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HÉSITATION

Page 6

by Stephenie Meyer


  Enfilant ma veste à toute vitesse, je dégringolai l’escalier. Mon père leva la tête, soupçonneux.

  — Ça ne t’ennuie pas si je vais chez Jacob ce soir ? Je ne resterai pas longtemps.

  Dès qu’il entendit le prénom, il se détendit et sourit, très content de lui, comme s’il n’était pas étonné que sa leçon de morale eût agi aussi vite.

  — Pas de souci, chérie. Ne te presse pas.

  — Merci, papa.

  Je déguerpis. À l’instar de tout fugitif, je ne pus me retenir de regarder à plusieurs reprises par-dessus mon épaule tandis que je trottais vers ma camionnette. La nuit était si sombre, cependant, que ça ne servit à rien. Je fus même obligée de tâtonner pour trouver la poignée de la portière. Mes yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité quand j’enfonçai la clé dans le contact. Je la tournai à gauche, rien ne se produisit. Le moteur cliqueta au lieu de rugir. J’essayai de nouveau, en vain. Soudain, à la périphérie de ma vision, un mouvement me fit sursauter.

  — Aaaaahhh ! hurlai-je en constatant que je n’étais pas seule dans l’habitacle.

  Edward était là, immobile, légère lueur dans la pénombre. Seules ses mains bougeaient, tripotant un objet noir.

  — Alice m’a prévenu, murmura-t-il.

  Flûte ! J’avais oublié de la prendre en compte dans mes plans, celle-là. Elle avait dû me surveiller.

  — Elle a pris peur en découvrant que ton futur avait brutalement disparu, il y a cinq minutes.

  Mes prunelles, déjà écarquillées par la stupeur, s’agrandirent encore.

  — Les loups lui sont invisibles, précisa Edward, la voix toujours aussi basse. Tu as oublié ? Lorsque tu décides de les côtoyer, ton destin s’évapore aussi. Tu comprends pourquoi cela me rend un petit peu… nerveux. Alice a cessé de te voir, sans pouvoir déterminer si tu reviendrais ou non. Nous ignorons les raisons de ce phénomène. Les loups-garous ont peut-être une défense innée, mais l’explication laisse à désirer, puisque moi, je n’ai aucune difficulté à lire leurs pensées. D’après Carlisle, cela est dû au fait que leur transmutation régit leur existence. Elle tiendrait moins de la décision volontaire que de la réaction spontanée bouleversant tout autour d’eux. À l’instant où ils changeraient de forme, ils n’existeraient plus vraiment. Du coup, le futur ne les concerne plus…

  J’étais ahurie.

  — Je réparerai ta voiture à temps pour que tu ailles au lycée, au cas où tu préférerais t’y rendre seule, ajouta Edward après une minute de silence.

  Lèvres pincées, je récupérai mes clés et descendis avec raideur du véhicule.

  — Ferme ta fenêtre si tu ne veux pas de moi cette nuit, chuchota-t-il juste avant que je ne claque la portière. Je comprendrai.

  Je regagnai la maison d’un pas furibond, en claquai également la porte.

  — Que se passe-t-il ? s’enquit Charlie depuis le canapé.

  — Ma camionnette refuse de démarrer.

  — Tu veux que je jette un œil ?

  — Non. On verra ça demain.

  — Je peux te prêter ma voiture.

  Je n’avais pas le droit de conduire son véhicule de patrouille. Il devait vraiment brûler d’envie que j’aille à La Push. Presque autant que moi.

  — Non merci, je suis fatiguée. Bonne nuit.

  Je montai dans ma chambre, fonçai droit sur la vitre que je fermai si brutalement que l’encadrement métallique trembla. Je restai plantée devant pendant de longues minutes puis, en soupirant, je la rouvris.

  1 Aux États-Unis, le couronnement de chaque cycle d’études (ou « graduation », ici l’équivalent de notre baccalauréat) fait l’objet d’une véritable cérémonie de remise des diplômes, avec élèves en toge, familles officiellement prévenues et/ou invitées au grand jour, bal. Le sentiment d’appartenance à un établissement est également plus fort qu’en France, d’où l’achat d’annuaires et de souvenirs destinés à rappeler les années lycée.

  3

  Motivations

  Les nuages étaient si denses qu’il était impossible de déterminer si le soleil s’était levé ou non, ce qui était très déstabilisant, alors que nous l’avions pourchassé durant tout notre long retour vers l’ouest, au point qu’il avait donné l’impression d’être immobile dans le ciel ; le cours du temps semblait subir d’étranges variations. Lorsque, à l’extérieur de la voiture, la forêt s’estompa pour laisser apparaître les premiers bâtiments indiquant que nous n’étions plus loin de Forks, j’en fus presque étonnée.

