COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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— Installez-vous sur ce canapé pendant que je…
— C'est ridicule. Je ne vais quand même pas m’asseoir ici pendant que vous passerez toute la nuit à être aux petits soins pour moi. Et pas question de protester, je tiens à vous aider. Ou alors…
Il sourit comme un gosse.
— ... ou alors laissez-moi au moins regarder. Je suppose que vous ne me laisserez pas toucher quoi que ce soit. Je suis dangereux, dans une cuisine.
Je perds un quart de seconde à peser le pour et le contre. De deux choses l’une, ou bien je le laisse ici à écouter la sérénade donnée dans la cave par Neko, ou bien je le laisse entrer dans ma cuisine. Les directives que Melissa m’a données concernant la soupe aux cacahuètes étaient très claires, je peux donc prendre le risque d’y mettre la dernière main avec l’homme de mes rêves pour me regarder faire.
— Bon, c’est d’accord. Vous pouvez entrer.
Ce qu’il s’empresse de faire. Il s’assied près de la table de travail pendant que je réchauffe le mélange d’oignon et de céleri sur la cuisinière. Il me regarde récupérer dans le frigo le bouillon de poulet et le mélange de lait et de farine. Lorsque j’extrais du frigo mon verre doseur de beurre de cacahuète, il tourne la tête.
J’ai l’impression de participer à une émission de cuisine sur une chaîne du câble, d’étaler mon savoir-faire devant une foule d’invités très impressionnés.
Comme Jason et moi ne sommes pas très doués en matière de papotage mondain, autant lui donner un cours de cuisine.
— Et maintenant, je verse le bouillon de poulet, et j’attends qu’il arrive à ébullition.
— Vous avez l’air si concentrée quand vous faites ça…
Et pour cause ! J’essaye juste d’éviter les éclaboussures dans mon décolleté plongeant. J’aurais dû passer un tablier, mais je n’ai aucune envie qu’il me prenne pour une de ces femmes au foyer des années 50.
Soudain, il s’exclame :
— Attendez une minute !
Son ton est si tranchant que j’en arrête presque de remuer la soupe.
— Une soupe aux cacahuètes, une tarte aux poires…
Il se retourne vers la table, et son regard tombe sur la corbeille de muffins, que Melissa a cuits un peu plus tôt.
— … des patates douces et des muffins à la noix de pécan ! J’y suis ! Vous avez concocté le repas favori de Thomas Jefferson.
Ça y est, il a compris. C'est comme si j’avais réussi à tendre le bras vers lui par l’intermédiaire d’un code, d’un langage secret qu’il viendrait de déchiffrer. Pas de doute, ce mec est sur la même longueur d’ondes que moi.
— Bravo ! Vous avez deviné.
— J’en déduis que le plat principal est du mouton aux petits pois. Vous devez avoir des petits pois par ici.
— Ils sont dans le frigo. Et euh… c’est de l’agneau, pas du mouton.
— Je me demande qui peut encore vendre du mouton, de nos jours.
— Vous avez raison !
Nous éclatons de rire, et pour la première fois de la soirée, j’ai la conviction intime que je pourrais – éventuellement, enfin disons que ce n’est pas exclu ! – faire passer Jason du stade de Petit Ami Virtuel à celui de Petit Ami Réel.
Dès que notre fou rire partagé prend fin, Jason détourne les yeux et s’éclaircit la gorge, comme s’il s’apprêtait à parler. C'est alors que son regard se pose sur le livre La Magie des Eléments que Melissa a laissé sur la table, près de la tarte aux poires.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Oh, rien.
J’aurais bien voulu mettre le livre hors de sa portée, le cacher quelque part, mais mes doigts sont couverts de beurre de cacahuète que je suis en train d’extraire comme je le peux du verre doseur.
— C’est un livre très ancien ! Je suis sûr qu’il est antérieur à l’époque que j’étudie.
Autrement dit, à l’époque coloniale. Mon domaine de prédilection, ma spécialité à la bibliothèque, et il le sait. Je réfléchis à toute vitesse, et je me force à sourire de toutes mes dents.
— C'est aussi antérieur à mes recherches. En fait, je suis en train d’élargir un peu mon domaine d’activité. Je suis des cours à la bibliothèque, dans le cadre de la formation continue.
— Et ils vous laissent emporter des livres rares dans votre cuisine ?
Il le prend avec une vénération d’érudit, soulevant délicatement la couverture pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
— Dans quel genre de cours vous laisse-t-on faire ça?
— Ce n’est pas à proprement parler un cours. Disons que c’est une recherche à titre personnel.
