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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

Page 19

by KLASKY


  Il est ouvert à une page, au milieu du livre. Je suis prête à parier que Neko ne l’a pas choisie au hasard.

  Je fonce vers lui.

  Il se penche vers moi, la bouche tout près de mon oreille, en tenant le livre devant nous, les doigts posés sous le texte.

  — Inspirez bien. Et maintenant, expirez bien à fond! Encore une fois. Calmez-vous ! Allez, respirez encore profondément. Mieux que ça. Videz vos poumons. Allez-y, recommencez!

  Il a l’air parfaitement concentré et d’un calme olympien, comme si nous faisions cet exercice tous les jours. Je me souviens dans un flash du prof de yoga de Melissa, la femme qui nous parlait pendant des heures de respiration et de postures, et qui nous incitait à rechercher en nous la sérénité. Un jour, elle a réussi à m’endormir dans la Posture du Cadavre.

  — Très bien !

  A présent, je suis en état d’écouter Neko, de comprendre chacun de ses mots sans être gênée par le hurlement du détecteur de fumée et le crépitement des flammes qui veulent s’emparer de ma cuisine.

  — Maintenant, touchez-vous la tête avec l’index droit pour faire l’offrande de vos pensées pures. Touchez-vous la gorge pour offrir vos paroles pures. Et touchez-vous le cœur pour offrir votre croyance pure.

  Je suis ses instructions, et chaque fois que mon doigt touche ma chair, quelque chose vibre au plus profond de moi. J’ai l’impression de participer à un jeu d’enfants, suspendue à une corde entre deux boîtes en fer-blanc. Tout vibre autour de moi, à travers moi. En moi.

  — Et maintenant, lisez le texte.

  Je ne suis pas d’accord. Il y a parmi nous des inconnus qui ne savent rien de mes pouvoirs. Mais Neko insiste, de sa voix étrangement calme :

  — Lisez, le reste suivra. Lisez !

  Alors je lis.

  Le Bien et le Mal, le Plus et le Moins,

  La Flamme salvatrice peut être aussi Fléau.

  Par rude nuit d’hiver,

  Le Feu peut sauver l’Homme.

  Mais livrées à elles-mêmes,

  Les Flammes peuvent conduire

  à la Ruine, détruire des Vies,

  Disséminer des Biens.

  Apprends le Pouvoir du Feu

  Et sa force sur le bûcher.

  Dompte les Flammes en invoquant

  D’autres Puissances pour l’étouffer.

  Appelles-en à l’Eau, à l’Air et à la Terre

  Pour le repousser et sauver

  Ce qui peut l’être encore.

  Pendant un moment, rien ne se produit. Ce serait trop facile… Qui suis-je pour croire que je peux contrôler l’un des quatre éléments qui régissent l’univers ? Moi, Jane Madison, une malheureuse bibliothécaire qui n’est même pas capable de réussir un seul rendez-vous galant ? Une sorcière qui ne connaît même pas le B.A. BA de ses pouvoirs ?

  Et puis soudain, il y a comme un frisson dans l’air, et une sorte de rideau entoure les flammes. Je ressens l’essence même de l’eau, je la reconnais grâce à mes dons de sorcière. On dirait une cascade faite de gouttelettes minuscules, comme suspendue au milieu de ma cuisine. Je concentre mes pensées vers ce rideau, pour transférer le peu de pouvoir dont je dispose vers le mur d’eau.

  Je suis terrifiée par le bruit énorme qui se produit lorsque le liquide entre au contact du feu. Mais ce vacarme fait aussitôt place à une brusque sensation de lourdeur dans l'air. L'atmosphère de ma cuisine devient deux fois, trois fois plus pesante. Je sens que la pression tombe, comme avant un ouragan. Je suis écrasée sous le poids d’un système climatique féroce où l’air est absent, qui fait souffrir le martyre aux vieux os et fleurir les migraines. La pression est telle qu’elle étouffe les dernières flammes, elle les chasse comme si elles étaient prisonnières d’une couverture ignifugée invisible.

  Une poussière scintillante à la consistance de cendre se met à tomber comme de la neige. On dirait de la terre pulvérisée, une pierre volcanique qui se désintègre en fragments microscopiques. La poussière tombe en silence, captant la lumière de la pièce, brillant de mille feux comme un million d’éclats de diamant, s’assurant qu’il ne reste pas la moindre braise.

  Le feu est éteint.

  Mais le détecteur de fumée continue à nous vriller les tympans. Je prends une des chaises et je la traîne à l’autre bout de la pièce pour grimper dessus et retirer les piles. Neko me suit comme mon ombre, et je pose la main sur son épaule pour trouver mon équilibre avant de grimper sur le siège. Je dois m’y reprendre à trois fois pour ouvrir le boîtier en plastique et atteindre la pile de neuf volts. Mes doigts dérapent par deux fois, mais je finis par libérer la source d’énergie.

