COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE
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Jason Templeton. Il me sourit de toutes ses dents, comme il sied à un parfait Petit Ami Virtuel…
— Bonjour!
— Il est 9 heures !
L'air perplexe, il rétorque :
— Et alors ? Il est interdit de dire bonjour à quelqu’un à 9 heures de matin ?
— D’habitude, vous n’arrivez jamais avant la demie.
— Mon cours du matin a été supprimé. C'est le Founder's Day. Les étudiants sont censés assister à des conférences sur la signification intrinsèque des études supérieures dans notre pays. En réalité, la plupart d’entre eux doivent être encore en train de dormir pour se remettre de leur week-end!
J’entends ce qu’il me dit, mais je ne l’intègre pas vraiment. Jason est ici, à Peabridge, et il me parle comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas fait brûler notre dîner et la cuisine la semaine dernière ! Comme si je n’avais pas utilisé mes pouvoirs magiques.
— Tenez, je vous ai apporté quelque chose.
Il me tend un sac en plastique blanc.
Jason est ici, à Peabridge, et il m’a acheté un cadeau.
— Qu’est-ce que c’est ?
En tout cas, c’est léger. Et quand je m’empare du sac, c’est tout mou.
— Ouvrez-le et vous verrez.
Des marshmallows. Un paquet de marshmallows géants.
— Je…
Impossible de finir ma phrase. Je ne sais pas quoi dire.
— Je me suis dit que vous pourriez en avoir besoin si jamais votre four prenait feu de nouveau. J’aurais pu aussi bien vous apporter des barres chocolatées.
J’éclate de rire.
— Non ! J’aurais dû vous apporter une nouvelle couverture pour remplacer celle qui a brûlé. Vous avez eu le bon réflexe pour étouffer les flammes.
Nous y voilà! Il a décidé de faire l’impasse sur la formule magique. Après tout, c’est bien ce que je lui ai dit de faire, non ? Je l’ai convaincu que ses visions étranges étaient dues à la panique… Je ressens comme un curieux mélange de déception et de soulagement. J’aimerais qu’il me presse de questions sur mes pouvoirs de sorcière, et en même temps, je suis ravie qu’il prenne à la légère la grande débâcle des côtelettes d’agneau !
— Vous savez ce qu’on dit : scout un jour, scout toujours.
Je fais un geste vers le sac de marshmallows.
— Et je peux utiliser ça pour faire cuire des banana boats sur un feu de camp !
Vite. Il faut que je trouve très vite autre chose à dire. Avant qu’il ne s’en aille.
— Je suis désolée que vous ayez dû partir aussi vite, jeudi soir.
Il a l’air mal à l’aise, comme si je lui reprochais sa désertion.
— Je ne voulais pas vous causer d’autres soucis. Et puis la situation devenait un peu étrange avec vos locataires qui surgissaient de nulle part. Jusqu’à votre ex qui s’est pointé…
Scott ? Que vient faire Scott là-dedans ? Scott est en Angleterre avec sa nouvelle dame de cœur.
Je finis par comprendre.
— J’y suis. Vous parlez de David !
Il hoche la tête.
— Je sais que vous l’appelez votre mentor, et je comprends très bien la situation. C'est toujours bizarre quand les professeurs se mettent à sortir avec leurs étudiantes, non ?
Mais qu’est-ce qu’il en sait ? Et pour commencer, je dois lui faire comprendre que David n’est pas mon ex.
— Ça peut vous paraître très bizarre, mais David et moi n’avons jamais eu ce type de relation.
Notre seul et unique baiser ne compte pas. Nous sommes tous les deux d’accord sur ce point.
Mais Jason n’a pas l’air convaincu.
— Ne me dites pas qu’il ne s’est pas passé quelque chose ! J’ai senti que ce mec était très possessif.
Je me souviens que David a insisté pour que nous parlions, lui et moi. A propos de la formule magique qui avait éteint le feu.
— Il lui arrive de se mettre un peu en avant, mais c’est juste parce qu’il prend ses études très au sérieux. Et il estime que je devrais en faire autant.
Jason hausse les épaules.
— Si vous le dites…
— C'est la vérité.
O.K., c'est stupide. C'est stupide et je le sais. J'ignore ce qui m’a poussée à dire ça. Mais c’est sorti tout seul. J’essaie de rattraper le coup.
— J’imagine qu’il y a peu de chances que vous acceptiez de revenir dîner ?
Là, il est vraiment surpris. Qu’est-ce qui m’est passé par la tête ? Je prends ce mec au piège dans un coin de ma cuisine en brûlant pratiquement toute la maison, et voilà que je lui lance une nouvelle invitation à dîner ! Bon, il est peut-être prêt à me pardonner pour ce qui est arrivé, mais quel idiot se mettrait sur les rangs pour qu’on attente une seconde fois à sa vie ?
