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HÉSITATION

Page 36

by Stephenie Meyer


  — Oui, merci, répondis-je sans préciser que j’étais tout sauf certaine de sa sécurité.

  — Je regrette de ne pas pouvoir être avec vous demain, ajouta Billy avec un rire amer. La vieillesse est un fardeau, Bella.

  Le bellicisme était décidément une caractéristique masculine. Ces mecs se ressemblaient tous.

  — Amusez-vous bien avec Charlie.

  — Bonne chance à toi, Bella. Et… passe mes vœux… de réussite aux Cullen.

  — D’accord.

  Encore étonnée par les derniers mots de Billy, je rendis son téléphone à Edward. Il était en pleine conversation silencieuse avec Alice, qui le fixait avec des yeux suppliants. Il plissait le front, guère heureux.

  — Billy vous souhaite bonne chance, annonçai-je.

  — C’est très gentil de sa part, commenta Edward.

  — Bella ? lança sa sœur. J’aimerais te parler seule à seule.

  — Je préférerais que tu t’abstiennes, objecta-t-il. Inutile de me compliquer l’existence.

  — Cela ne te regarde pas, riposta-t-elle.

  Bizarrement, il s’esclaffa.

  — C’est un truc entre filles, insista Alice.

  Il se renfrogna.

  — Laisse-la faire, intervins-je, dévorée par la curiosité.

  — Tu l’auras voulu.

  Secoué par un rire à la fois amusé et mécontent, il quitta rapidement le garage. Je me tournai vers Alice, un peu soucieuse, mais elle alla s’asseoir sur le capot de la Porsche, toujours aussi revêche. Je l’y rejoignis. Elle semblait découragée, et sa voix avait des accents si malheureux quand elle reprit la parole que je ne pus m’empêcher de passer un bras autour de ses épaules.

  — Bella ?

  — Qu’y a-t-il, Alice ?

  — Tu ne m’aimes donc pas ?

  — Bien sûr que si !

  — Alors, pourquoi t’ai-je vue filer en douce à Las Vegas pour te marier sans m’inviter ?

  — Oh !

  Je me sentis rougir. Visiblement, elle prenait très mal la chose.

  — Tu sais combien je déteste les tralalas, me défendis-je. Et puis, c’est une idée d’Edward.

  — Qu’elle vienne de lui ou de toi m’est bien égal. Comment oses-tu me faire un coup pareil ? Je n’en attendais pas moins de lui, mais de toi ! Je t’aime comme une sœur.

  — Je te considère comme telle.

  — Que des mots, oui !

  — Bon, tu pourras venir avec nous. De toute façon, il n’y aura pas grand-chose à voir.

  Pour autant, elle ne se dérida pas.

  — Quoi encore ? m’impatientai-je.

  — Combien tu m’aimes, Bella ?

  — Pardon ?

  Elle tourna vers moi son regard de martyre, sourcils noirs froncés, lèvres tremblantes, arborant une expression à fendre le cœur le plus dur.

  — Je t’en prie, Bella. Je t’en conjure ! S’il te plaît… Laisse-moi organiser ton mariage.

  — Alice, non ! gémis-je en me levant de la voiture. Épargne-moi ça !

  — Si tu m’aimes pour de bon…

  — Tu es immonde ! Edward a déjà utilisé le chantage affectif, au passage.

  — Je suis sûre qu’il préférerait une cérémonie traditionnelle, même s’il ne te l’a pas dit. Et Esmé… Pense à ce que cela signifierait pour elle !

  — Plutôt affronter les nouveau-nés toute seule.

  — Je te serais redevable pour une décennie.

  — Un siècle, oui !

  — C’est un oui ? s’exclama-t-elle en s’illuminant.

  — Non ! Je refuse.

  — Tu n’aurais à t’occuper de rien. Juste à faire quelques pas et à répéter les paroles du pasteur.

  — Non, non, et non !

  — Je t’en conjure ! Sois gentille ! Sois gentille ! Sois gentille !

  Elle s’était mise à sautiller sur place en scandant sa litanie.

  — Je ne te le pardonnerai jamais, Alice, jamais.

  — Hourra ! brailla-t-elle en tapant dans ses mains.

  — Je n’ai pas dit oui !

  — Ça ne saurait tarder.

  — Edward ! appelai-je en déguerpissant. Je sais que tu nous espionnes. Rapplique ici.

  Derrière moi, Alice continuait d’applaudir.

  — Merci, lui lança fraîchement son frère en surgissant dans mon dos.

  Je virevoltai, prête à l’incendier, mais il avait l’air si triste et inquiet que je ravalai mes jérémiades et me jetai à son cou, enfouissant mon visage dans son torse pour dissimuler mes larmes de rage. Pas question qu’on les confonde avec des larmes de bonheur !

