ELEANOR DÉBARQUE !
Page 28
— Elle, je ne sais pas quoi dire…
Il paraît blessé.
— … Je suis désolé. Comment vas-tu ? Tu as trouvé un nouvel emploi ?
— Je donne des consultations privées.
— Des consultations privées ? C'est super ! Je connaissais une fille qui lisait les lignes de la main à Tucson. Elle a gagné une fortune en débitant deux fois les cartes de crédit de ses clients. Personne ne se plaignait parce que personne ne voulait avouer être allé la voir. Ça a marché un an avant que les flics ne s’intéressent à l’affaire.
— Va-t’en ! dis-je. Je suis au courant pour les trois mille dollars que tu as obtenus de Nordstrom, et le piège que tu m’as tendu chez Super 9. Tu ne me plais pas, Josh. Je ne crois pas que tu m’aies jamais plu.
Il me regarde d’un air de chiot blessé.
— Je te demande pardon d’avoir été injoignable. Je travaillais. D’ailleurs, il y a également une opportunité pour toi, chérie. Un budget de départ pour créer une boîte. Je pensais à DRM, la façon dont ils t’ont virée. As-tu déjà pensé à les attaquer pour licenciement abusif ? J’ai mis la main sur leur bilan annuel, et ils gonflent le truc. Ce que nous devons faire, c’est…
Un bang résonne contre la porte. Comme je veux que Joshua s’en aille, j’ouvre.
Une silhouette monstrueuse bouche le cadre.
— Salope de chienne. Où est mon costume ?
Je plisse les yeux.
— Bonjour, la Tache.
— Tony ? dit Joshua.
— Ya, Joshua.
Ces deux-là se connaissent ?
— Ça fait un moment qu’on ne t’a pas vu, dit la Tache. On a une nouvelle fille. Blonde et bleue. Souple aussi. Et avec le soutien-gorge aussi bien garni que celui de Jenna.
Oh, Jenna. Bien sûr, ils ont des amies communes.
— Cette nana défie la gravité, dit la Tache. Pas comme cette chienne aux seins qui tombent qui a bousillé mon costume.
— Mets-la en veilleuse, Tony. Elle est chère à mon cœur.
— Chère, ouais. Pas moi qui paierais.
Je pense à leur infliger de mauvais traitements, mais honnêtement, pourquoi s’en donner la peine ? Aucun des deux ne mérite l’effort nécessaire à l’invention d’invectives dignes de ce nom.
— Ton costume n’est pas prêt, la Tache. Le teinturier a dit 17 heures. Si vous voulez…
Miu Miu arrive derrière eux, traînant le costume déniché dans la salle de bains. Son moignon de queue s’agite furieusement. Elle tente clairement de participer.
— Allez vous-en ! je crie à Josh et à la Tache. Maintenant ! Au revoir !
Joshua hausse les épaules, fait un pas en direction de la porte et se tourne vers la Tache.
— Tu m’offres un verre ?
La Tache reste immobile, tel un rocher humain.
— S'il n’est pas là à 17 heures, je vais…
Il aperçoit Miu.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ça, c’est mon chien, espèce d’olibrius à l’haleine malodorante. C'est un chauve canadien.
Je m’avance près d’elle, et elle s’appuie contre moi.
— Pure race. Au revoir.
— C'est quoi cette race nulle ? Moi, j’ai un golden retriever — ça c’est un chien. Hé ! Mon putain de costume !
Et flûte.
Il se penche sur Miu. Je m’agrippe frénétiquement à lui, mais il se dégage d’un coup d’épaule. Miu est prise d’un accès de folie et court vers son panier. La Tache lui envoie un coup de pied, mais la rate et entame mon mur. Je crie et plante mes ongles dans son dos. Sous l’œil de Joshua qui sans aucun doute doit être en train de se demander lequel il serait le plus profitable d’attaquer en justice. La Tache se baisse vers Miu Miu et elle s’échappe d’un bond.
Elle croit qu’il joue.
— Ton putain de chien a bouffé mon costume ! rugit-il en tentant d’attraper une manche.
D’un pas de danse, elle se met hors de portée. Je la regarde, ébahie. Je ne l’ai jamais vue aussi vive. Elle s’amuse comme une folle. Elle le nargue avec le costume, le laisse s’approcher assez près, puis s’esquive.
— Ce n’est pas votre costume ! je crie, quand il met la main sur elle.
Je ne veux pas penser à ce qui va arriver.
— Putain, si !
— Non, non, dis-je en essayant de m’immiscer entre eux. C'est ma… ma housse !
Il se penche et lève la main sur Miu Miu, mais elle s’échappe de justesse.
— Joshua ! Arrête-le !
Et là, tout arrive en même temps.