  Le silence est si soudain que je me demande si je ne suis pas atteinte de surdité. Mais non, j’entends le bruit que fait Jason en se décidant enfin à faire un pas vers nous. Roger respire en tirant sur son T-shirt moulant qui met en valeur ses tablettes de chocolat. Nous avons déjà eu un aperçu de sa musculature d’athlète après que le feu a éclaté, interrompant je ne sais quels ébats amoureux là en bas, dans la cave.

  J’entends Neko me chuchoter :

  — Bravo, Jane ! Il s’en est fallu de peu.

  Puis il fait un pas en arrière et hausse le ton pour que chacun puisse l’entendre.

  — Que va-t-on faire de vous, Jane ? Trois alertes au feu, c’est peut-être bien pour arrêter la cuisson d’un chili, mais ça jette un froid dans la vie amoureuse d’un homme.

  Je suis toujours debout sur ma chaise. Mais j’ai un coup de mou dans les genoux, et j’ai l’impression de ne pas avoir rempli mes poumons d’air depuis que Neko m’a dit de faire ses fameux exercices de respiration purificateurs. Je tends la main vers son épaule, mais il s’écarte de moi et fait un geste en direction de Jason.

  Mon Petit Ami Virtuel se décide enfin à me rejoindre.

  — Peut-on savoir ce qui se passe, ici ?

  Il a l’air plus effrayé qu’en colère. En descendant de mon perchoir, je m’appuie un peu plus que nécessaire sur son épaule, mais il fait semblant de ne pas comprendre. Il ne me prend pas dans ses bras pour me porter dans la pièce d’à côté et m’allonger sur le canapé, mort d’inquiétude, en éventant mon visage congestionné.

  Non. Il se contente de regarder fixement ma cuisinière comme si c’était un suppôt de Satan. Puis il tourne un regard incrédule vers moi.

  Avant que je trouve quoi que ce soit à répondre, Neko s’approche, la tête inclinée et en jouant du sourcil avec un art consommé. Je sais qu’il épie les gestes de Jason, jaugeant le moindre signe de virilité chez Mon Petit Ami Virtuel. Lorsqu’il finit par tendre la main à Jason, il s’arrange pour que son poignet reste suffisamment relâché afin d’éviter toute ambiguïté sur ses intentions. Ou plus exactement, sur ses préférences…

  — Je m’appelle Neko, et vous devez être Jason. Enchanté !

  Mon démon familier se tourne vers moi en souriant.

  — Hmm… délicieux!

  Jason serre la main tendue, mais me regarde d’un air perplexe. On dirait un gosse qui se réveille après une sieste prolongée. Après avoir vainement tenté de poser trois questions à la fois, il finit par faire son choix.

  — Pouvez-vous m’expliquer ce qui vient de se passer?

  Trois fois rien, j’ai prononcé une formule magique devant toi, et ça a marché. Rien d’important, juste un truc sur lequel je travaille pendant mes loisirs. Tu as déjà entendu parler de la sorcellerie, j’imagine. Ça fait fureur dans les bibliothèques, ces derniers temps !

  Je me contente de répondre en soupirant :

  — Aucune idée. Je suppose que la couverture a dû prendre plus de temps que je ne le pensais pour étouffer les flammes.

  — Mais vous étiez là…

  Jason pointe du doigt l’endroit où nous nous trouvions, Neko et moi.

  — … je vous ai observée. Vous avez lu un passage de ce livre, et le feu s’est éteint.

  — J’ai dû paniquer en attendant que la couverture fasse son œuvre.

  Piètre excuse, y comp
ris à mes yeux. Alors j’enchaîne.

  — Avant que vous n’arriviez, j’ai lu un truc sur l’incantation au feu… et mon subconscient a dû s’en souvenir.

  — Quelque chose s’est passé lorsque vous avez lu ce texte. Je n’ai pas bien vu, mais on aurait dit qu’il y avait une sorte de rideau argenté. Et le feu a cessé aussitôt.

  — Un rideau argenté?

  Je regarde Neko, cherchant désespérément de l’aide, mais il se contente d’un savant haussement d’épaules.

  — C'est peut-être à cause de la couverture. Il y a eu une réaction chimique très bizarre au contact des flammes.

  Je vois bien que Jason est sceptique, mais il n’a pas d’autre choix que d’accepter mon explication. Après tout, comment voulez-vous qu’un homme viril et tout ce qu’il y a de plus normal croie en la magie ?

  Il fait un geste en direction de Neko, comme s’il venait de découvrir sa présence.