— En fait, les dîners me posent un problème. Vous savez, on arrive en fin de trimestre et…
— Oh, je comprends !
Mon estomac se noue, et j’essaie de me rappeler que je dois garder le sourire et faire semblant de ne pas entendre mon cœur qui s’emballe dans ma poitrine.
— Mais si vous êtes libre pour le déjeuner, je vous invite.
— Ah non ! Je veux dire, c’est d’accord pour le déjeuner, bien sûr que oui. Mais pas question de m’inviter.
Waouh ! Il ne me repousse pas, il n’essaie pas de m’éviter. Il veut même déjeuner avec moi…
Il sort un petit agenda noir de son attaché-case.
— Voyons voir… Cette semaine, ce n’est pas possible, j’ai un emploi du temps de dingue. A cause du Founder’s Day, tout est chamboulé. Que diriez-vous de la semaine prochaine ?
— Ça me va très bien. Quel jour vous arrange?
Si j’avais quelque chose de prévu sur mon propre agenda, je le déplacerais aussitôt!
— Que diriez-vous de mercredi ? Disons, à midi à La Perla ?
Un restau italien. Pour Melissa, ce serait presque un défi pour un premier rendez-vous ! Mais je m’en sortirai. Pour mon Petit Ami Virtuel, je serais capable de tout.
Je résume d’un ton joyeux :
— Je vous retrouve à La Perla mercredi à midi !
— C'est un rendez-vous, si je ne m’abuse.
Un rendez-vous… C'est lui qui l’a dit ! Au moment où il tourne les talons pour rejoindre sa table habituelle, je le rappelle, incapable de le laisser partir aussi vite.
— Jason !
Il fait demi-tour, un petit sourire aux lèvres.
— Oui, Jane... ?
— Euh, pourriez-vous me donner votre numéro de téléphone ? On ne sait jamais, je peux avoir besoin de vous joindre, par exemple si Evelyn organisait une réunion, ou si je suis en retard…
— Mais bien sûr.
Il sort un stylo de son attaché-case et cherche du regard quelque chose pour écrire. Je lui dis que je peux aller chercher un bloc pad dans mon bureau, mais il s’empare d’une des serviettes en papier posées sur le comptoir.
— Tenez, c’est mon numéro de portable. Comme je ne suis jamais chez moi, inutile d’essayer de me joindre là-bas.
Il me tend le numéro en souriant. Dix chiffres. Dix petits pas qui vont m’aider à réaliser enfin mon rêve. Un baiser dont je me souviens à peine, des marshmallows (un cadeau curieux), un rendez-vous à déjeuner pour la semaine prochaine, et maintenant, un numéro de téléphone. Il est clair que je progresse. Ça, personne ne peut le nier.
En le regardant s’installer à sa table, je résiste à l’envie folle d’appeler Melissa. Si je lui racontais que je suis prête à laisser tomber le virtuel pour le réel, je ne pourrais sans doute pas m’empêcher d’adopter le ton suraigu des ados !
Jason Templeton m’a donné un rendez-vous et m’a communiqué son numéro de téléphone. D’un pas, il a franchi la frontière qui nous sépare de ce territoire délicieux, terrifiant, excitant et époustouflant qui fait d’un ami un petit ami…
19
— Ecoute, Mamie. Il est d
éjà 10 h 15 ! Si on partait ?
— Jane…
Je sens à sa voix qu’elle est contrariée. Mais j’ignore si c’est à cause de moi, de Clara, ou de la ribambelle d’enfants qui nous entourent, bien décidés à ne pas rater le moindre centimètre carré de l’éléphant empaillé qui trône au centre de la rotonde du Musée d’Histoire Naturelle.
J’ai les yeux rivés sur les portes d’entrée du musée, en me demandant si j’ai pu rater Clara dans toute cette foule. En arrivant pile à 10 heures, l’heure de l’ouverture, Mamie et moi nous sommes retrouvées au beau milieu des familles, des parents et de leurs gamins braillards et impatients de jeter un coup d’œil sur les fossiles, les squelettes et autres trésors exotiques de dame Nature.
Je n’ai jamais compris pourquoi les familles commencent par le Musée d’Histoire Naturelle ! La plupart des gosses sont fascinés par cette collection, pourquoi ne pas leur faire profiter de ce musée tout un après-midi ? Mais non, les parents traînent leurs gamins ici le matin, au lieu de leur faire admirer la technique de peinture des maîtres hollandais ou l’importance du ressenti dans les tableaux des Impressionnistes.