Le téléphone sonne.
— Tu vas répondre ? demande Joshua.
— Espèce de chienne ! Il est foutu !
— Ellie ?
A la porte. Une voix familière, un visage familier. C'est Louis. Pas Merrick. Louis. Mon Louis. Mon ex-Louis. Mon Louis-je-me-tire-avec-une-autre.
— Tu veux que moi je réponde ? demande Joshua.
— Cette fois, tu vas me le payer…
— Ellie, pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui se passe ici ?
Derrière lui, le tenant par la main, se tient une femme effacée. Vêtue d’un chemisier de soie lavande pâle et d’une jupe assortie qui fait sans aucun doute possible partie de la nouvelle collection Armani Emporio. Je porte un pull blanc de chez Gap. Ses chaussures sont des Gucci. Les miennes des New Balance. Mais quand même, elle est vraiment effacée. Elle remarque que je la détaille et me sourit timidement. Son sourire la transforme en Julia Roberts.
Super.
— Je te présente Lisa, dit Louis. Lisa, Ellie.
Merde.
— Je te présente la Tache, dis-je. Il est videur dans une boîte de strip-tease. Et voici Joshua, un escroc. Je vous présente Louis. Nous avons vécu ensemble pendant six putains d’années, puis il a épousé cette…
Je suis sur le point de lui décocher une insulte bien sentie, mais elle refait ce truc de biche timide.
— … cette femme durant un voyage d’affaires.
— Sans blague ? dit la Tache. Je veux mon foutu costume.
Il essaie d’attraper Miu. Elle s’enfuit.
Je fais comme si de rien n’était.
— Enchanté de faire votre connaissance, dit Joshua, faisant également semblant.
Puis, s’adressant aux pieds de Lisa :
— Gucci ?
— Ton téléphone sonne, Ellie, dit Louis.
— Si tu ne veux pas te retrouver une fois encore à l’hôpital… je commence, avant de réaliser que je m’en moque.
Je ne suis pas en colère. Je n’en veux plus à Louis. Je ne ressens plus rien. Il a l’air d’un type sympa, un étranger.
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Nous sommes à L.A. Nous sommes venus pour la journée, principalement pour mes timbres.
— Putain de chien ! crie la Tache.
— Elle. Ma chérie. Je ne vais pas te déranger plus longtemps, me dit Joshua. J’ai juste besoin de ta signature, pour ce truc de DRM, ensuite, je débarrasse le plancher.
— Tes timbres ? dis-je à Louis. Tes timbres !
Ce type sympa, cet étranger, pourrait facilement me mettre en rage.
— Chienne ! rappelle ton putain de chien chauve…
— Je commence vraiment à me fatiguer de ce mot, la Tache.
— Hé ! dit Neil, qui apparaît sur le pas de la porte. J’ai entendu des disputes. Vous faites la fête ?
Voilà exactement ce qui me manquait — une colère de Neil.
— S'il vous plaît, je vous prierai de rester poli en présence de mon épouse.
Louis s’adresse à la Tache d’un ton sentencieux de juriste. Mais c’est moi qu’on traite de chienne.
— J’espère que tu n’attends pas de clients ? me dit Joshua.
— Cette chienne a des clients ?
— Poli ? On reste poli ?
C'est Neil.
— Qui parle comme ça ? Vous voulez que je réponde au téléphone, El
le ?
Warf. Warf. Miu aboie ! Elle n’a jamais aboyé auparavant.
— Pour des consultations de voyance. Ça paie bien, principalement au black.
Joshua tend ses papiers.
— Si tu veux bien signer ici…
— Vous êtes chez Elle, Neil à l’appareil. Carlos ? Quoi ? Non, je vous entends à peine, c’est la folie ici.
Carlos. Bien sûr, c’est Carlos qui rappelle. Qui d’autre cela pourrait-il être ?
— Tu sais combien je tiens à ma collection de timbres, Elle.
De nouveau, le sourire de Julia Roberts, cette fois avec une moue d’excuse.
— Je lui ai dit que ce n’était pas une bonne idée de venir, mais vous savez comment il est. Ce n’est clairement pas le moment, Lou.
— Chienne de voyante, tu vois ça ?
La Tache tend son doigt boudiné du milieu.
— Carlos Neruda ? demande Neil. Comme le poète ? Vous avez vu le film Le Facteur ? J’ai aimé ce film.
Bouleversée, je jette un regard à Neil. Il existe effectivement quelque chose qu’il aime ?
Puis :
— Mes timbres !
Louis a aperçu les écuelles décorées de timbres de Miu et reste pétrifié, choqué et abattu.
Fataliste, je reste debout dans l’œil du cyclone. Il n’y a rien à faire. Que sera sera.
