ELEANOR DÉBARQUE !
Page 27
— Ils le font toujours ?
Elle secoue la tête.
— Ce ne serait pas la même chose, de toute façon. Mais tu ne crains pas que ce soit illégal ? Comme de pratiquer la psychanalyse sans licence ?
Je lui renvoie un regard incrédule.
— C'est toi qui me dis ça ? Une barmaid ?
Elle sourit.
— Un point pour toi.
— Et j’ai une feuille avec les numéros d’urgence, juste au cas où.
Mais je ne veux pas parler de tout ça, parce que j’ai peur que Maya me convainque de ne pas rêver toute éveillée. Or, en termes de perspectives d’emploi, c’est tout ce que je possède : un rêve éveillé à propos de Valentine dans une publicité pour shampooing. Alors je change de sujet :
— J’ai visité la maison de Merrick.
Dix minutes plus tard, Maya me contemple, incrédule.
— Elle a dit qu’elle était la nouvelle femme de sa vie ? demande-t-elle, pétrifiée d’horreur.
J’acquiesce.
— J’ai demandé si elle était sa sœur. En m’accrochant aux murs. Elle a répondu en se collant contre lui, et je me suis emballée.
— Tu t’es emballée ? Comme une… lors d’un festival Elle Medina ?
— Le superfestival. Une harengère hurlante, une hystérique tireuse de cheveux, avec en plat du jour arrachage des yeux.
— Arrachage des yeux ? Tu n’as pas…
— Non, non. L'ambulance ne s’est pas révélée nécessaire. Agression purement verbale, jusqu’à ce que Merrick explique clairement qu’elle était sa nouvelle assistante, qu’ils ne couchaient pas ensemble et qu’en fait, il n’était pas une crapule de crapaud bigame à tête chercheuse de Tchernobyl.
Elle me contemple, quelque chose dans son regard ressemblant à de l’admiration.
— Tu lui as dit ça ?
— Et pire encore.
— Et… Et qu’as-tu dit après ?
— Après qu’il est devenu évident que c’était moi la débile, que pouvais-je faire ? J’ai pris la fuite. J’ai descendu la rue en courant jusqu’au Seven Eleven et j’ai appelé un taxi.
Maya réfléchit.
— Ouah. Classe.
— Avec un K majuscule.
Lorsque Miu Miu et moi discutons, je n’ai pas l’impression d’être stupide. Je me rends compte maintenant que j’ai peut-être trop investi dans Louis, trop attendu de lui. Qu’il vienne à mon secours. Je comptais sur mes parents, sur mon boulot, sur mes fantasmes à propos de Joshua, de L, pour changer de vie.
Je n’ai pas d’argent, pas de formation et pas de baguette magique. Le téléphone ne croule pas sous les appels d’amies de Valentine. Je soupçonne que lors de la transmission de l’information, un maillon de la chaîne ne portait pas son sonotone. Ma carrière de voyante à cent dollars de l’heure a compté très précisément une cliente.
Manpower avait un job d’une journée pour moi, répondre au téléphone pour un agent immobilier. J’ai répondu au téléphone. Puis je suis rentrée à la maison, plus riche de cinquante-deux dollars après déduction. Coïncidence, il me faut justement cinquante-deux dollars après déduction, sept jours par semaine, pour faire vivre ma petite famille. Manpower n’avait plus de travail.
Je reçois un appel, généré par l’une de mes lettres de candidature. J’ai cinquante pour cent de chances d’être embauchée pour livrer des journaux. C'est très, très tôt le matin, mais ça veut dire que je peux également travailler l’après-midi. Et comme j’ai une voiture, autant exploiter mes ressources disponibles.
Je finis par faire une croix sur mon fantasme à propos d’IKEA. Celui où un superbe suédois, éventuellement Sven IKEA lui-même, frappait à ma porte, un gros chèque à la main. Impressionné par mon honnêteté, il pensait que je méritais une récompense.
Alors, oui, je suis encore à terre. Mais non, personne ne va voler à mon secours. Personne ne le peut. Tout ce qu’on peut faire, c’est repousser l’inévitable. Et même si l’inévitable a été repoussé de six ans, je suis toujours moi. Je suis la seule à pouvoir voler à mon secours.
Miu Miu pense que j’ai fait mes premiers pas. Avec Carlos, avec IKEA et avec elle. Elle pense que je devrais cesser d’éviter toutes les réalités déplaisantes. Elle pense que je devrais repartir de zéro.