Ils devraient commencer par les peintures, et les récompenser en les emmenant ensuite voir la baleine bleue, le tyrannisaurus rex rampant ou le zoo des insectes (sponsorisé par Orkin, le roi des pesticides ! Qui pourrait douter après ça du sens de l’humour de notre gouvernement ?).
Moi, je serais prête à parier que la moitié de ces gamins seront pleurnichards et/ou hyperactifs quand arrivera l’après-midi, et que leur vraie chance d’apprendre l’histoire de l’art alors qu’ils sont encore à l’école élémentaire sera gâchée. Mais après tout, je ne suis pas une spécialiste, personne ne m’a demandé mon avis.
Tout à coup, Mamie s’écrie :
— La voilà !
Le soulagement qui perce dans sa voix est aussi fort que celui de la horde de gosses déchaînés qui viennent de découvrir les défenses de l’éléphant, et qui se demandent si le pachyderme pourrait d’un seul mouvement de tête les expédier jusqu’au balcon.
Clara se glisse vers nous, aussi essoufflée qu’elle l’était à Cake Walk. Elle porte encore ses lunettes de star, ce qui me hérisse autant le poil que la dernière fois.
— Je suis désolée, il fallait que je déchiffre mes runes avant de venir. Et j’ai mis plus de temps que prévu à interpréter les résultats.
Je balance mon sac par-dessus mon épaule et je commence à prendre la direction de la porte. Des runes ! Décidément, ses runes sont plus importantes que moi à ses yeux.
Mamie me rappelle.
— Jane !
Je stoppe net. Ce n’est pas juste, Mamie n’aurait pas dû venir. Si elle n’était pas là, je pourrais traiter Clara comme je l’entends. Comme elle nous a traitées en nous faisant poireauter pendant un quart d’heure! Pendant vingt-cinq ans ! Mais avec Mamie ici, aux pieds de l’éléphant géant, il m’est quasiment impossible de tourner le dos et de m’en aller. Je ferais de la peine à la seule femme qui m’a aimée inconditionnellement, qui m’a nourrie et élevée alors que j’avais été abandonnée par ma propre mère.
Je respire un bon coup et je fais volte-face. Alors qu’une troupe de louveteaux commence à hurler d’excitation en découvrant le dinosaure, je rejoins Mamie et Clara. Autant éviter d’avoir à crier pour se faire entendre.
Je demande à Clara en grinçant des dents (tout en essayant de faire mon possible pour rester polie) :
— Et qu’est-ce que les runes vous ont dit ?
Côté politesse, il faut croire que ce n’est pas gagné car Mamie me décoche un regard perçant. Clara, elle, semble très excitée par l’intérêt que je lui porte et s’empresse de me répondre.
— J’ai utilisé mes runes en jade. Ce sont souvent les meilleures pour dépeindre toute la palette des émotions : Jeanette, la famille, l’amour, les relations.
Je réponds d’un ton glacial, ignorant l’allusion à mon nom (enfin, celui qu’elle me donne…).
— Bien sûr.
Mon ton exagérément courtois fait tiquer Mamie. Clara, elle, n’y voit aucun mal et poursuit.
— Je suis tombée sur une fourche, car nous avons apparemment atteint un point critique dans nos relations. Des décisions doivent être prises.
Sans blague ?
Non, je ne l’ai pas dit tout haut, mais je l’ai pensé très, très fort ! Clara continue sur sa lancée, sans se rendre compte une seconde du mépris qu’elle m’inspire.
— La première rune d’une fourche représente la première possibilité. Je suis tombée sur Ken.
Ken… Comme le Ken de Barbie ? Je n’ai aucune idée de ce que Clara me raconte. Mamie elle-même semble un peu perdue, et elle se met à regarder les bannières qui surplombent les différentes galeries du musée. Je sens bien qu’elle essaie de trouver quelque chose pour détourner l’attention de Clara, pour modérer son enthousiasme effréné pour ses petits morceaux de pierre verte.
Tandis que Clara fait une pause pour reprendre son souffle, j’éprouve bizarrement le besoin de combler le silence.
— Désolée, mais j’ignore ce que Ken veut dire.
Clara soulève ses gigantesques lunettes de soleil pour la première fois. Je suis frappée de nouveau par la couleur de ses yeux. Celle de mes yeux. Et lorsque je jette un coup d’œil sur Mamie, un frisson parcourt ma colonne vertébrale car je me rends compte qu’elle aussi a les mêmes yeux. N’importe quel inconnu qui nous regarderait saurait aussitôt que nous représentons trois générations de la même famille. Une longue lignée de femmes.
