COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE Page 9

by KLASKY


  J’essaie le second placard sans plus de succès. C’est alors que la mémoire me revient : j’ai tout rangé sous l’évier. Il faut dire que je ne suis plus très riche en produits d’entretien depuis que Melissa et moi avons rendu le cottage habitable. Je ne veux pas non plus que mes visiteurs voient mon stock d’alcool et en concluent que je suis une poivrote.

  O.K., je rectifie : je n’ai pas envie que Jason voie la bouteille et se mette dans la tête que je ne suis qu’une pauvre fille esseulée portée sur la boisson. Car notre premier rendez-vous est déjà programmé dans ma tête. J’ai l’intention de lui concocter une tasse de thé bien chaud un soir où nous sortirons tard du boulot après avoir bossé sur un projet de recherche particulièrement coton. Je garde l’alcool pour le second rendez-vous, ou pour préparer des Bloody Mary le lendemain matin.

  Je mets de côté une bouteille de gin largement vidée de son contenu, et j’ignore les bouteilles sculptées de Kahlua et de Baileys. Le rhum est tout au fond de ma collection, et je suis heureuse de constater qu’il en reste encore plus que dans mon souvenir.

  — Et voilà! Maintenant, il ne me reste plus qu’à trouver où j’ai pu ranger ma carafe…

  — Celle avec le poisson dessus ?

  Neko, qui m’a suivie après avoir échangé quelques mots avec Melissa, sort ma grosse carafe d’un placard comme s’il vivait chez moi depuis toujours. Ce qui, si on y songe un instant, est tout à fait possible. J’ai des tas de questions à poser à ce mec, et je le ferai dès que j’aurai préparé les boissons.

  — Merci.

  Melissa voudrait m’aider à préparer les mojitos, mais je fais un signe en direction de la table.

  — Allez vous asseoir, vous deux. Je m’occupe de tout.

  Melissa rétorque :

  — Mais je n’en peux plus d’attendre ! Si tu me disais pourquoi nous avons droit à ce savoureux mojito ?

  — Savoureux?

  Neko ronronne, et je vois que l’intérêt l’envahit comme l’odeur du saumon. Ignorant mon injonction à s’asseoir, le voilà qui prépare les citrons verts. Il m’observe tandis que j’en fais rouler un sur la table de travail, le pressant bien pour qu’il rende tout son jus, puis il procède de la même façon avec le reste des fruits. Il remue les doigts comme un chef pâtissier en train de pétrir sa pâte. Son regard devient distant, comme si le mouvement faisait naître en lui un frisson de plaisir proche de l’extase. Comme s’il était un chat.

  Je commence à piler la menthe. Tout en m’activant, je raconte à Melissa et à Neko ma rencontre avec Mamie. Ils réagissent tous les deux comme il se doit, émettant un petit hoquet de surprise à l’annonce de la révélation (dans le cas de Neko, cela se rapproche plus du sifflement…).

  Des années de pratique m’ont appris à évaluer la quantité précise de menthe à utiliser. Même chose pour le sucre, le jus de citron et l’eau gazeuse. J’ajoute une bonne dose de rhum, mais en voyant le regard déçu de Neko, j’en verse un peu plus. Je commence à fouiller dans un tiroir pour mettre la main sur ma cuiller de bois, mais Neko me colle un ustensile dans la main. Je commence à remuer le tout en regardant tour à tour mes deux invités, et je conclus ma pathétique histoire.

  — Et après, je suis partie. J’avais besoin de temps pour réfléchir. C'est pour ça que je n'ai pas pu terminer mon cours de yoga.

  Naturellement, Neko y va de son commentaire.

  — Mmm. La posture du Chat. C’est parfait pour renforcer ses abdos.

  Et comme pour illustrer son propos, il bande les muscles de son ventre.

  Melissa lui jette un regard approbateur en s’exclamant :

  — Ça mérite bien un toast…

  Je verse à chacun un grand verre de mojito. Lorsque je commence à boire, le liquide est glacé, mais le rhum réchauffe mon ventre (beaucoup moins musclé, hélas, que celui de l’homme-chat). J’ai déjà l’impression de me détendre, de m’animer un peu. La menthe laisse un goût doux-amer au fond de ma gorge.

  Neko se délecte.

  — Mmm. Vous avez rajouté du citron vert. Je les aime comme ça.

  J’avale encore une bonne lampée de mojito et je lui demande :

  — Comment faites-vous ?

  — Quoi donc ?

  Il me regarde par-dessus son verre d’un œil pétillant de malice.

  — Comment faites-vous pour vous y connaître en mojitos ? Vous êtes quand même resté un bon moment statufié dans ma cave, non ?