Avec Merrick, par exemple. Suis-je en train de tomber amoureuse de lui ? Suis-je tombée amoureuse de lui ? Peut-être. Et est-ce que je veux qu’il vole à mon secours ? Bien sûr. Mais je sais que ça ne marche pas ainsi. Alors peut-être vais-je aller frapper à sa porte. Peut-être vais-je présenter mes excuses et — s’il ne me vire pas de son bureau en s’écroulant de rire, s’il ne me dit pas que j’avais raison de me prendre pour une ratée pathétique — peut-être que nous parlerons. Mais je sais qu’il ne peut pas me sauver. Pas vraiment. Personne ne le peut. A part moi.
Je ne demande qu’une chose : que lorsque je frapperai à sa porte, mon Dieu faites que ce ne soit pas Betsy, la décontractée, la posée, la minuscule Betsy qui réponde.
Je frappe à sa porte.
— Oh, bonjour, dit Betsy. Elle. Vous… Vous allez bien ?
Je tente de ne pas m’évanouir sur place.
— Ça va, merci. Merrick est là ?
— Louis ? Oui, mais Neil passe le prendre dans… Bon, je vais le chercher.
Elle extrait Merrick de son bureau et disparaît avec tact. Merrick et moi restons seuls face à face. Je finis par me dire qu’il faut que je dise quelque chose.
— Je… Je voulais m’excuser. Pour… les préservatifs et les doggie bags et vos journaux et… pour tout. Je suis désolée. Et je voulais vous remercier. Et… Et…
Il m’observe sans broncher. Ses yeux pétillent, mais ses sourcils ne bougent dans aucune direction. Ses cheveux attrapent la lumière, et brillent d’un orange hideux.
— … Et je n’étais pas moi-même ces derniers temps. Je veux dire, peut-être que si, mais je commence à peine à me connaître moi-même, et…
Tais-toi, Elle.
— … je sais que cela semble stupide. Enfin, tout ça…
Je fais un geste qui tente de signifier ma vie en son entier.
— … est nouveau pour moi, et je ne sais pas encore m’y prendre. Et vous avez été gentil avec moi, sans raison, et je voulais vous remercier… et… euh…
Il passe la main dans ses cheveux et c’est là que je m’en aperçois : ses racines ne sont pas rouges. Oh ! mon Dieu ! Ses racines sont sans conteste brunes.
— … je veux dire, je voulais vous dire, vous dire… Vos racines ne sont pas rouges.
En réalisant que j’ai parlé tout haut, je me pétrifie dans un silence ébahi.
— Oubliez mes racines…
Ses lèvres s’étirent en un sourire.
— Je veux en savoir plus sur mes journaux.
Il ne me déteste pas. Je ne dois pas éclater en sanglots de soulagement. Plutôt focaliser de façon inappropriée sur ses cheveux.
— Vos racines sont brunes ! C'est par… vanité ? Mais du rouge pour couvrir le gris ?
— Mes cheveux ne grisonnent pas, Elle.
— Evidemment, j’acquiesce solennellement. Mais quand même… Vous teignez vos cheveux. Vous teignez vos cheveux.
On dirait quelqu’un lui parlant de poursuites.
— Ce n’est pas exactement ça. Je ne le fais pas parce que je veux le faire.
— Oh, non. J’ai entendu parler de ça. Des enlèvements mystérieux, des gens forcés de teindre leurs cheveux. La seule chose dont ils se souviennent, c’est l’odeur de L'Oréal numéro trente-six.
Il rit, et mon cœur se réchauffe.
— C'est ma nièce. Elle est dans une école de coiffure ici. Elle avait un examen, et la fille supposée lui servir de modèle s’est défilée. Elle m’a appelé au dernier moment, désespérée de ne pas trouver de remplaçant, et j’y suis allé.
Je secoue la tête.
— Si vous espérez me faire avaler ça…
— Je vous jure que…
&n
bsp; Je le regarde, indécise.
— Vous ne me croyez pas.
Mais je le crois. Et je crois que c’est la chose la plus gentille, la plus désintéressée que j’ai entendue, et même, jamais entendue. Mais je suis trop emballée pour arrêter là.
— Quel âge a cette prétendue nièce ? Vous n’êtes pas assez âgé pour avoir une nièce à l’école de coiffure.
— Ma sœur a douze ans de plus que moi. Ma nièce vient juste d’avoir dix-huit ans. Je voulais qu’elle aille à la fac, mais elle a choisi la cosmétologie.
Ça n’en rend l’histoire que plus sympa. Il désapprouve son choix, mais l’aide quand même.
— C'est vrai !
— Bien sûr que c’est vrai. Je vous crois. Je ne pourrais pas… Je ne peux pas ne pas vous croire. Vous êtes un type tellement bien.
Les mots sortent bizarrement de ma bouche et restent suspendus entre nous, lourds de sens.
— Vous avez raison. Je suis un type bien, et vous êtes une fille bien et…
… et je l’embrasse.
