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HÉSITATION

Page 7

by Stephenie Meyer


  — Bella ? me secoua Edward, inquiet pour de bon, à présent.

  — Je crois… je crois qu’il vérifiait, murmurai-je. Que j’étais encore humaine, s’entend.

  Edward se figea, lâcha un sifflement bas.

  — Il nous faudra partir, chuchotai-je. Avant. Pour ne pas trahir votre accord. Nous ne serons jamais en mesure de revenir ici.

  — Je sais, acquiesça-t-il en resserrant son étreinte.

  — Hum !

  Derrière nous, Charlie s’était raclé bruyamment la gorge. Je sursautai et, écarlate, me libérai d’Edward. Ce dernier reprit sa place initiale près du plan de travail, le visage fermé. Ses prunelles trahissaient colère et anxiété.

  — Si ça t’ennuie de préparer à manger, dit Charlie, je peux commander une pizza.

  — Inutile, j’ai déjà commencé.

  — Très bien.

  Charlie s’adossa à l’encadrement de la porte, bras croisés. Agacée, je me remis à ma cuisine en tâchant d’ignorer mon public.

  — Si je te demande un service, me feras-tu confiance ? s’enquit Edward.

  La tension était palpable sous la douceur de sa voix. Nous étions presque arrivés au lycée. Lui qui s’était montré joyeux et décontracté serra soudain les doigts autour du volant, et ses jointures blanchirent sous l’effort qu’elles déployaient pour ne pas le briser. Son regard paraissait lointain, comme focalisé sur des murmures distants. Mon cœur battit soudain plus fort.

  — Hum, ça dépend, répondis-je, prudente.

  — J’étais certain que tu dirais cela.

  — Qu’attends-tu de moi ?

  — Que tu restes dans la voiture, m’expliqua-t-il en se rangeant à sa place habituelle. Jusqu’à ce que je revienne te chercher.

  — Pourquoi donc ?

  Ce fut alors que je l’aperçus. Il aurait été difficile de le manquer d’ailleurs, car il dominait les élèves d’une bonne tête, bien qu’il fût appuyé contre sa moto noire, illégalement garée sur le trottoir.

  — Oh !

  Jacob arborait un masque serein que je ne connaissais que trop — celui qu’il affichait lorsqu’il était décidé à dissimuler ses émotions et à contrôler ses emportements. Cela lui donnait des airs de Sam, le plus âgé des loups-garous, le chef de meute. Toutefois, Jacob n’atteignait jamais au calme impeccable et constant de son chef. L’agacement que cette attitude provoquait en moi resurgit. J’avais beau apprendre à apprécier Sam, avant le retour des Cullen, je n’avais pas réussi à me débarrasser d’une espèce de ressentiment que j’éprouvais quand Jake l’imitait. En effet, son visage devenait alors celui d’un étranger ; en l’empruntant, il cessait d’être mon Jacob.

  — Tu t’es trompée de conclusion, hier soir, murmura Edward. S’il t’a interrogée sur ta présence au lycée, c’est parce qu’il savait que je serais avec toi. Il cherchait un endroit où me contacter en toute sécurité. Devant témoins.

  Ainsi, j’avais mal interprété les motivations de Jacob. Le manque d’informations était mon éternel problème. Mais pourquoi diable Jake souhaitait-il s’entretenir avec Edward ?

  — Pas question que je reste dans la voiture, annonçai-je.

  — Comme par hasard ! Bon, débarrassons-nous de lui le plus vite possible.

  Les traits de Jacob se durcirent quand nous approchâmes de lui, main dans la main. Je remarquai aussi que les yeux de mes camarades s’élargissaient en prenant la mesure du mètre quatre-vingt-quinze de l’Indien, de son corps musclé comme celui d’aucun garçon de seize ans. Ils détaillaient son T-shirt moulant noir, sans manches en dépit de la journée frisquette pour la saison, son jean déchiré et taché de graisse et l’engin sombre et luisant sur lequel il avait posé une fesse. Ils ne s’y attardaient pas cependant, quelque chose dans l’allure de l’étranger les incitant à se détourner. Ils passaient au large, ménageant une bulle territoriale dans laquelle personne n’osait pénétrer. Jacob avait l’air dangereux . Comme c’était bizarre !

  Edward se posta à quelques mètres de lui. Il n’appréciait guère que je me retrouve dans les parages aussi immédiats d’un loup-garou. D’une main, il me repoussa en partie derrière lui.

  — Il te suffisait de téléphoner, lâcha-t-il sur un ton glacial.

  — Désolé, ricana Jacob, je n’ai pas de sangsues dans mon répertoire.

  — J’étais joignable chez Bella.

  Jake serra les mâchoires, fronça les sourcils et ne releva pas.