  — Las Vegas, chuchota-t-il à mon oreille.

  — Cours toujours ! pépia sa sœur. Bella ne me fera jamais ça. Et toi, mon cher, sache qu’il t’arrive d’être extrêmement décevant, en tant que frère.

  — Ne sois pas méchante, grommelai-je. Il essaye de me rendre heureuse, lui. Pas comme toi.

  — Moi aussi j’essaye de te rendre heureuse, se récria-t-elle. La différence, c’est que je sais ce qui marchera le mieux… à long terme. Un jour, tu me remercieras. Bon, d’accord, peut-être pas avant cinquante ans, mais tu verras.

  — Je ne pensais pas pouvoir relever un défi contre toi, ma vieille, sauf que là, si. Obligé.

  Elle éclata de son rire argenté.

  — Alors, reprit-elle, tu me montres la bague ?

  Elle s’empara de ma main, la laissa aussitôt retomber.

  — Je l’ai vu te la passer au doigt ! s’exclama-t-elle. J’ai loupé un épisode ou quoi ?

  Elle se concentra un bref instant, répondit à sa propre question.

  — Non ! Le mariage aura bien lieu.

  — Bella a un problème avec les bijoux, avança Edward.

  — Bah ! Un diamant de plus ou de moins ! La bague doit en avoir plein, j’imagine, mais vu qu’Edward t’en a déjà…

  — Stop, Alice ! l’interrompit ce dernier, bizarrement furieux. Nous sommes en retard.

  — On en reparlera, riposta-t-elle. Tu as raison, filez. Vous devez installer un piège et monter votre campement avant la tempête. N’oublie pas de bien te couvrir, Bella, le froid risque d’être… exceptionnel pour la saison.

  — J’ai pris sa veste, assura Edward.

  — Bonne soirée, alors.

  Nous mîmes deux fois plus de temps que d’habitude pour gagner la prairie, car Edward prit des chemins de traverse, histoire que mon odeur n’entache pas la trace que Jacob fabriquerait plus tard. Il me portait dans ses bras, puisque son gros sac à dos occupait ma place habituelle. Arrivé sur place, il me déposa à la lisière la plus éloignée de la vaste clairière.

  — Bon, décréta-t-il, à partir d’ici, tu marches en direction du nord en touchant un maximum de choses. Alice m’a renseigné sur la route qu’ils prendront, nous n’allons pas tarder à la croiser.

  — Où c’est, le nord ?

  En souriant, il tendit le doigt. Je m’aventurai dans la forêt, délaissant la lumière jaune de ce drôle de jour ensoleillé. La vision troublée d’Alice l’avait peut-être induite en erreur quant à la tempête à venir. Du moins, je l’espérais. Le ciel était dégagé, même si le vent soufflait furieusement. Sous le couvert des arbres, il était moins perceptible, bien qu’il fît trop froid pour un mois de juin. J’avais beau être vêtue d’une chemise à manches longues et d’un gros pull, j’avais la chair de poule. J’avançais lentement, tripotant tout ce qui se trouvait à ma portée — écorce rêche des troncs, fougères humides, rochers moussus. Edward m’accompagnait selon une ligne parallèle, à une vingtaine de mètres de moi.

  — J’agis comme il le faut ? lançai-je.

  — C’est parfait.

  — Est-ce que cela aiderait ? demandai-je en récupérant quelques cheveux tombés sur mes épaules et en les déposant sur des feuilles.

  — Ça renforce la piste, oui, mais inutile de t’arracher les cheveux, Bella.

  — Pas de soucis, j’en perds assez pour ça.

  Dans les
bois, l’atmosphère était lugubre. J’aurais aimé être assez près d’Edward pour lui tenir la main. Je plaçai un nouveau cheveu sur une branche brisée.

  — Tu n’es pas obligée d’obéir à Alice, tu sais ? me dit-il soudain.

  — Rassure-toi, je ne me sauverai pas devant l’autel.

  J’avais le pénible pressentiment que sa sœur obtiendrait ce qu’elle voulait, à la fois parce qu’elle était totalement dénuée de scrupules quand elle désirait quelque chose, et parce que je n’étais que trop encline à culpabiliser.

  — Ce n’est pas ce qui m’inquiète. Je tiens à ce que ce soit comme tu l’auras souhaité.

  Je réprimai un soupir. Si je lui avouais la vérité — la forme que prendraient ces noces ne comptait guère, tout n’étant qu’une variation dans les degrés de l’horreur —, il serait blessé.

  — Même si Alice parvient à ses fins, reprit-il, nous devrions réussir à éviter le grandiose. Emmett n’aura qu’à décrocher l’autorisation d’officier sur l’Internet.

  — Ce ne serait pas mal, en effet, ris-je.

  Emmett en marieur aurait l’air d’un gag, ce qui me plaisait, même si j’aurais du mal à ne pas pouffer.