  — Tu es bien silencieuse, fit remarquer Edward. L’avion t’a rendue malade ?

  — Non.

  — Tu es triste d’être partie ?

  — Plutôt soulagée, je crois.

  Il se tourna vers moi, perplexe. Inutile de lui demander de regarder devant lui, même si je détestais qu’il quittât le pare-brise des yeux.

  — Renée est tellement plus intuitive que Charlie, expliquai-je. Ça me rend nerveuse.

  — Ta mère est dotée d’un esprit très intéressant, s’esclaffa-t-il. Enfantin et perspicace à la fois. Elle envisage les choses d’une manière très personnelle.

  Perspicace. Oui, du moins quand elle prêtait attention aux autres. En général, elle était si déroutée par sa propre existence qu’elle avait tendance à occulter le reste. Ce week-end cependant, elle m’avait observée avec beaucoup d’acuité. Phil ayant été occupé par le tournoi de l’équipe de base-ball qu’il entraînait, Edward et moi avions été seuls avec elle la plupart du temps. Cela avait contribué à renforcer son intérêt pour nous. Les embrassades et cris de joie passés, elle ne nous avait pas quittés du regard, ses grands yeux bleus se teintant peu à peu d’un éclat interrogateur et soucieux.

  Ce matin encore, nous avions fait une longue promenade sur la plage. Elle avait tenu à me montrer les merveilles de son nouvel environnement, en espérant toujours, sans doute, que le soleil finirait par m’attirer loin de Forks. Elle avait aussi désiré me parler seule à seule, ce qui n’avait pas été difficile à obtenir : Edward s’était inventé un exposé à terminer en guise d’excuse pour ne pas sortir dans la journée.

  Notre conversation me revint en mémoire.

  Nous marchions sur le trottoir en essayant de rester à l’ombre des rares palmiers. Bien qu’il fût tôt, la chaleur était accablante. L’air était si chargé d’humidité que respirer relevait du défi.

  — Bella ? avait demandé Renée en fixant les vagues qui s’écrasaient doucement sur la grève.

  — Oui ?

  — Je suis inquiète, avait-elle soupiré en évitant de me regarder.

  — Pour quoi ? m’étais-je aussitôt affolée. Je peux t’aider ?

  — Pas pour moi. Pour toi… et Edward.

  Elle avait enfin tourné la tête vers moi, l’air de s’excuser.

  — Oh !

  — Votre relation est bien plus sérieuse que ce que je pensais.

  Plissant le front, je m’étais mentalement repassé le film de ces deux derniers jours. Edward et moi nous étions à peine touchés, devant elle en tout cas. Renée s’apprêtait-elle à me servir une leçon de morale sur le sens des responsabilités, à l’instar de Charlie ? Cela ne m’aurait pas autant gênée qu’avec lui. De plus, c’était moi qui, durant dix ans, l’avais chapitrée ; un juste retour des choses, en quelque sorte.

  — Votre liaison est étrange, avait-elle continué, sourcils froncés. Il est si… protecteur envers toi. Comme s’il était prêt à se jeter devant une balle de pistolet pour te sauver.

  — C’est donc si mal ? avais-je plaisanté.

  — Non. Juste différent. Il éprouve des sentiments très forts pour toi… tout en se montrant prudent. J’ai l’impression de ne pas bien saisir ce qui vous unit. Comme si vous partagiez… un secret.

  — Que vas-tu inventer, maman ? m’étais-je empressée de protester en feignant la légèreté.

  Pourtant, j’avais l’estomac noué. J’avais oublié à quel point ma mère était capable de discernemen
t. Parfois, sa vision simpliste du monde et sa distraction naturelle étaient balayées par des illuminations qui la menaient droit à la vérité. Cela ne m’avait pas posé de problème auparavant, n’ayant jamais eu de secrets pour elle.

  — Et ce n’est pas que lui, avait-elle précisé. Tu verrais ton comportement en sa présence !

  — Comment ça ?

  — Tu te déplaces comme si tu t’orientais systématiquement en fonction de lui. Lorsqu’il bouge, même un tout petit peu, tu ajustes ta position à la sienne. On dirait des aimants… une sorte de réaction gravitationnelle. À croire que tu es un satellite. C’est très bizarre.

  — Laisse-moi deviner, tu t’es remise à lire des livres fantastiques, toi ? Ou de la SF.

  — Cela n’a aucun rapport, avait-elle protesté en rosissant et en pinçant les lèvres.

  — Tu es tombée sur un ouvrage sympa, ces derniers temps ?

  — Eh bien, il y en a un qui… mais oublions cela. C’est de toi que nous parlons, pour l’instant.

  — Tu devrais t’en tenir aux romans d’amour, maman. Tu sais combien tu es impressionnable.

  Elle avait souri.

  — Je suis sotte, hein ?