  — Ici n’est pas le bon endroit, Jacob, reprit Edward. Pourrions-nous en rediscuter plus tard ?

  — Ben tiens ! Sûr que je vais passer à ta crypte après les cours. Où est le problème ?

  Edward désigna du menton les badauds de la scène qui se trouvaient presque à portée de voix. Quelques personnes hésitaient à poursuivre leur chemin, l’air d’espérer une bagarre qui romprait la monotonie d’un énième lundi matin. Tyler Crowley donna un coup de coude à Austin Marks, et tous deux s’arrêtèrent à quelques mètres de nous.

  — Je sais déjà ce que tu es venu m’annoncer, signala Edward à Jacob, si bas que j’eus moi-même du mal à l’entendre. Tu as délivré ton message, considère-nous comme avertis.

  — Comment ça ? intervins-je d’une voix blanche. Que se passe-t-il ?

  — Tu ne l’as pas informée ? sursauta Jacob. Tu as eu peur qu’elle prenne notre parti ou quoi ?

  — Laisse tomber, s’il te plaît, rétorqua Edward sur un ton encore plus mesuré.

  — En quel honneur ?

  — De quoi devrais-je être au courant ? insistai-je.

  Edward m’ignora, fusillant l’Indien des yeux.

  — Jake ? grognai-je.

  — Il ne t’a donc pas dit que son grand… frère avait traversé la ligne de démarcation dans la nuit de samedi ? lâcha celui-ci, moqueur, avant de s’adresser de nouveau à Edward : Paul était en droit de…

  — C’était un no man’s land, siffla Edward.

  — Non ! fulmina Jacob, les mains tremblant de rage et soufflant fort.

  — Emmett et Paul ? marmonnai-je.

  Ce dernier était le plus instable de la meute. C’était lui qui avait dérapé, un jour en forêt, et le souvenir d’un loup gris qui grondait me revint brusquement en mémoire.

  — Qu’est-il arrivé ? poursuivis-je avec angoisse. Ils se sont battus ? Pourquoi ? Paul a été blessé ?

  — Personne ne s’est battu, m’apaisa Edward, et personne n’a été blessé. Du calme.

  — C’est pour cela que tu l’as éloignée, hein ? devina Jacob. Tu ne voulais pas qu’elle…

  — Va-t’en, l’interrompit Edward, le visage soudain effrayant.

  L’espace d’une seconde, il ressembla à… un vampire. Il toisait son adversaire avec un évident mépris plein de malfaisance.

  — Pourquoi lui avoir caché les choses ? demanda Jacob sans flancher.

  Un long moment, ils s’affrontèrent en silence. D’autres élèves s’étaient attroupés derrière Tyler et Austin, parmi lesquels Ben et Mike. Ce dernier avait posé la main sur l’épaule de Ben comme pour le retenir. De mon côté, j’avais enfin l’explication à mon week-end forcé en Floride. Edward m’avait dissimulé un événement que Jacob m’aurait révélé, lui. Un incident qui avait attiré tant les Cullen que les Quileute dans les bois, à proximité risquée les uns des autres. Une circonstance qui avait poussé Edward à m’emmener à l’autre bout du pays. Une vision qu’Alice avait eue la semaine précédente, et à propos de laquelle Edward m’avait menti. Une péripétie destinée à se produire, que j’avais guettée en la redoutant.

  Cela n’aurait donc jamais de fin ? Je haletais, incapable de contrôler ma respiration. J’avais l’impression que le sol tanguait, comme sous l’effet d’un tremblement de terre.

  — Elle est revenue, balbutiai-je.

  Moi vivante, Victoria ne renoncerait pas. Elle réitérerait ses attaques — assauts avortés et fuites — jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une faille dans la défense de mes protecteurs. Avec un peu de chance, l
es Volturi régleraient mon sort les premiers — au moins, eux me tueraient plus vite. Edward me serra contre lui, sans pour autant cesser de s’interposer entre moi et Jacob, et caressa mes joues.

  — Tout va bien, me rassura-t-il. Je ne lui permettrai jamais de t’approcher. Ça répond à tes questions, clébard ? ajouta-t-il à l’intention de Jacob.

  — Tu estimes qu’elle n’a pas à savoir, hein ? le provoqua celui-ci. C’est sa vie qui est en jeu, pourtant.

  — Elle n’a rien à craindre et elle ne court aucun danger.

  — Le mensonge vaut mieux que la peur ?

  Je tentai de reprendre pied, sans grand résultat. Mes yeux se mouillèrent et, derrière le voile de larmes, je vis Victoria, lèvres retroussées sur ses crocs, prunelles cramoisies que rougissait encore la soif de vengeance. Elle tenait Edward pour responsable du décès de son aimé, James. Elle n’abandonnerait sa quête qu’après avoir réussi à m’enlever à lui. Edward sécha mes paupières du bout des doigts.