Neuf heures plus tard — après de romantiques balades sur la plage, avoir passionnément fait l’amour sous les étoiles, siroté de la limonade sur la bergère de la véranda et échangé des serments sincères — la porte d’entrée s’ouvre.
— L'aéroport de Santa Barbara, dit Neil avec mépris. Vous entrez sur le parking, ils vous font payer trois dollars. Même si vous ne restez pas…
Il nous regarde.
— Qu’est-ce que vous fabriquez, tous les deux ? Vous jouez aux charades ? Je déteste les charades.
Merrick m’embrasse.
— Oh ! dit Neil.
— Je pars pour New York, Elle. Pour cinq jours.
Merrick démarre. Il est sublime.
— Promets-moi que tu ne feras rien… rien… pendant mon absence ?
— Promis.
La seule exception que je fais à « rien », c’est le job de livreuse de journaux. Je leur dis que je le prends. Parce que même si je suis à la fois transportée et terrifiée, à en être malade, à l’idée du retour imminent de Merrick, je ne m’autoriserais pas, même dans mes fantasmes les plus fous, à envisager qu’il vole à mon secours.
Comme je le dis à Maya durant un appel de minuit dû à la folie amoureuse.
— Je ne veux pas ficher cette histoire en l’air à cause de ce que je trimballe dans mes vieilles valises.
— Non ?
Elle ne peut pas vraiment parler parce qu’elle est au travail et — pour une fois — a des clients. Alors j’ouvre mon cœur, et elle répond télégraphiquement.
— Non. Si je bousille cette histoire-là, ce sera avec des bagages flambant neufs !
— Louis Vuitton ?
— Kate Spade. Non, je ne vais tout simplement pas bousiller cette histoire. Parce que je vais être moi de l’intérieur, je vais…
— S'il te plaît.
Met le paquet sur le dédain amusé.
— Je sais que c’est stupide, mais c’est vrai. Je vais faire en sorte de réussir, et jusque-là, il faudra qu’il se tienne un peu en retrait. Oh ! mon Dieu ! Et s’il ne comprend pas ? Et s’il rencontre une femme à New York et qu’il l’épouse ?
— Elle.
— Pas de Elle qui tienne ! Ça peut arriver. Personne n’est mieux placé que moi pour le savoir. Mais s’il s’agit de ne pas voler à mon secours, si en fait il ne peut pas m’aider, où se situe la frontière ? Je veux dire : je ne dois rien accepter de lui ? Dîner et ce genre de choses, ça va, n’est-ce pas ? Mais je n’attends rien de lui, voilà. Je dirige ma propre vie, et si elle croise la sienne, tant mieux, mais je ne me cramponne pas à sa vie et…
— Gamin ! dit-elle.
— Des gamins ? Dieu du ciel, Maya. Nous nous sommes à peine embrassés. Tout ce qu’il m’a dit, c’est de ne rien faire jusqu’à son retour. Il voulait probablement dire qu’il ne fallait pas que j’inonde son appartement avec ma baignoire. Oh ! mon Dieu ! Et si c’était ça qu’il voulait dire ?
— Je parlais au gamin. Kid. Billy the.
— Oh.
Et ainsi de suite. Jusqu’à écœurement — l’écœurement de Maya, et mon délice à moi. Il revient dans trois jours !
35
Je suis réveillée par le téléphone.
— Elle à l’appareil, dis-je d’une voix étonnamment fringante malgré l’heure matinale.
Peut-être un boulot. J’attends un appel ou deux.
— Je veux mon costume. Aujourd’hui, c’est le jour où tu dois payer.
— Maman! je m'exclame. Super de t’entendre. Comment ça va, à Sedona ? Les pierres rouges sont toujours, euh, rouges ?
— Aujourd’hui. Je ne te conseille pas de m’entuber, chienne.
Aujourd’hui ? La Tache est la dernière personne que j’ai envie de voir aujourd’hui.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Une infection gynéco ? Pire. Heureusement, j’ai ce costume en seersucker que je vais utiliser pour…
Clic.
Ah ! Tous les hommes qui manquent de confiance en eux sont « vaginophobes ». La meilleure façon de vider un ascenseur surpeuplé, ou un taxi, ou…
Le téléphone sonne de nouveau. Je décroche, et suis sur le point de dire : « Muqueuse vaginale, bonjour », quand je me souviens que Calamity Jane doit maintenant faire partie du passé. Si je dis ça, il est à parier que Merrick, Carlos ou un employeur potentiel sera au bout du fil. Alors je dis :
— Bonjour !
Et même si c’est de nouveau la Tache, au moins il verra qu’il n’a pas réussi à anéantir ma bonne humeur.
Mais ce n’est pas la Tache. C'est un type qui veut m’engager. Je me comporte avec calme et professionnalisme, et raccroche le téléphone avec une dignité sereine.