J’essuie les traces collantes de la sucette avec les reçus des cartes de crédit de la Tache et contemple froidement la boîte d’allumettes et les reçus. Je regrette de ne pas avoir les seins de Jenna. Et zut, je regrette de ne pas avoir les cartes de crédit de la Tache. Chaque reçu provient d’une carte différente, des achats à la bijouterie Stan Storkin, chez Sharper Image, Véhicules sur le net, Autoradio Stéréo de Goleta, le Chenil Ameson, Ordi USA, Bonnes Vibrations… Merde. Je ne peux même pas obtenir une seule carte, et la Tache en possède une demi-douzaine.
— … indemnités de la part de DRM, pour licenciement abusif. Tout ce que tu as à faire, c’est signer cette plainte que j’ai rédigée…
Joshua presse un stylo entre mes doigts.
— Desperado ? Encore un superfilm, dit Neil à Carlos. Vous avez vu Le Treizième Guerrier ? Il a eu de mauvaises critiques et n’a pas fait un bon score au box-office, mais je l’ai plutôt bien aimé.
— … mes timbres, mes timbres, gémit Louis d’un ton sinistre. Ils sont fichus. Je n’aurais jamais cru que tu sois aussi méchante…
Quelque chose me titille à propos des reçus de la Tache. Autoradio ? Bonnes Vibrations ? Chenil Ameson ? Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
— … juste besoin de ton autographe ici…
— Louis, oublie tes timbres, dit Lisa. Tu dois des excuses à Elle, et pas seulement parce que tu déboules sans prévenir.
— … chienne de ta chienne, je t’arracherai la gorge…
— Elle, appelle Neil de l’autre bout de la pièce. C'est Carlos. Il dit qu’il a oublié de vous dire que votre chèque a été rejeté.
Eh bien, comme ça, les choses ne peuvent pas être pires. Mais, dans un flash, j’aperçois des cheveux rouges à faire peur à la porte.
— Que fais-tu ici ? je demande, horrifiée.
Il ne devait pas rentrer avant plusieurs jours. Oh ! mon Dieu. Il m’avait dit de ne rien faire et je fais tout le contraire !
— Coucou, c’est moi. Je suis rentré.
— Oh, vous vivez ici ? demande Louis. Je suis juste venu récupérer mes timbres.
Il tend la main à Merrick.
— Louis Ferris. Ex-fiancé de Elle. Voici ma femme, Lisa. Et vous êtes ?
— Je suis…
Son regard erre de Louis à moi.
— … Je suppose que je suis Merrick.
Il me sourit, calme et posé, tandis que le tir en rafales continue, pierre de touche réconfortante et familière au milieu de la folie ambiante. Et soudain, je comprends : les reçus de cartes de crédit de la Tache.
Je les défroisse de mes doigts collants. Ce ne sont pas du tout les reçus de la Tache. Non seulement les numéros sont tous différents, mais les noms aussi. Pourquoi aurait-il les reçus de cartes de crédit d’autres personnes dans sa poche ?
— … que quelqu’un pourrait… halète la Tache, attraper ce foutu… chien !
— Alors, on a dû vous hospitaliser à cause de la crème brûlée, mais vous n’avez pas porté plainte ? demande Joshua à Louis.
— Je n’avais pas idée qu’Elle avait de telles difficultés financières, dit Neil. Elle m’a dit qu’elle était conseillère diversifiée.
— La ferme ! je hurle.
La pièce redevient silencieuse. Six paires d’yeux se tournent vers moi. Sept, si on compte Miu.
Je glisse un regard vers Merrick et dis :
— Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai tous fait venir ici aujourd’hui ?
36
Le soir suivant, je suis chez Shika. Miu Miu est sur sa serviette. Maya, Brad, M. Goldman et Monty sont tous là. Neil est venu avec quelques copains du groupe de dispute. Et Merrick est là.
Il est revenu de New York deux jours plus tôt. Je lui ai demandé pourquoi.
— Tu sais pourquoi, m’a-t-il répondu.
Ces trois petits mots ont déclenché chez moi un frisson qui a duré toute la journée. « Tu sais pourquoi. »
Mais je n’ai pas eu le temps de faire autre chose que frissonner. J’ai été occupée. Au téléphone, principalement. On ne peut pas attendre que le succès et la renommée vous soient servis sur un plateau d’argent avec une garniture de cresson. Vous devez les mériter.
— Alors, explique-nous ce qui s’est passé, Elle, dit M. Perfection.
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai quelque chose à voir dans tout ça ? je demande tandis que nous regardons la vieille télé au-dessus du bar. Peut-être ont-ils tout simplement d’excellents reporters ?