  — Crois-tu vraiment que l’exposer à la vérité vaut mieux que la protéger ? murmura-t-il.

  — Elle est plus résistante que tu ne le penses. Et elle a connu pire.

  Tout à coup, l’expression de Jacob se modifia, et ce fut avec un drôle d’air intrigué qu’il dévisagea Edward, fronçant les sourcils comme s’il avait été face à un difficile problème de maths. Edward tressaillit. Levant la tête, je constatai que ses traits étaient tordus par… la douleur. Un court instant atroce, je me remémorai cet après-midi italien où, dans le macabre quartier général des Volturi, Jane l’avait torturé à l’aide de son talent malsain, le clouant au pilori par la seule force de ses pensées. Ce souvenir eut au moins le don de me tirer de ma catatonie. Je réussis à remettre les choses en perspective. Je préférais cent fois que Victoria me tue, plutôt qu’assister à la peine d’Edward.

  — Amusant, commenta Jacob, plutôt satisfait de lui.

  Edward grimaça puis recouvra d’un coup son impassibilité, même si le chagrin continuait de se lire dans ses yeux.

  — Qu’est-ce que tu lui fais ? lançai-je à Jacob.

  — Ne t’inquiète pas, Bella, me calma Edward. Il a bonne mémoire, c’est tout.

  L’Indien sourit, Edward sursauta derechef.

  — Arrête ! Je te somme d’arrêter ! lui ordonnai-je.

  — À ta guise. Mais je décline toute responsabilité s’il n’aime pas ce que je me rappelle.

  Je le gratifiai d’un regard noir, il m’adressa un sourire narquois, celui d’un enfant surpris en train de commettre une bêtise par un adulte dont il sait pertinemment qu’il ne le punira pas.

  — Le proviseur arrive, me chuchota Edward, histoire de refroidir mes ardeurs belliqueuses. Allons en cours, Bella. Je ne veux pas t’attirer des ennuis.

  — Le buveur de sang prend sa tâche de protecteur drôlement au sérieux, hein ? railla Jacob. Des ennuis, c’est amusant. N’aurais-tu pas le droit de t’amuser non plus, Bella ?

  Edward s’empourpra de colère, ses lèvres frémirent.

  — Ferme-la, Jake, lançai-je.

  — J’en conclus que non, s’esclaffa carrément le Quileute. Si jamais tu as envie de goûter de nouveau à la vie, fais-moi signe. Ta moto est toujours dans mon garage.

  — Tu étais censé la vendre, je te signale. Tu l’avais promis à Charlie.

  Si je ne m’étais pas interposée — après tout, Jacob avait consacré des semaines à réparer nos deux engins, et il ne méritait pas que son travail fût ainsi réduit à néant —, mon père aurait purement et simplement jeté le mien à la poubelle. Nul doute qu’il y aurait mis le feu ensuite pour faire bonne mesure.

  — Des clous ! Elle t’appartient, de toute façon. Je te la garde jusqu’à ce que tu la reprennes.

  Tout à coup, l’ombre du sourire que j’aimais tant se dessina sur sa bouche.

  — Jake…

  Il se pencha vers moi, les traits dénués d’ironie à présent.

  — Je me suis trompé sur ton compte, m’interrompit-il. Quand j’ai affirmé que tu n’étais pas capable d’être une amie. Nous y parviendrons peut-être. Sur mon territoire. Passe me voir.

  Bras toujours serrés autour de moi, Edward était une statue au visage calme et résigné.

  — Euh… je ne sais pas trop, Jake.

  Celui-ci avait renoncé à l’agressivité, comme s’il avait oublié la présence de son ennemi, comme si, du moins, il avait décidé de l’oublier.

  — Tu me manques chaque jour, Bella. Sans toi, l’existence n’est plus pareille.

  — Je sais. Je suis désolée. C’est seulement que…

  — T’inquiète, soupira-t-il, je survivrai. Qui a besoin d’amis, hein ?

  Il grimaça, dissimulant son chagrin sous un air bravache. Sa souffrance avait toujours déclenché mes instincts maternels. C’était absurde, dans la mesure où il n’en avait pas besoin. Pourtant, mes bras coincés sous ceux d’Edward éprouvèrent une brusque envie de se tendre vers lui, d’enlacer sa taille imposante et brûlante afin de lui dispenser réconfort et protection. De bouclier, l’étreinte d’Edward se fit prison.

  — Allez, tout le monde en cours ! lança brusquement une voix sévère derrière nous. Bougez-vous, monsieur Crowley.

  — Va-t’en, Jake, chuchotai-je, ayant identifié le proviseur, M. Greene.