Il semble que la Nouvelle Elle ne soit pas seulement livreuse de journaux, mais également réceptionniste dans un hôtel local. Pas vraiment le niveau de glamour que j’avais en vue — sans compter que la gestion de deux boulots va sûrement m’achever. Si les clients de l’hôtel ne s’en chargent pas auparavant. Mais encore une fois : je m’aide moi-même.
Premiers pas pour m’aider moi-même ? Longue douche chaude. Maquillage. Vêtements. Frotter Miu Miu avec de l’huile de thé et la promener sur East Beach. Elle boxe à peu près régulièrement, maintenant, mais chaque fois que je la vois, je suis tout excitée. Elle regarde également les oiseaux de mer avec un genre de regard prédateur. Bientôt, elle va courir après, et ma vie sera parfaite. Ou presque.
Nous rentrons à la maison pour nettoyer le goudron de la plage incrusté sous les pieds et les pattes, avec des boules de coton trempées dans du dissolvant, mais nous sommes distraites par un carnet resté ouvert. Deux cercles entourent les chiffres « 1 500 dollars » par mois.
Je peux réussir. Un stylo en main, j’effectue de hasardeux calculs, puis me laisse envahir par la terreur. Mes deux boulots commencent mercredi. Je vais les détester. Evidemment. Je suis malade rien que d’y penser. C'est moi ? Livreuse de journaux et réceptionniste ? Je feuillette le carnet, dévorée par un ardent désir d’oubli total, ou, si ça ne marche pas, d’une enclume tombant sur ma tête comme dans un dessin animé. Mais c’est de ma vie dont nous parlons. De ma vie, et de celle de Miu Miu. Et Merrick ? Nous verrons ce qui arrivera. Je ne tire pas de plan sur la comète.
Le téléphone sonne.
— Eleanor Medina ?
— Carlos, l’homme de ma vie.
— Elle, dit-il de sa voix officielle de représentant d’une boîte de recouvrement. Ça devient sérieux. Ils vont saisir votre voiture.
— Ma voiture ! Ils ne peuvent pas prendre ma voiture ? J’en ai besoin pour travailler.
— Vous avez un emploi ?
— Livreuse.
— De pizzas ?
— Livraisons médicales. Cœurs, reins et…
Je soupire.
— En fait, je livre des journaux. Et j’ai un deuxième boulot comme réceptionniste. Aussi vais-je bientôt reprendre mes paiements et ils n’auront pas à… Miu !
Je traîne le téléphone à travers la pièce. Miu a quelque chose d’étrange encastré dans l’une de ses bajoues.
— Quoi ? demande Carlos. Elle va bien ?
— Elle était en train de fourrer son museau dans…
Oh non !
— … dans un costume.
— Un costume ?
Un costume en seersucker, nettoyé à sec, déballé.
— Le costume de la Tache…
Je farfouille dans sa bajoue humide et baveuse et déterre un bâtonnet blanc coiffé d’une tache gélatineuse rouge.
— Miu ! je gronde. Pas pour toi !
Elle s’esquive, léchant furtivement ses bajoues, et j’explique à Carlos :
— Une sucette. Elle a pêché une sucette dans la poche de ce costume.
— Vous avez dit « la Tache » ? bourdonne Carlos à mon oreille tandis que j’évalue les dommages.
Complets. Sillons gluants de bave, empreinte goudronneuse de patte, et même une couche de poils dont cette merveille sans fourrure s’est débrouillée pour se dépouiller. La sucette a dégouliné dans la poche sur les récépissés de carte de crédit et la boîte d’allumettes pro-nudiste.
On frappe à la porte.
— Carlos, je dois y aller. Ne les laissez pas saisir ma voiture !
Je raccroche. Les coups ont cessé. C'est la Tache. Je sais que c’est lui. Impossible qu’il ne m’ait pas entendue parler. Il va me briser les coudes. Il va me faire danser au Café Lustre pour rembourser son costume.
Je fourre son costume dans la baignoire et empoche les biens gluants de la Tache. Je vais lui dire que le costume doit revenir du pressing dans une heure.
J’ouvre la porte, c’est Joshua.
Il sourit de son sourire lumineux.
— Elle, tu m’as manqué.
Il est toujours l’homme le plus sublime que j’aie jamais vu, mais il n’est pas Merrick.
— Evidemment que je t’ai manqué.
Il cille, un moment décontenancé, puis s’invite chez moi et ferme la porte.
— Super-appart. Beaucoup d’espace. Prada ?
— Que veux-tu, Joshua ?
— Te voir sourire de nouveau.
Je lui adresse un sourire factice.
— C'est fait. La prochaine fois, appelle d’abord, et je ferai en sorte de ne pas être chez moi.