Neil s’emballe sur l’état du journalisme dans le monde actuel, mais tout le monde le fait taire quand la télé dit :
— Et maintenant, la voyante locale qui a retrouvé Holly, le chiot kidnappé.
— Comment as-tu su ? demande encore une fois Brad.
— Bavardages sur l’oreiller, probablement, dit Maya avec un sourire diabolique. Tu sais qu’elle avait un faible pour la Tache.
— Maya ! s’exclame son père. Eleanor est une fille bien. Elle n’a jamais rien fait dont elle ait à rougir.
Grognements collectifs.
— Certainement que non ! insiste-t-il.
— Ce que je veux savoir, dit Monty, c’est si vous avez touché la récompense. Le chèque a été honoré ?
Je suis sur le point de répondre : « Il a bien été honoré ! » quand le reportage commence.
— Hé, hé ! c’est moi. Oh ! mon Dieu ! Je suis grosse. Je suis énorme. Il faut une télé à écran grand format pour me voir en entier. Regardez mon cou ! On dirait un pilier de rugby. Je…
Cette fois, c’est moi qu’on fait taire tandis que Brad monte le volume. Sur l’écran, je me tiens au côté de Sally Ameson, vêtue du tailleur YSL acheté au dépôt-vente du centre-ville. Je n’y suis pas allée trop fort sur le maquillage des yeux, et ai choisi un rouge à lèvres d’un rouge mat. J’ai l’impression que ça marche. J’ai l’air vaguement vieille France, et pleinement inspirée. Oh ! et au creux de mes bras se niche le plus mignon des chiots golden retriever de la création ! J’ai dû me battre avec Ameson pour obtenir ce privilège, mais j’ai combattu bec et ongles si longtemps qu’elle n’a pas eu une chance.
— Tu aimes mon tailleur ? Je voulais un petit tambourin comme chapeau, mais je n’ai pas pu en trouver. Un mélange Jackie Kennedy et Miss Cléo. Mes cheveux ressemblent-ils vraiment à ça ? Mon Dieu, qu’on m’achève.
On me fait de nouveau taire et Merrick attrape ma main sous le bar. Il la presse doucement. Je frissonne. Mais doucement.
« Je suis simplement heureuse qu’elle soit rentrée chez elle, dit mon moi télévisé. C'est la chose la plus importante. Je ne crois pas vraiment mériter tou
te cette attention. Ce n’est qu’une journée de travail normal pour une conseillère intuitive. »
— J’ai réussi ! je croasse. J’avais peur de me traiter de voyante.
— T’es une grosse menteuse ! dit Maya. Une journée de travail normal !
On la fait taire. Ah ! On fait taire Maya pour m’écouter. C'est une première.
« … à peine pu le croire quand Mlle Medina a appelé, dit Sally Ameson à la télé. En ce qui me concerne, c’est un ange. Un ange véritable. »
Je tente de prendre une expression angélique tandis qu’elle prononce ces mots, mais parviens seulement à sembler avoir la colique. La télé passe à un extrait de la Tache qu’on pousse à l’arrière d’une voiture de police tandis que le reporter rapporte les détails de son arrestation.
— Ce n’était pas vraiment Holly, dis-je.
— Le chiot que tu tenais ? demande Maya.
— Oui. Holly est toute maigre et a grandi, maintenant. Le producteur a insisté pour que Sally la remplace par un chiot plus photogénique pour le reportage.
— Je n’en suis pas surpris, dit Neil.
— D’accord, dit Brad. Maintenant, tu dois nous expliquer.
Merrick me sourit. Il est le seul à connaître toute l’histoire. C'est venu d’un coup. Ça a commencé par une révélation pendant ce désastre dans mon appartement : tous ces reçus de cartes de crédit. Le golden retriever que possédait la Tache, le reçu du Chenil Ameson. Et la certitude que la Tache était une version Mike Tysonesque blanche de Joshua.
J’avais éjecté Neil du téléphone pour parler avec Carlos, mon spécialiste en cartes de crédit. J’avais appelé Spenser, le détective. Puis Sally Ameson. Puis le journal et la chaîne télé locale. Oh ! et les flics ont été impliqués aussi, bien sûr ! Il fallait bien que je leur laisse une part du succès.
Je dédie un sourire mystérieux à M. Perfection.
— C'est le don, Brad. Je suis seulement un outil entre les mains d’un pouvoir supérieur qui…
Les huées me font taire. Mais bon, je le laisse se creuser la tête encore quelques minutes, puis crache le morceau. Ma version est un peu plus exacte que celle qui paraît le lendemain matin dans le Santa Barbara New Press :
Une voyante locale retrouve le chiot volé
Presque cinq mois plus tard, le chiot golden retriever kidnappé, Holly, a réintégré son domicile hier dans la soirée.