  Il se lèche les babines et lance un coup d’œil à Melissa, comme s’il se demandait ce qu’il pouvait dire devant elle. Le moment est bien choisi pour jouer la prudence !

  — Allez-y, c’est ma meilleure amie. Je lui ai déjà tout dit de vous. Enfin, tout ce que je sais.

  Melissa hoche la tête et sirote son mojito. Son cours de yoga a dû lui donner une sacrée soif car elle a déjà descendu la moitié de son verre. Je le remplis de nouveau, et le mien par la même occasion. Hmm, moi aussi je devais avoir soif!

  Neko hausse les épaules.

  — Ça fait partie du Pacte. Le pouvoir de la sorcellerie.

  Il tend les bras en l’air, à une distance précise l’un de l’autre. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer en architecte d’intérieur, en train de définir les paramètres de mon salon avant d’affirmer que je n’ai aucun sens de la mode et que je devais me débarrasser de toutes mes affaires.

  — Le Pacte est toujours là, pour ceux d’entre nous qui sont concernés. Lorsque j’ai été mis en état de stase par…

  Il hésite, juste un peu, mais cela ne m’a pas échappé…

  — … par la propriétaire des livres de la cave, j’étais au courant de tout de ce que savait chaque membre de notre Assemblée. Dès que vous m’avez réveillé, le Pacte a été réactivé. Il s’est infiltré en moi, m’a parcouru tout le corps, complétant toutes les lacunes de mon savoir.

  — Donc, les sorcières s’y connaissent en mojitos…

  La question me semble tellement absurde qu’un fou rire commence à me gagner.

  — Au moins une, en tout cas. Ou l’un de leurs démons familiers. Il suffit qu’un seul le sache pour que nous soyons tous mis au courant.

  Neko tend la main vers la carafe au poisson et l’agite avec précaution avant de remplir mon verre. Et celui de Melissa, toujours partante.

  — Chaque sorcière a sa spécialité. Et c’est nous, les démons familiers, qui sommes chargés de transmettre les informations qu’on nous donne. Explorer le plus de savoirs possibles, c’est notre boulot.

  Je me souviens des paroles de Montrose. Neko a été réveillé par une nuit de pleine lune. Il est libre d’aller partout où il veut, à n’importe quel moment. Côté exploration, il a de quoi faire !

  Melissa intervient avant que je puisse dire quoi que ce soit.

  — Alors, ça fonctionne comment, tout ça ? Comment aidez-vous Jane avec ses formules magiques ?

  Neko hausse le sourcil (J’ai bien dit un seul ! Dans le registre de la perplexité, Neko est un sérieux concurrent pour Melissa…).

  — Je l’aide à canaliser son pouvoir, quels que soient ses besoins. Personnellement, je suis incapable de recourir à la magie. Le pouvoir doit venir d’elle. Je ne suis qu’une sorte de révélateur. Le Lucius Fox de Batman, le M de James Bond ou le…

  — C'est bon, nous avons compris.

  Je noie mon ennui dans une bonne dose de mojito. J’ai l’impression que je vais devenir une sorte de superhéroïne suave, celle qui sauvera le monde des méchants. Oui, parfaitement ! Moi, avec mes ongles rongés, mes taches de rousseur, mes cheveux rebelles et mes lunettes.

  — Est-ce que je peux descendre voir les livres ?

  Melissa marche à fond dans notre histoire. Elle saute de sa chaise de cuisine, mais elle est obligée de s’appuyer d’une main au rebord de la table pour ne pas perdre l’équilibre. J’ai peut-être été un peu généreuse avec le rhum…

  Neko s’écrie :

  — Asseyez-vous ! Restez ici.

  Il remplit à ras bord son verre et le mien avant de
poursuivre.

  — Je vais en chercher un. J’en ai pour quelques secondes.

  Je commence à protester, mais la mojitothérapie est dotée de pouvoirs magiques, elle aussi. Elle me rend cool, et je n’ai même pas envie de discuter. Avant que je puisse dire à Neko qu’apporter ici un objet magique n’est pas une bonne idée, il est déjà parti. De toute façon, il n’est pas question que je lise une nouvelle formule magique dans le Compendium. Ni que j’allume des cierges en cire d’abeille. Ah ça non ! Je l’ai promis à Montrose. Et ma vie est déjà assez compliquée comme ça pour en rajouter une couche côté magie !

  Neko revient au petit trot dans la cuisine, et pendant un instant, j’ai l’impression qu’il a les mains vides. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas trimbalé le Compendium avec lui. En revanche, il pose un petit livre sur la table, pas plus gros qu’un livre de poche de poésie. C’est de toute évidence un livre ancien : une reliure en cuir avec des lettres dorées incrustées dessus.

  Melissa lit le titre.