Je réussis enfin à extraire le beurre de cacahuète du verre doseur et je l’incorpore à la soupe, mais je ne l’accompagne pas suffisamment pour éviter le plouf final ! Mon corsage est trempé.
Je jure sans réfléchir.
— Et merde !
Puis j’attrape un torchon et je tente de limiter les dégâts en essuyant mon décolleté. C’est très chaud, mais pas au point de me brûler. En revanche, la matière grasse va laisser une tache sur le tissu, ça c’est sûr. Heureusement qu’il est noir ! Cela fait partie de ma stratégie vestimentaire : les taches sont quasiment indécelables sur toute ma garde-robe.
Jason a le nez en l’air, et il ne fait aucun mouvement vers moi.
— Ça va?
Vous comprenez, maintenant ? C'est pour ça que j’aurais préféré qu’il attende dans le salon ! Et que je ne voulais pas qu’il me regarde cuisiner ! Je sens les larmes me monter aux yeux, et je suis horriblement gênée.
Il repose le grimoire.
— Hé là… ne vous inquiétez pas pour ça !
J’ai au moins réussi à détourner son attention du livre de magie. Mais il reste dans son coin de cuisine et moi dans le mien. Il doit se mordre les doigts de perdre sa soirée avec une gourde dans mon genre.
— Je suis désolée ! Je ne me suis pas rendu compte que j’allais tout éclabousser.
— Je n’y aurais pas pensé non plus. Je suis totalement inutile dans une cuisine, je ne sais même pas me préparer un sandwich à la dinde.
Déçue par mon incompétence, je me dis que j’aurais mieux fait de commander deux sandwichs à la dinde chez Subway. Je sens deux énormes larmes rouler sur mes joues. C’est une vraie cata ! Je me souviens brusquement l’avoir observé avec Ekaterina dans le bar à hamburgers. Elle pleurait, mais elle était magnifique en dépit de ses larmes. Avec moi, c’est l’opposé : quand je pleure, je ressemble à une carpe aux yeux globuleux. Rien que de penser à mon nez rouge et à mes yeux gonflés, je sens mes canaux lacrymaux se dessécher instantanément…
— Et en plus, ça fait un moment que j’essaie de trouver le moyen de vous dire un mot…
Voilà ce qu’il me dit avant même que je m’arrange pour amener la conversation sur Ekaterina et en apprendre un peu plus sur la ballerine sur glace.
Je respire un bon coup. Tout cela ne me dit rien qui vaille. Il veut discuter de quelque chose avec moi… Qu’est-ce que ça peut être ? Apparemment, il n’est pas à l’aise, et c’est pour ça qu’il est resté cantonné à l’autre bout de ma cuisine.
— Me dire quoi ?
— Que je suis allergique aux cacahuètes.
Je suis tellement soulagée que mes genoux se dérobent sous moi. Sous le coup de la panique, j’ai imaginé bien pire ! Je m’attendais à ce qu’il me dise qu’il était marié, que Ekaterina et lui avaient deux beaux enfants et un labrador retriever appelé Molly. Ou qu’il convoitait en secret Neko, et que s’il avait accepté de venir dîner, c’était uniquement parce qu’il avait vu mon démon familier traîner près de la maison. Ou encore que s’il avait accepté ce dîner, c’est parce qu’il participait à une expérience sociologique qui consistait à mesurer ce que les femmes nulles ou désespérées, gauches et assez quelconques trouvaient sexy chez les professeurs hyperdoués, superbes et amusants.
Non. C'était juste qu’il ne peut pas manger ce
que je lui ai préparé.
J’éteins le gaz avec la précision habituellement réservée à l’interruption du lancement d’un missile.
— Pas de problème !
— Je suis désolé, j’aurais dû vous en parler dès que vous avez sorti le beurre de cacahuète du frigo. Mais j’étais tellement surpris…
— Je ne vous ai pas laissé le temps de dire quoi que ce soit.
— Mais vous aviez tout organisé, et je viens de gâcher votre menu colonial.
Je réussis à hausser les épaules comme si ça n’avait aucune importance.
— Toute façon, j’ai dû me tromper dans les proportions.
Il éclate de rire, et après quelques secondes d’hésitation, je me joins à lui.
— Lorsque vous m’avez dit que vous aviez enfermé votre chat de peur que je ne sois allergique, j’ai failli parler de ce fichu problème de cacahuètes. Mais je me suis dit qu’il y avait peu de chances que vous m’en serviez.
Je jette un coup d’œil sur le pain, dans la corbeille de Melissa.
— Et la noix de pécan, ça vous rend malade ?
— Non, pas de problème.
— Et le gingembre ?
— Pas de problème non plus.
— Et l’agneau ?
— C'est ma viande préférée.
— Les petits pois ?