Je repense à ce que David m’a dit. Le don de sorcellerie vient en général de la mère. Y aurait-il une part de vérité ? Est-il possible que j’aie acquis mes pouvoirs à la naissance ? L'utilisation que ma mère fait des runes a-t-elle la même origine magique que mes pouvoirs d’incantation?
Apparemment, Clara ne se rend pas compte de mes interrogations.
— Ken ? C'est un signe qui ressemble à une flèche, un signe qui lui est inférieur. Il représente la Lumière, le Savoir.
Elle fait la moue, une moue triste et pleine de regret qui m’arrache presque un sourire.
— Je ne tombe pas très souvent sur Ken.
J’ai envie de lui dire que moi, ça me rappelle un passage d’un long poème de Shakespeare, le Viol de Lucrèce, où l’héroïne a beau entrevoir le salut, elle ne l’atteindra jamais. C'est pareil pour ma famille, je la vois sans l’avoir jamais vraiment connue. Je peux voir la mère qui m’a abandonnée lorsque j’étais enfant, mais jamais je ne trouverai de réconfort dans ses bras.
Je demande à contrecœur :
— Et qu’avez-vous déchiffré ensuite ?
Mamie a l’air surprise par ma question, comme si elle me soupçonnait de me moquer de Clara. Mais je réussis à lui faire un sourire innocent, et elle me gratifie d’un regard plus serein qui témoigne du soulagement qu’elle éprouve.
Clara ne s’est absolument pas rendu compte de la conversation silencieuse que nous avons eue, Mamie et moi. Elle répond à ma question.
— La suivante a été Gebo, la seconde possibilité.
Gebo. O.K., Shakespeare n’a jamais utilisé ce mot.
Mais la curiosité l’emporte, à tel point que j’en oublie mon insolence.
— Euh, je ne connais pas cette rune…
— Elle ressemble à la lettre X. C'est la rune du Don. C'est un signe positif car faire un don enrichit à la fois la personne qui offre et celle qui reçoit. Mais c’est également un signe compliqué car de nouveaux liens complexes se créent à travers les dons. D’où, par exemple, la notion de dette qu’une personne peut avoir vis-à-vis d’une autre…
— Une dette à payer…
J’ai dit ça sans réfléchir, mais je sais que j’ai fait mouche. Clara me regarde droit dans les yeux pour la première fois depuis son arrivée au musée.
Elle répète ces mots en hochant lentement la tête. C'est tout juste si je ne vois pas les rouages tourner dans son crâne, et je me dema
nde quel lien elle fait, quelles lignes elle trace entre ce qu’elle a dit et ce qu’elle pense.
Après tout, il y a peut-être – je dis bien peut-être – quelque chose de vrai dans le déchiffrage des runes. Il y a deux mois, j’aurais dit que la notion même de sorcellerie était ridicule. Si quelqu’un m’avait affirmé que les démons familiers existaient vraiment, tout comme les baguettes magiques de bois de sorbier, et qu’on pouvait éteindre des incendies grâce à une simple incantation, j’aurais bien rigolé et j’aurais demandé à cette personne quel livre elle lisait… ou ce qu’elle fumait !
Mais je sais à présent que la sorcellerie existe. Alors pourquoi pas les runes de jade de Clara ?
— Et quelle était la troisième rune?
Elle se fend d’un large sourire.
— Quand on se retrouve avec une fourche, tout se joue sur la troisième rune. C'est elle qui nous dit quelle possibilité sortira gagnante.
Son regard se pose sur Mamie, puis revient sur moi.
— Ma troisième rune, c’était Berkana. Ça ressemble à un B, mais les boucles sont en fait des triangles.
Elle baisse les yeux sur ses mains courtaudes, aux doigts épais. Puis elle ajoute, prise tout à coup d’un accès de timidité surprenant :
— Ça représente le Foyer. La Famille.
Il se passe quelque chose ici, à travers ses paroles, que je n’avais jamais perçu auparavant. Ni dans cet excès d’exubérance tout à l’heure, aux pieds de l’éléphant, ni dans le charabia qu’elle m’a débité au Cake Walk.
Clara veut que ça marche. Elle veut construire une relation avec moi et renforcer le lien qu’elle a avec Mamie. Ce qu’elle souhaite, c’est retrouver la famille dont elle s’est éloignée, qu’elle a abandonnée depuis tant d’années…
Je présume que ce n’est pas facile pour elle. Chaque fois qu’elle me regarde, elle doit penser à toutes les occasions manquées. Je dois lui rappeler mon père, sa jeunesse, et toutes les erreurs qu’elle a commises.
— Voilà pourquoi je suis arrivée en retard. Tu comprends pourquoi j’avais absolument besoin de terminer le déchiffrage des runes.