  — Premier grimoire d’une jeune fille.

  Elle éclate de rire.

  — C’est quoi, ce truc ? Pat le Lapin dans la collection Sorcellerie ?

  Neko prend la pose.

  — Hé, la copine, vous savez que vous êtes très drôle?

  Melissa se tourne vers moi.

  — Bon, alors tu fais quoi ? Tu en lis un passage?

  Je regarde Neko, mais il se contente d’un haussement d’épaules très étudié… Son boulot a beau consister à m’aider à développer mes dons, il n’a pas l’air prêt à répondre à toutes mes questions. C'est tout juste si je ne l’entends pas siffloter d’un petit air innocent.

  — Tu sais, Melissa, je ne suis encore sûre de rien. Montrose m’a dit que les bougies jouaient un rôle important… Elles sont en cire d’abeille. Et puis avant de lire, j’ai touché mon front, ma gorge et ma poitrine. Et j’ai suivi la ligne de texte du doigt.

  Melissa a l’air ébahi. A dire vrai, moi aussi. Je dois vraiment avoir une sorte de pouvoir pour avoir fait ça, non ? Dire que le seul fait de toucher une page m’a permis de redonner vie à quelqu’un ! Si ce n’est pas de la magie…

  Melissa me passe le grimoire.

  — Tiens ! Lis-en un passage !

  — Impossible ! J’ai promis…

  — Allez, ce n’est pas plus sorcier qu’une planche oui-ja ! Tu te souviens de celle que nous avons utilisée à la petite fête de mon dixième anniversaire?

  — Je me souviens que tu as déplacé l’aiguille. Tu as fait dire à la planche que John Goodnight serait le premier garçon que j’embrasserais.

  Neko susurre :

  — John Goodnight… Voyez-vous ça !

  Je sens le rouge me monter aux joues et je peste intérieurement. Il y a quelque chose de provocateur dans sa façon de prononcer le nom de John. J’ai soudain une envie folle de lui prouver qu’il a tort, que je ne suis pas le modèle de vertu qu’il croit.

  Je m’avance vers la table. Je vais lui montrer ce dont je suis capable, à ce Neko ! Je suis quand même capable de lire dans un livre à la noix relié en cuir. Mais cette fois, je n’allumerai pas de bougie, et je ne toucherai ni mon front, ni ma gorge, ni ma poitrine. Je ne ferai pas courir mes doigts sous les mots en lisant le texte. Et surtout, je ne lirai pas à haute voix.

  Neko sourit et ouvre le livre à une page, apparemment au hasard. Je lorgne sur le texte, mais les mots semblent se déplacer sous mes yeux. Je pose le bout de mes doigts sous la première ligne, mais je recule brusquement comme si le parchemin était en feu. Je me souviens de la promesse faite à Montrose. Neko me tend l’agitateur de bois qui m’a servi à préparer le mojito, après y avoir passé un rapide coup de torchon.

  Tout en me traitant mentalement d’idiote, je déchiffre peu à peu le texte figurant sur la page, mais en le gardant pour moi.

  « Charme, charme, lien magique,

  Ouvre ses yeux et lève le voile,

  Fais jaillir l’étincelle d’Amour

  Dans le cœur de l’Homme, à son insu.

  Qu’ il s’attache à moi pour toujours.

  Grâce aux pouvoirs de ce grimoire

  Retiens-le prisonnier. »

  Un flash d’obscurité apparaît comme la première fois, plus étonnant encore puisque j’ai tout fait pour que la magie n’opère pas. J’étouffe un cri et je reprends mon souffle avant de faire face à Neko.

  — Ça n’aurait pas dû marcher !

  — On dirait que si.

  Il sourit et regarde fixement ma main. Je ne tiens pas la cuiller de bois, comme je le croyais, ce vieil ustensile qui a été grignoté par le broyeur à ordures dans mon ancien appart. Non, ce que je tiens à la main en ce moment précis est un morceau de bois lisse. Comme une baguette magique.

  — C’est quoi, ce truc?

  Melissa sursaute en entendant la colère dans ma voix.

  Neko, lui, prend l’air innocent.

  — Quoi ? C'est juste un petit truc que j’ai ramassé pendant que j’étais de sortie, cet après-midi.

  Mais lui-même est incapable de feindre l’insouciance lorsque l’on frappe un grand coup à ma porte.

  8

  Cette fois, David Montrose est en tenue décontractée. Ses cheveux châtain foncé sont ébouriffés, juste ce qu’il faut pour prouver que la vanité n’est pas son péché mignon. Il porte un pantalon gris foncé qui se marie parfaitement avec la chemise à col boutonné bleu pâle. Ses manches sont relevées, découvrant les muscles d’acier de ses avant-bras. Mais ses yeux sont toujours sombres, les pupilles dilatées par l’obscurité ou par la virée insensée qu’il a dû faire pour apparaître sur le seuil de ma porte.