— Les meilleurs légumes que je connaisse!
Je souris.
— Bon, alors tout n’est pas perdu!
Il se décide enfin à faire un pas en avant, comme s’il venait de prendre conscience qu’il ne tomberait pas le nez sur ma cuisinière, victime d’une intoxication.
— Vous savez que vous avez un très joli sourire?
Je baisse les yeux, incapable de soutenir son regard. Je viens de comprendre que mon soutien-gorge miracle est parfaitement visible sous mon corsage détrempé. Quand je fais un mouvement, le tissu ne bouge pas. Le silence commençant à devenir pesant, j’y vais de ma petite blague.
— Vous devez dire ça à toutes les filles…
— Non, c’est la vérité.
Il tend la main pour effleurer mon menton du bout des doigts. D’une pression calculée, il m’oblige à lever les yeux. Ce qui me fait prendre conscience que mes lunettes sont sales.
— Chaque fois que je vais à la bibliothèque, je vous regarde.
C’est alors qu’il m’embrasse. Jason Templeton m’embrasse! Debout dans ma cuisine, cerné par les fines herbes et les épices, sans parler des ingrédients d’une soupe hautement toxique, Jason Templeton m’embrasse.
C’est certainement ma plus belle expérience en matière de baiser. J’aimerais décrire ce qu’il me fait ressentir, lui expliquer que je suis au bord de l’évanouissement, que ce baiser ne ressemble à aucun autre, qu’il est de loin le plus profond et le plus important pour moi.
Seulement voilà, je n’ai qu’une idée en tête : je suis couverte de bouillon de poulet et je me trouve à proximité d’un verre bourré d’allergènes puissants et terriblement dangereux dont je dois encore conserver la trace sur mes doigts. Je pourrais le tuer, là, sur-le-champ. Faire subir à mon Petit Ami Virtuel un choc anaphylactique et passer le reste de ma vie à expliquer à la police que je n’ai jamais voulu lui faire de mal, que tout était la faute de Thomas Jefferson.
J’attends que Jason reprenne son souffle pour m’éloigner de lui.
Comme il a l’air perplexe, je réussis à lui expliquer d’une voix posée, qui se termine presque en rire :
— Je suis nulle ! Ecoutez, je vais allumer le grill pour cuire l’agneau. Vous devez mourir de faim.
Tandis que je passe de la parole à l’acte, Jason a un sourire carnassier et fait semblant de se lécher les babines.
— J’ai bien dit : de faim !
J’éclate de rire tout en le repoussant d’un air enjoué avec mon avant-bras non contaminé.
— Je vais juste me changer pour mettre quelque chose de plus…
— De plus confortable ?
Quand il sourit, il est vraiment irrésistible.
— De plus sec, surtout. J’en ai pour une minute.
— Ne soyez pas trop longue, je serais capable d’essayer mes pouvoirs magiques grâce à ce livre !
— Je vous en prie, faites comme chez vous !
Je traverse le salon en riant encore. Une fois la clé de ma chambre dans la main, j’ouvre tout doucement la porte.
Dès que j’ai refermé derrière moi, je m’écroule contre la porte en luttant contre le fou rire. Jason Templeton m’a embrassée, là-bas, dans ma cuisine. Il m’a enlacée avant de m’embrasser.
Scott Randall n’est plus qu’un lointain souvenir. Je suis sur le chemin du véritable amour et du bonheur éternel. Melissa reste fidèle à sa méthode des Premiers Rendez-Vous, mais moi, je marche à l’expérience, au planning et à la prévoyance. J’ai eu le courage d’inviter mon Petit Ami Virtuel à dîner, et maintenant… tout se met en place.
J’ôte mon corsage et je l’envoie valser dans un coin de mon armoire. Je m’en occuperai demain. Je demanderai à Neko de l’emmener au pressing pour voir s’ils peuvent le sauver. Mais pour l’instant, qu’est-ce que je vais mettre?
Pas question de porter un banal T-shirt. Quant à mon top court moulant, il aurait été parfait à l’époque où j’avais cinq kilos de moins ! La vraie coupe Oxford, c’est l’idéal pour mettre les courbes en valeur… sauf que le bouton du milieu a une fâcheuse tendance à s’ouvrir inopinément. Je ne vais quand même pas risquer de fiche ma soirée en l’air en l’attachant avec une épingle à nourrice!
Un haut moulant style « portefeuille » qui s’attache sur le côté, voilà ce qu’il me faut. Oui, c’est parfait. Ça me donne un air à la fois chic et décontracté. Et qui signifie : je suis disponible, mais je ne suis pas une fille facile. Vous avez envie de moi, et vous le savez très bien.