  — Tu vois, ajouta Edward, on trouve toujours un compromis.

  Je mis un certain temps à atteindre l’endroit où l’armée de jeunes vampires croiserait notre chemin. Edward eut la patience de supporter ma lenteur. Il lui fallut me ramener sur mes pas, car j’étais perdue, dans ces bois qui, à mes yeux, se ressemblaient tous. Nous avions presque rejoint la prairie, et je distinguais déjà une éclaircie devant moi quand, trop pressée, je fis un faux pas et m’affalai par terre. J’évitai de me cogner la tête contre un tronc en me rattrapant à une branche qui m’entama la peau.

  — Aïe ! marmonnai-je. Génial, manquait plus que ça !

  — Ça va ?

  — Oui. N’approche pas, je saigne. Ça s’arrêtera dans un instant.

  Ignorant mes recommandations, il fut à mon côté en une fraction de seconde.

  — J’ai une trousse de premiers secours, annonça-t-il en enlevant son sac à dos. Je me doutais qu’elle nous servirait.

  — Ce n’est rien. Je m’en charge. Inutile de te mettre dans une situation inconfortable.

  — T’occupe, ça ne me gêne pas. Donne-moi ta main, que je nettoie la plaie.

  — Une minute, je viens d’avoir une idée.

  Sans regarder le sang et en prenant soin de respirer par la bouche pour éviter de vomir, j’appuyai ma paume sur un rocher proche.

  — Qu’est-ce que tu fabriques ?

  — Jasper va adorer ça.

  Je repartis en direction du terrain dégagé, pressant ma blessure partout où je le pouvais.

  — Je suis sûre que ça les rendra dingues.

  Edward poussa un soupir.

  — Retiens ton souffle, lui lançai-je.

  — Ce n’est pas ça, je trouve seulement que tu en fais un peu trop.

  — Je tiens à ce que les choses soient le mieux possible, c’est ma façon d’aider.

  Nous émergeâmes de la forêt.

  — Ne t’inquiète pas, les nouveau-nés seront cinglés, et Jasper très impressionné pas ton sens du devoir. Et maintenant, laisse-moi te soigner. Tu as sali ta blessure.

  — Je m’en charge, répétai-je.

  — Cela ne m’est plus aussi difficile qu’autrefois, riposta-t-il en souriant.

  Je l’observai laver la coupure. Effectivement, il était calme, et sa respiration mesurée.

  — Comment l’expliques-tu ? demandai-je quand il posa le pansement.

  — J’ai dépassé ce stade.

  — De quelle manière ? Quand ?

  La dernière fois qu’il avait été obligé de se contrôler face à mon sang remontait au mois de septembre précédent, lors de ma fête d’anniversaire gâchée.

  — Durant vingt-quatre heures, je t’ai crue morte, répondit-il en cherchant ses mots. Cela a changé ma façon d’envisager les choses.

  — L’impact de mon odeur sur toi aussi ?

  — Non, pas du tout. Mais… avoir éprouvé le sentiment de ta perte… a modifié mes réactions. Tout mon être évite les situations qui pourraient provoquer de nouveau ce genre de souffrance.

  J’en restai bouche bée.

  — Appelons ça une expérience très instructive, rigola-t-il.

  Le vent qui soufflait violemment agita mes cheveux et déclencha mes frissons.

  — Bien, enchaîna Edward en sortant du sac ma veste d’hiver et en m’aidant à l’enfiler, tu as rempli ton rôle. Le reste nous appartient. Allons camper, maintenant !

  Son enthousiasme moqueur me fit rire. Prenant ma main bandée — l’autre était en pire état, l’attelle toujours en place —, il m’entraîna à l’extrémité opposée de la prairie.

  — Où retrouvons-nous Jacob ? m’enquis-je.

  — Juste ici.

  Il désigna les arbres qui nous faisaient face au moment même où le Quileute émergeait prudemment des bois. Il avait forme humaine, j’ignore pourquoi je m’étais attendue à le voir en loup. Il me parut plus grand, sans doute parce que, inconsciemment, je regrettais le Jacob d’avant, celui de mes souvenirs, l’ami qui n’avait pas encore compliqué les choses. Ses bras étaient croisés sur son torse nu, son poing tenait une veste. Son visage resta impassible tandis que nous le rejoignions.

  — Il y avait sûrement une meilleure solution, maugréa Edward.

  — Trop tard.

  Il soupira.

  — Salut, Jake, lançai-je quand nous fûmes près de lui.

  — Salut, Bella.

  — Bonjour, Jacob, dit Edward.

  — Où est-ce que je l’emporte ? demanda ce dernier en faisant fi des civilités.

  Edward tira une carte de sa poche et la lui donna. Il la déplia.