  Jacob fréquentait le lycée de la réserve, ce qui ne l’empêcherait pas d’avoir des ennuis pour avoir pénétré sur le territoire d’un autre établissement. Edward me relâcha, se bornant à me tirer par la main. M. Greene franchit les rangées de curieux, ses sourcils froncés comme une nuée orageuse au-dessus de ses petits yeux.

  — Je ne rigole pas, reprit-il. Je colle tous ceux qui seront encore ici quand je me retournerai.

  La foule se dispersa avant même qu’il ait terminé sa phrase.

  — Monsieur Cullen ! Un problème ?

  — Aucun, monsieur Greene. Nous allions en classe.

  — Extra ! Je n’ai pas l’heur de connaître votre ami. Seriez-vous un nouvel élève, jeune homme ?

  Il contempla Jacob, en arriva à la même conclusion que les autres gens — ce garçon était un dangereux semeur de troubles.

  — Non, répondit Jacob avec une moue narquoise.

  — Alors, merci de quitter cet établissement immédiatement, sinon j’alerte la police.

  Le rictus se transforma en un vaste sourire, et je devinai sans peine que Jake imaginait Charlie débarquant pour l’arrêter. Sa bonne humeur était cependant empreinte de trop d’amertume pour me plaire, et j’aurais préféré avoir droit au sourire authentique et chaleureux.

  — Oui monsieur, répondit Jake en effectuant une parodie de salut militaire.

  Puis il enfourcha sa moto, démarra, fit demi-tour dans un crissement de pneus et disparut en quelques secondes. Ce spectacle enragea le proviseur.

  — Monsieur Cullen, j’attends de vous que vous demandiez à votre ami de ne plus revenir ici.

  — Ce n’est pas un ami, monsieur Greene, mais je transmettrai le message.

  Les excellents résultats d’Edward et son dossier sans tache jouèrent en sa faveur.

  — Ah !… Si jamais vous craignez des ennuis, je serai heureux de…

  — Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, monsieur Greene. Il n’y aura aucun ennui.

  — Je l’espère. Et maintenant, filez. Vous aussi, mademoiselle Swan.

  Hochant la tête, Edward m’entraîna vivement en direction de la classe d’anglais.

  — Tu es en état de suivre les cours ? me chuchota-t-il.

  — Oui, répondis-je de même, bien qu’incertaine que ce fût la vérité.

  De toute façon, mon état n’avait guère d’importance. Il me fallait avoir une petite discussion avec Edward sans plus tarder. Hélas, une heure de littérature n’était pas le meilleur moment pour cela. Mais avec M. Greene derrière nous, nous n’avions pas tellement le choix.

  Nous arrivâmes en retard et nous empressâmes de nous installer. M. Berty récitait un poème de Frost et n
ous ignora, refusant d’interrompre sa tirade. Arrachant une page à mon cahier, je me mis à griffonner aussitôt, d’une écriture que mon agitation rendait encore plus illisible que d’ordinaire.

  Je passai mon mot à Edward. En soupirant, il entreprit d’y répondre. Cela lui demanda moins de temps qu’à moi, alors qu’il rédigea un long paragraphe de sa calligraphie somptueuse.

  Je plissai le front, mécontente. Ils avaient tous été de la partie, Emmett, Jasper, Alice, Rosalie et Carlisle. Esmé aussi, sans doute, bien qu’il ne l’ait pas mentionnée. Pareil de l’autre côté — Paul et la meute. Les choses auraient facilement pu virer à un affrontement entre ma future famille d’adoption et mes anciens amis. N’importe lequel d’entre eux aurait pu être blessé. Je pensais que les loups couraient un plus grand danger, mais imaginer la minuscule Alice à côté d’une de ces énormes bêtes, luttant contre elle… Je frissonnai. Je gommai soigneusement ces lignes, écrivis à la place :

  Je n’avais pas terminé mon mot qu’Edward secouait déjà la tête. Minimisait-il les périls encourus par mon père ? Je poursuivis néanmoins :

  Il m’arracha la feuille.

  Je n’avais pas du tout songé à cela. Je n’avais même pas envisagé de partir là-bas sans lui. Pour moi, nous aurions dû rester ici ensemble. Sa réponse me fit perdre le fil, tout en me vexant. Comme si j’étais incapable de traverser le pays en avion sans que celui-ci s’écrase ! Très drôle.

  Il essayait de retenir un sourire, maintenant.

  Bien sûr ! Je me mordis les lèvres, fis une nouvelle tentative.

  Je le fixai, à court de mots.

  — Ben quoi ? murmura-t-il.

  — Rien, répondis-je du bout des lèvres.

  Secouant la tête, je m’efforçai d’oublier cette conversation déroutante et revins à la précédente.

 

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