  — Et lui, d’où vient-il?

  — D’en bas ?

  Je me rends compte que j’ai répondu sous forme de question. Je répète d’un ton assuré :

  — D’en bas.

  — Avec votre chat ?

  — Euh… il n’y a pas de chat, en fait. Seulement Neko.

  Neko répète d’un air scandalisé :

  — Comment ça, seulement!

  Je me reprends en désignant le bel éphèbe qui est à présent totalement rhabillé.

  — Enfin, Neko et Roger. Neko est mon… locataire. Il habite à la cave, et Roger est son ami.

  — Mais pourquoi m’avez-vous dit que vous aviez un chat?

  Parce que je ne voulais pas que tu te déconcentres en pensant au corps à corps amoureux auquel se livraient les deux hommes à l’étage au-dessous.

  Naturellement, je m’abstiens de lui dire ça. Je me contente d’un vague haussement d’épaules. Roger s’avance alors pour me sauver la mise.

  — On dirait que ce vieux truc de la couverture marche vraiment ? Je croyais que c’était juste une histoire qu’on nous raconte chez les scouts…

  Lui un scout ? Je demande à voir…

  Ceci dit, il a réussi à détourner l’attention de Jason. Je l’embrasserais presque!

  — Apparemment, ça marche.

  C'est alors qu'on frappe à ma porte.

  J’aurais dû m’y attendre. Tout en traversant le salon, je sais déjà qui est derrière la porte. Ce n’est pas un détachement de pompiers envoyés pour nous sauver. Ni Dan Savage, prêt à pondre un nouvel article sur le sexe pour sa chronique « L'amour selon Savage », compte tenu de la pléthore d’hommes dans ma cuisine.

  — David !

  Mon gardien s’invite dans mon salon. Je fais celle qui est surprise de le voir tout en essayant de lui faire passer mentalement un message codé. Je voudrais lui faire comprendre qu’il doit partir pour me laisser recommencer là où j’en étais avec l’homme de mes rêves. Mais finalement, j’opte pour un langage plus direct.

  — J’allais finir de préparer le dîner pour mon invité.

  — Je suis désolé de vous interrompre.

  David a manifestement du mal à entrer dans mon jeu. Il se dirige tout droit vers la cuisine.

  Je me décide à procéder aux inévitables présentations.

  — David, je ne pense pas que vous ayez déjà rencontré Roger, l’ami de Neko.

  Méfiants, les deux hommes échangent une poignée de main plutôt tiède. Je fais un signe en direction de mon Petit Ami Virtuel.

  — Et je vous présente Jason Templeton. Jason, voici David Montrose. C’est lui le… euh… mentor dont je vous ai parlé. C'est sous sa direction que je mène mon étude.

  Jason tend machinalement la main tout en jetant un coup d’œil sur le grimoire. Posé sur la table de travail où Neko l’a mis après notre petite séance de radiesthésie, il a l’air à présent parfaitement inoffensif. David tend la main à son tour.

  — David. Je suis professeur. Enchanté.

  Sa voix est morne. Elle se réchauffe à peine lorsqu’il se tourne vers moi.

  — Jane, nous devons parler.

  — Ça ne peut pas attendre ?

  — Non.

  Je dois m’être remise du choc que je viens de subir car je sens la colère monter en moi.

  — Ecoutez, j’ai déjà assez eu d’ennuis comme ça, d’accord? Pour commencer, j’ai presque brûlé ma tarte aux poires parce que mon four chauffe trop. Après, j’ai été à deux doigts d’empoisonner Jason avec une soupe aux cacahuètes. Et comme vous pouvez le constater, le four a pris feu pendant que je faisais pré-cuire le poulet. Je n’ai vraiment pas le temps de vous parler, David. Pas ce soir.

  Je jurerais avoir vu un sourire s’esquisser sur les lèvres de mon gardien pendant que je dressais la liste des catastrophes.

  — C’est juste pour régler deux ou trois détails. Mais c’est très urgent. Votre étude pose… quelques problèmes, et je n’aimerais pas du tout qu’on intervienne en haut lieu.

  Comme pour montrer qu’il ne plaisante pas, il pose une main protectrice sur mon bras.

  Jason s’avance, regardant tour à tour la main de David et mon visage.

  — Ecoutez, Jane, je ferais peut-être mieux de rentrer chez moi.

  Exaspérée, j’échappe à David.

  — Mais nous n’avons encore rien mangé!

  Neko contemple les côtelettes d’agneau sur la table et me fait cette obligeante remarque :

  — Personnellement, je ne ferais pas trop confiance à votre four. Mais j’ai entendu dire que le tartare d’agneau est considéré comme un vrai régal dans certaines parties du monde.