  — Miss Madison.

  Son ton solennel contraste étrangement avec son air décontracté.

  En baissant les yeux, je constate que j’ai toujours mon verre à la main. Un verre vide… C’est toujours quand on a besoin d’une bonne lampée de rhum qu’on n’en a plus !

  — Vous voulez un mojito ?

  C’est tout ce que je trouve à lui dire.

  Montrose passe à côté de moi et se dirige à grands pas vers le salon.

  — Je croyais que nous avions passé un accord…

  — Mais je l'ai respecté! Je n'ai pas prononcé de formule magique.

  Je repense au flash d’obscurité.

  — Enfin, je n’avais pas l’intention de le faire…

  Je me souviens de ce picotement électrique qui m’a parcouru les bras.

  — D’ailleurs… je ne suis même pas sûre que ça ait marché.

  Montrose se contente de me regarder fixement. Cette chemise bleue contraste étrangement avec le noir de ses yeux et met en valeur son visage.

  Je m’entends dire :

  — Je ne sais même pas ce que j’étais censée faire!

  J’ai l’impression de me revoir la première fois que je me suis confessée et que j’ai débité toutes sortes de péchés que je n’avais même pas commis, juste pour que le père Brennan me sourie gentiment et me donne l’absolution.

  — C'est précisément pour ça que vous avez besoin de conseils. Il vous faut un coach.

  Il soupire en faisant un geste vers la porte de la cave.

  — Vous pensez peut-être vous retrouver dans un épisode de Ma Sorcière Bien-Aimée ou de Charmed, mais je vous assure que vous vous trompez. Votre comportement a des conséquences.

  — Mon comportement ! Et celui de Neko, alors ! C'est lui le responsable. C'est lui qui m’a donné la baguette.

  — Neko.

  Montrose se tourne vers le seuil de la cuisine où mon démon familier se tient aux côtés de ma meilleure amie. L'homme-chat réussit à prendre un air détaché, comme si rien d’extraordinaire ne s’était produit, comme si rien ne pouvait jamais se produire quand il était dans les parages.

  Melissa, elle, a l’air un peu plus sous le choc. Intriguée, aussi. Je connais bien cette expression. Maintenant qu’elle a compris qu’il était impossible de prendre Neko au piège, elle est en train de comparer Dav
id Montrose à tout son stock de Premiers Rendez-Vous. Elle calcule sa valeur nette, pour déterminer où il peut bien se situer par rapport à tous les autres concurrents en lice. Mais elle ne comprend rien à ce qui se passe. Apparemment, elle ne se souvient pas que Montrose est un gardien, un policier cosmique. Qu’il est là pour me contrôler, moi et mes faits et gestes.

  Melissa repart en coup de vent vers la cuisine, et avant que je puisse ajouter quoi que ce soit, elle en revient avec une assiette en céramique à la main. Elle demande :

  — Vous voulez un Désir?

  Elle réussit même à prendre un air timide tout en épiant Montrose à travers ses cils luisants.

  Montrose pique un fard. Neko en a un petit hoquet de plaisir.

  Puis Montrose se tourne vers moi en désignant Melissa d’un léger mouvement de tête prudent.

  — Qui est-ce ?

  — Ma meilleure amie, Melissa White.

  Dans le dos de Montrose, je jette à Melissa un regard furibond. Et j’ajoute, comme si cela pouvait effacer le regard aguicheur de ma copine :

  — Elle tient une boulangerie pâtisserie. Sa spécialité s’appelle Désir d’Amande. Ecoutez, j’ai vraiment eu une journée noire. Elle m’a apporté des gâteaux et nous avons décidé de faire des cocktails. Elle a posé des questions sur la bibliothèque de la cave, et Neko a décidé de remonter un des livres.

  Je m’aperçois que je deviens incohérente, et je me force à reprendre ma respiration. Montrose hoche la tête, comme s’il acceptait mon explication sur ce qui vient de se passer, puis il se tourne vers Neko. L'homme-chat semble brusquement fasciné par son verre vide.

  — Houp là, il est temps d’aller remplir mon verre !

  Il se dépêche de réintégrer la cuisine, laissant Melissa seule à la porte.

  Je m’avance vers elle et je lui prends l’assiette des mains. Je la pose sur la table basse et fais signe à tout le monde de venir s’installer sur les canapés vert camouflage. Comme il est évident que Montrose n’a pas la moindre intention de partir, je préfère m’asseoir sur un coussin trop rembourré que rester debout face à un gardien en pétard… Surtout avec tous les mojitos que j’ai ingurgités à jeun !

 

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