Au moment où je commence à retirer le vêtement de son cintre, je suis interrompue par le bruit d’un Klaxon, le plus perçant que j’aie jamais entendu.
15
C’est le chaos.
Le chaos total.
Le sifflement perçant continue tandis que j’entre en titubant dans le salon en m’efforçant de draper mon nouveau corsage par-dessus mon soutien-gorge toujours humide. La porte qui mène à la cave est grande ouverte, et je vois Neko suivi de Roger qui se dirigent vers la cuisine… Je les dépasse en courant, terrifiée à l’idée de ce qui m’attend.
Des volutes de fumée sortent de la cuisinière en formant des nuages noirs de crasse. Le bruit strident et ininterrompu est celui du détecteur de fumée qui se déclenche en cas d’incendie. Et Jason est dans la cuisine, tel un daim pris au piège et aveuglé par la lumière des phares d’une voiture.
Lorsque j’ai emménagé, je me suis promis d’acheter un extincteur. C'est Melissa qui me l’a suggéré ce jour-là, mais quand nous sommes allées chez Target pour acheter tout notre stock de produits d’entretien, cela m’est complètement sorti de l’esprit. Elle m’avait même donné le nom de la marque, la meilleure pour venir à bout des feux de graisse. Si seulement je n’avais pas oublié, je ne serais pas dans la panade aujourd’hui !
D’autant qu’avec ce maudit détecteur de fumée qui n’arrête pas de hurler, j’ai beaucoup de mal à réfléchir.
J’attrape un torchon au vol, et je l’enroule en deux temps trois mouvements autour de ma main. Une fois devant la porte du four, j’essaie de l’ouvrir le plus vite possible. Un geste idiot, qui ne sert strictement à rien. Cela me rappelle le jour où j’ai été la risée du cours de gym, au CE2, en lançant une balle de softball de façon peu orthodoxe… M’armant de courage (tout en remplissant mes poumons d’air vicié, saturé de fumée et de graisse), j’ouvre en grand la porte. C’est alors que je prends conscience de mon erreur.
Car l’oxygène nourrit le feu.
J’attrape le pot à mojito rempli d’eau et de fleurs. Mais avant que je puisse lancer le tout dans la gueule du four, Neko renverse le pot par terre, envoyant valser les fleur
s en criant :
— Nooon ! Pas sur un feu de graisse !
Il réussit à prendre l’air horrifié. Il a raison. Je m’exclame :
— Il faut étouffer le feu !
Il était plus que temps que je me souvienne de mon unique expérience de camping d’été avec les girlscouts. Se laisser tomber et rouler par terre pour priver le feu d’oxygène ! Je n’ai peut-être pas de sac de couchage ignifugé sous la main, mais je me souviens au moins du principe de base.
Je crie à l’intention de Roger, qui se tient le plus près du canapé du salon :
— Le jeté de canapé, vite !
Il réussit à comprendre à peu près ce que je lui dis, en dépit du hurlement strident du détecteur de fumée. Quel engin de malheur ! Il devrait y avoir un interrupteur mural, pour qu’on puisse l’arrêter et faire face à l’urgence sans devenir sourd par la même occasion.
Roger me lance la couverture (sa façon de la lancer par-dessus l’épaule est encore plus efféminée que la mienne !). Je perds un peu de temps à l’ouvrir en grand pour couvrir le plus de surface possible, et je la projette vers le four.
En théorie, ça aurait dû marcher. La couverture aurait dû étouffer les flammes en stoppant l’arrivée d’oxygène. Tout aurait dû se passer comme sur des roulettes, et j’aurais dû mériter ma médaille du mérite en Sécurité Incendie.
Sauf que la couverture a été fabriquée en tissu inflammable.
Les flammes gourmandes se jettent dessus en crépitant. Pendant un bref instant, le feu fait plus de bruit que le détecteur de fumée. Puis les flammes se mettent à avancer, quittant l’extrémité de la couverture pour s’attaquer au plancher en lino tout proche (il faut dire que mon lancer n’était pas terrible !).
— Jane !
C'est la voix claironnante de Neko qui couvre le bruit du détecteur. Je me tourne vers lui, totalement paniquée, en me demandant combien de temps il nous reste avant que le feu du plancher ne se propage aux murs. Ce cottage est ancien, il doit être aussi sec que du petit bois. Et Jason est toujours de l’autre côté du four, comme statufié.
Neko crie de nouveau mon nom, étrangement calme cette fois. Aucune trace d’émotion dans sa voix, comme si mon démon familier – d’ordinaire si excité – me demandait de venir pour discuter des avantages du beige sur l’écru! Je m’aperçois soudain qu’il tient à la main le grimoire La Magie des Eléments.