  Cette réflexion m’avait déstabilisée pendant une seconde. Renée était si influençable ! Ce travers se révélait parfois positif, car ses idées manquaient souvent de sens pratique. En même temps, j’étais peinée de constater à quelle vitesse elle s’était rangée à mes arguments banals, d’autant que, pour le coup, elle avait parfaitement raison.

  — Mais non, m’étais-je ressaisie, tu es juste une mère.

  En s’esclaffant, elle avait eu un vaste geste pour englober la plage de sable blanc qui s’étirait jusqu’aux eaux bleues.

  — Et rien de tout cela n’est suffisant pour t’inciter à revenir vivre avec ta gourde de mère ?

  Je m’étais essuyé le front, avais fait semblant d’essorer mes cheveux.

  — On s’habitue à l’humidité, m’avait-elle garanti.

  — À la pluie aussi, avais-je contré.

  Elle m’avait flanqué un coup de coude joueur dans les côtes, s’était emparée de ma main, et nous étions reparties vers sa voiture.

  Hormis ses inquiétudes à mon égard, elle m’avait paru plutôt heureuse. Bien dans sa peau. Elle avait toujours les yeux de l’amour pour Phil, ce qui m’avait rassurée. Sa vie était pleine et agréable. Je ne lui manquais plus autant…

  Les doigts glacés d’Edward caressèrent ma joue, me ramenant à l’instant présent. Il se pencha, embrassa mon front.

  — Nous sommes arrivés, Bella au Bois Dormant. Debout !

  Nous étions garés devant chez Charlie. Le perron était allumé, la voiture de patrouille rangée dans l’allée. Un rideau bougea à la fenêtre du salon, dessinant un rayon jaune sur la pelouse sombre. J’étouffai un soupir. Naturellement, mon père était à l’affût, prêt à me sauter dessus. L’expression un peu raide d’Edward, son regard terne lorsqu’il m’accompagna à la porte m’indiquèrent qu’il partageait mes pensées.

  — C’est si terrible que cela ? lui demandai-je.

  — Il n’est pas en colère. Tu lui as juste manqué.

  J’eus des doutes. Si tel était le cas, pourquoi Edward était-il tendu comme un arc ? Bien que mon sac fût léger, il insista pour le porter à l’intérieur. Charlie nous ouvrit.

  — Bienvenue, chérie ! m’accueillit-il, l’air sincèrement ravi. Comment c’était, Jacksonville ?

  — Humide et infesté de moustiques.

  — Renée n’a pas réussi à te vendre l’université de Floride ?

  — Elle a essayé. Je préférerais me pendre.

  — Vous vous êtes bien amusés ? continua mon père avec un coup d’œil réticent à Edward.

  — Oui, répondit ce dernier d’une voix sereine. Renée est très hospitalière.

  — Hum… parfait. Tant mieux pour vous.

  Se détournant de lui, Charlie me serra dans ses bras, un geste plutôt rare chez lui.

  — Impressionnant, murmurai-je à son oreille.

  Il rit.

  — Tu m’as vraiment manqué, Bella. Quand tu n’es pas là, la bouffe est carrément nulle.

  — Je vais te préparer à dîner.

  — Téléphone d’abord à Jacob, veux-tu ? Il me sonne toutes les cinq minutes depuis six heures ce matin. Je lui ai promis que tu l’appellerais sitôt rentrée.

  Je n’eus pas besoin de regarder Edward pour sentir sa rigidité et sa froideur. Là était donc la véritable raison de sa tension.

  — Il souhaite me parler ?

  — Apparemment. Il a refusé de me confier de quoi il s’agissait. A juste précisé que c’était important.

  À cet instant, l’appareil retentit, strident, insistant.

  — Je te parie mon prochain salaire que c’est lui, marmonna Charlie.

  — Je le prends, annonçai-je en me dirigeant vers la cuisine.

  Je décrochai, Edward sur les talons, tandis que mon père s’éclipsait au salon.

  — Allô ?

  — Tu es rentrée, lâcha la voix de Jacob.

  Ses intonations rauques, familières, déclenchèrent une vague de nostalgie qui me secoua. Des dizaines de souvenirs entremêlés affluèrent à ma mémoire — une plage de galets jonchée de bois flotté, un garage constitué de deux abris de jardin assemblés, des canettes de Coca chaudes dans un sachet en papier, une chambre minuscule meublée d’un canapé défoncé et trop petit. Le rire de ses prunelles noires profondément enfoncées dans leurs orbites, la chaleur fiévreuse de sa grande main autour de la mienne, l’éclat de ses dents blanches sur sa peau mate, son visage se fendant du vaste sourire qui était la clé d’accès à une porte secrète par laquelle seules les âmes sœurs avaient le droit de pénétrer. Mon désir de retrouver l’endroit et la personne qui m’avaient recueillie pendant la période la plus noire de mon existence avait un goût de mal du pays.