  — Nous sommes ici, expliqua mon amoureux en tendant le doigt.

  L’Indien eut un geste de recul instinctif avant de se ressaisir. Edward prétendit ne pas l’avoir remarqué.

  — Tu vas l’emmener là-bas, continua-t-il en traçant une ligne sinueuse qui épousait les courbes de niveau. À une petite quinzaine de kilomètres.

  Jacob hocha la tête.

  — À environ deux kilomètres d’ici, tu devrais tomber sur ma piste. Suis-la. Tu as besoin de la carte ?

  — Non, je connais bien le coin.

  Apparemment, Jacob avait plus de difficultés qu’Edward à se montrer courtois.

  — Je prendrai un chemin plus long, reprit ce dernier. Je vous retrouve dans quelques heures.

  Il me regarda, malheureux. Cette partie du plan lui déplaisait souverainement.

  — À plus, murmurai-je.

  Il disparut dans les arbres, à l’opposé de la direction que nous allions prendre. Dès qu’il fut parti, Jacob retrouva sa bonne humeur.

  — Alors, Bella, quoi de neuf ?

  — Que du vieux, mon pote, que du vieux.

  — Tu as raison. Une bande de vampires essaye de tuer, rien que de très ordinaire.

  — Exact.

  — Bon, filons, décréta-t-il en enfilant sa veste.

  Je me rapprochai de lui en grimaçant. Il se pencha, passa son bras derrière mes genoux et me souleva d’une main, rattrapant ma tête avant qu’elle ne cogne par terre.

  — Crétin ! grommelai-je.

  Rieur, il partit en courant dans la forêt. Il gardait une allure mesurée, un trot enlevé sur lequel un humain aurait été capable de s’aligner… pour peu qu’il fût en terrain plat et débarrassé de mes cinquante kilos.

  — Inutile de galoper, dis-je. Tu vas te fatiguer.

  — Courir ne me fatigue pas, répondit-il, le souffle régulier comme celui d’un marathonien. Et puis, il ne va pas tarder à cailler. J’espère que ton chéri aura installé le campement à notre arrivée.

  — Je croyais que tu n’avais plus froid ? m’étonnai-je en tapotant son épaisse parka.

  — C’est vrai. Je l’ai apportée pour toi, au cas où tu ne serais pas équipée. Le temps m’inqu
iète. Tu as remarqué que nous n’avons pas croisé un seul animal ?

  — Hum… non.

  — Ça ne m’étonne pas. Tes sens ne sont pas assez développés.

  Je ne relevai pas.

  — Alice a parlé d’une sacrée tempête.

  — Il est rare que la nature soit aussi silencieuse. Tu as choisi ta nuit pour camper.

  — L’idée n’est pas de moi, je te rappelle.

  L’itinéraire qu’il suivait se mit à grimper de plus en plus, ce qui ne le ralentit pas cependant. Il sautait de rocher en rocher sans difficulté, l’air de ne pas avoir besoin de ses mains pour garder son équilibre. Il me fit penser à un bouquetin.

  — Qu’est-ce que c’est que cet ajout à ton bracelet ? me demanda-t-il soudain.

  Je baissai les yeux sur le cœur en cristal.

  — Un autre cadeau pour fêter mon diplôme, marmonnai-je en me sentant aussitôt coupable.

  — Un caillou, rien de très surprenant, maugréa-t-il, méprisant.

  Un caillou ? Le mot évoqua soudain la phrase qu’Alice n’avait pas terminée, dans le garage. Qu’avait-elle dit ? Elle avait parlé de diamants… « Edward t’en a déjà offert un. » Était-ce ce qu’elle avait failli lâcher avant qu’Edward ne l’interrompît ? C’était impossible. Le pendentif devait peser au moins cinq carats, une folie ! Jamais Edward…

  — Voilà un moment que tu n’es pas venue à La Push, reprit Jacob, interrompant mes conjectures.

  — J’étais occupée. De toute façon… je ne l’aurais pas souhaité.

  — Je croyais que tu étais celle qui pardonnait et moi le rancunier ?

  Je haussai les épaules.

  — Tu as longuement réfléchi à ce qui s’est passé la dernière fois, hein ?

  — Non.

  — Soit tu mens, s’esclaffa-t-il, soit tu es la personne la plus entêtée sur terre.

  — Je ne mens pas, et je te laisse le soin de juger pour ce qui est de ta deuxième suggestion.

  Cette conversation me gênait, en pareilles circonstances — ses bras trop chauds serrés autour de moi, me réduisant à l’impuissance ; son visage trop près du mien à mon goût et me donnant envie de reculer.

  — Les gens intelligents ne prennent une décision qu’après avoir examiné toutes les options.

  — C’est ce que j’ai fait, rétorquai-je.

  — Pas si tu n’as pas réfléchi à notre dernière… discussion.

 

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