  Jason a l’air dégoûté. J’ignore si c’est l’idée de manger de l’agneau cru ou celle de passer une minute de plus avec moi.

  — Vous devriez appeler quelqu’un pour vérifier l’état de votre four. De toute façon, ce n’est que partie remise. A bientôt, j’espère.

  — Mais… j’ai fait une tarte aux poires !

  Jason la regarde d’un air horrifié, qu’il a beaucoup de mal à cacher. Comme s’il s’attendait à ce que la tarte s’envole de la table pour tenter de l’étouffer.

  — Je suis persuadé qu’elle est excellente. Et si vous l’apportiez demain ? Je suis sûr que vous pourriez en vendre des parts avec les cappuccinos. Ça donnerait à la bibliothèque un petit air authentiquement colonial !

  — Jason…

  Tout en parlant, il a contourné David et doublé Neko et Roger. Il pose la main sur la poignée de la porte. Je traverse le salon en essayant de jouer la parfaite femme de maison, comme si ce genre de situation m’arrivait souvent. D’ailleurs, toutes ces choses étranges ne sont-elles pas exquises ?

  — Merci pour tout, Jane. Le… le verre de vin était super.

  Je réponds d’un air misérable.

  — Et vous, merci pour les fleurs.

  Je résiste à l’envie de regarder les fleurs piétinées, étalées un peu partout sur le sol de ma cuisine. Je me dis que Jason m’aurait sûrement embrassée pour me souhaiter bonne nuit s’il n’y avait pas eu tous ces gens plantés ici à nous regarder. Mais quelque part, j’ai des doutes. J’appuie ma tête sur la porte qui vient de se refermer. Cette fois, je ne m’en tirerai pas par deux ou trois mouvements respiratoires.

  Car il va bien falloir affronter tous ces regards.

  Je me prépare au pire et je me retourne.

  David est en train de glisser son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon. Quant à Neko, il tient plusieurs billets dans sa main.

  Mon démon familier prend la parole d’une voix à peine audible (mais en s’arrangeant quand même pour que j’entende).

  — Bon. Roger et moi allons dîner au Bistro Bis, à Capitol Hill.

  Il pose la main sur l’épaule de Roger.

  Ils passent discrètement près de moi et ferment tranquillement la porte derrière eux. Je m’approche de David, qui vient de découvrir le capharnaüm qui règne dans ma cuisine.

  Il finit par dire :

  — Bien. Vous avez au
moins utilisé la magie à bon escient, cette fois.

  — J’avais déjà essayé toutes les autres options.

  J’ai beau être fatiguée, hypergênée, et avoir envie de pleurer sur le désastre de ma soirée avec mon homme idéal, j’arrive malgré tout à sourire.

  Tout cela est absurde : moi qui ai joué les sorcières à un premier rendez-vous, mon démon familier (gay) qui n’a rien trouvé de mieux que de faire un boucan pas possible dans la cave, sans compter mes prouesses culinaires !

  Au moins, je n’aurai pas besoin de faire semblant pendant le reste de la soirée. Car David sait déjà que je ne suis pas parfaite. Il sait déjà que je ne suis pas la petite amie idéale. Et que j’ai commis des erreurs… beaucoup d’erreurs. Je vais pouvoir me détendre un peu.

  — Venez, on s’en va.

  — Où ça ?

  — Je vous emmène dîner. Nous irons dans un coin tranquille, avec des plats cuits dans une autre cuisine que la vôtre.

  Je commence par protester, puis je regarde autour de moi. On dirait que la bataille d’Azincourt vient d’avoir lieu sur le carrelage de ma cuisine ! Le désordre lié à la préparation du dîner a cédé la place à celui laissé par l’extinction du feu. Il y a des débris partout ! Il faut absolument que je nettoie le plus gros avant de m’affaler dans mon lit.

  Mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, je me rends compte que je suis épuisée. L’adrénaline que j’ai libérée en lisant mon incantation a cessé de faire effet, et je me sens vidée de mon énergie. Je ne ressens plus qu’une immense fatigue qui n’est due qu’en partie à mon rendez-vous raté avec Jason.

  Je regarde le visage candide de David. Je vois bien que c’est par pure gentillesse qu’il m’a lancé cette invitation.

  — Avec plaisir. Merci beaucoup.

  16

  Le lendemain, je raconte mon histoire à Melissa, et elle me suggère d’apporter la tarte aux poires à Mamie. Heureusement qu’elle se souvient de tous mes rendez-vous ! J’avais complètement oublié que j’étais censée aider Mamie à préparer la petite fête qu’elle donne en l’honneur du Conseil d’administration du club des amis de l’opéra.

 

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