information et lui promit de le tenir informé dès qu'il se serait entretenu avec sa femme.
Enfin, il ne lui restait plus qu'à aller faire un tour du côté de l'agence de mannequins de la dénommée Rebecca Fortia. Wuenheim avait de quoi la cuisiner ! Elle devrait s'expliquer sur son implication dans cette affaire et lui relater leur folle cavale de la nuit dernière.
Wuenheim resplendissait. Il aimait cette intense agitation autour de lui. Il donnait les ordres justes. Et à chaque action commandée revenait une information qui le rapprochait inévitablement de Saint Hilaire. C'était un chasseur. Il aimait poursuivre le gibier avant que celui-ci ne rende les armes. Et son collègue n'était pas une proie docile.
Son téléphone vibra dans la poche de son pantalon. Il le sortit rapidement afin de prendre connaissance du message. Les personnes qui eurent l'occasion de croiser le commissaire à cet instant précis, durent imaginer qu'il venait d'apprendre la mort de son père ou de sa mère. Le visage pâle, il dut s'y reprendre à trois fois pour évaluer la teneur de ce qu'il découvrait :
Honte à toi ! Me faire suivre est inadmissible. Ton manque de confiance me navre. Tout est fini. Adieu !
Bien entendu, il rappela aussitôt, mais Eve n'était pas décidée à lui parler. Il s'isola dans un bureau pour lui laisser un message où il tenta maladroitement de s'expliquer sur cette filature qu'il qualifia de protection rapprochée contre son père. Ce qui, à la réflexion, lui parut une très mauvaise idée puisque Eve ne connaissait pas le niveau d'implication de Saint Hilaire dans le meurtre de Caramany. Il enregistra donc un second message où il demanda simplement une entrevue qui lui permette de se justifier. Puis, il appela le capitaine Poncey qui répondit enfin à cette communication.
– Vous avez toujours à vue mademoiselle Saint Hilaire ? demanda-t-il sournoisement à l'enquêteur.
– Oui ! Heu... Enfin, je suis devant l'Institut médico-légal, déclara Poncey, hésitant.
– Vous n'avez rien à me dire de nouveau depuis notre dernière conversation ?
– Eh bien... non...
Poncey ne savait que dire. Comment
avouer à son patron que sa compagne le trompait, avec un autre policier de surcroît ?
– Mademoiselle Saint Hilaire est sortie sur les quais pendant la pause déjeuner. Elle est allée dans un magasin de fleurs et maintenant je crois qu'elle est à son travail, dit-il tout penaud.
– Vous croyez ou vous en êtes sûr ? insista le commissaire.
– En fait ! Je crois que...
Wuenheim ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Il le traita d'incapable, le menaça de le renvoyer à la circulation puisqu'il n'avait même pas été foutu d'effectuer une filature sans se faire « détroncher ». Le capitaine dut reconnaître qu'il avait perdu la trace de la jeune femme dans les embouteillages. Mais il persista à cacher la vérité sur la rencontre entre Eve Saint Hilaire et le gardien de la paix Sarras.
Atterré par cette nouvelle, désespéré de voir son couple se défaire, le commissaire Wuenheim ne savait plus comment s'en sortir. Pourtant, il trouva les ressources nécessaires pour poursuivre dans la direction qu'il s'était assignée. C'était le seul moyen de prouver à Eve qu'il avait eu raison de la protéger de son père. Il devait absolument interpeller Saint Hilaire et lui faire avouer ses crimes et notamment le meurtre de sa femme. C'est dans cet état d'esprit qu'il partit rendre une visite aux gérantes de l'agence de location de mannequins.
***
Monica Fortia était furieuse lorsqu'elle vit pénétrer sa sœur jumelle dans le local qui leur servait d'agence. Ayant un caractère aussi trempé que le sien, elle proféra un nombre incalculable de reproches, et les cernes que Rebecca affichait sous les yeux ne constituaient pas l'un des moindres.