  — Oui, répondis-je après m’être gratté la gorge.

  — Pourquoi ne m’as-tu pas contacté ? bougonna-t-il.

  — Parce que je suis chez moi depuis deux secondes exactement, rétorquai-je, agacée par son ton, et que ton appel vient d’interrompre Charlie, qui m’annonçait justement que tu avais téléphoné.

  — Oh ! Pardon.

  — Pas de souci. Et maintenant, explique-moi pourquoi tu as harcelé Charlie ?

  — Il faut que je te parle.

  — J’avais compris. Vas-y.

  Il y eut un bref silence.

  — Tu seras au lycée, demain ?

  — Évidemment, répondis-je, déstabilisée. Pourquoi cette question ?

  — Comme ça. Je me renseignais, c’est tout.

  Autre pause.

  — Alors, Jacob, de quoi désires-tu m’entretenir ?

  Il hésita.

  — De rien de précis… j’avais envie d’entendre ta voix.

  — Ah !… Bon, écoute, je suis très heureuse que tu m’aies contactée, je…

  Je restai à court de mots. J’aurais voulu lui dire que je le rejoignais immédiatement à La Push. Or, cela m’était interdit.

  — Faut que j’y aille, lança-t-il, abrupt.

  — Quoi ?

  — À bientôt, d’accord ?

  — Mais, Jake…

  Il m’avait déjà raccroché au nez.

  — Plutôt expéditif, marmonnai-je.

  — Rien de grave ? s’enquit Edward d’un ton prudent.

  Je me tournai lentement vers lui. Ses traits étaient impassibles.

  — Aucune idée. Je ne suis pas sûre de comprendre les raisons de cet appel.

  Cela n’avait en effet aucun sens. Pourquoi Jacob avait-il embêté mon père toute la sainte journée, alors qu’il désirait seulement savoir si j’irais au lycée le jour suivant ? Et s’il tenait tant que ça à entendre ma voix, pourquoi avait-il coupé la communication aussi brusquement ?

  — Désolé, là je ne peux pas t’aider, murmura Edward avec une ombre de sourire.

  J’acquiesçai. Mais
je connaissais Jake par cœur. Deviner ses motivations ne devrait pas être si compliqué que ça. L’esprit à des lieues de là — à la réserve, en vérité, soit à une bonne vingtaine de kilomètres —, j’entrepris de fourrager dans le réfrigérateur afin d’y dénicher de quoi cuisiner un repas. Edward s’adossa au plan de travail. Ses yeux posés sur moi ne m’inquiétaient pas, j’étais trop préoccupée.

  Cette mention du lycée semblait être vitale. Jake ne m’avait interrogée sur rien d’autre. En quoi mon assiduité pouvait-elle l’intéresser ? Je m’efforçai de réfléchir en toute logique. Si je séchais le lendemain, où serait le problème du point de vue de Jake ? Lorsque j’étais partie en week-end, Charlie n’avait pas été très heureux, mais je l’avais convaincu que louper un vendredi ne risquait pas de remettre en cause l’obtention de mon diplôme. De cela, Jake se fichait comme d’une guigne. J’eus beau me creuser l’esprit, aucune solution brillante ne m’apparut. Un détail essentiel me faisait sans doute défaut. Que s’était-il passé durant ces trois derniers jours pour que Jacob revînt sur sa décision de couper les ponts avec moi ?

  Soudain, je me figeai au milieu de la cuisine, et le paquet de hamburgers surgelés me glissa des mains. Il me fallut une seconde pour m’apercevoir qu’il n’avait émis aucun bruit en tombant par terre — Edward l’avait rattrapé et jeté sur le comptoir. Ses bras m’enlaçaient déjà, ses lèvres se collaient à mon oreille.

  — Qu’y a-t-il ?

  Trois jours pouvaient tout changer.

  À Pâques dernier, ce laps de temps n’avait-il pas suffi pour que je conclue qu’aller à la fac me serait impossible ? Que je ne serais plus en état d’approcher personne, une fois accomplie la douloureuse transmutation qui me libérerait du statut de mortelle afin de me permettre de rester au côté d’Edward pour l’éternité ? La transformation qui me rendrait prisonnière de ma propre soif…

  Charlie avait-il révélé à Billy que je venais de repartir pour trois jours ? Billy en avait-il tiré des conclusions hâtives ? L’anodine question sur le lycée était-elle une façon détournée de me demander si j’étais encore humaine ? Jacob s’était-il assuré que le traité n’avait pas été rompu, et qu’aucun des Cullen n’avait osé me mordre ? Mais croyait-il sincèrement que je serais revenue chez Charlie si tel avait été le cas ?

 

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