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COMMENT JE SUIS DEVENUE IRRESISTIBLE

Page 27

by KLASKY


  Heureusement – ou pas – c’est Mamie qui meuble le silence.

  — Fais-moi une promesse, Jane.

  Je pousse un soupir.

  — C'est quoi, cette fois ?

  — Promets-moi que tu viendras à la Ferme.

  La Ferme. Une ferme du Connecticut dans les environs d’Old Salem. Elle appartient à la famille depuis des années. La sœur et les deux frères de Mamie se réunissent toujours là-bas le troisième week-end d’octobre. Ils emmènent leurs enfants et leurs petits-enfants. Cet endroit fourmille de tantes, d’oncles et de cousins. Il y a deux immenses chambres-dortoirs au grenier, une pour les filles et l’autre pour les garçons. Les dépendances ont été réquisitionnées comme chambres d’hôtes.

  — Mamie, tu sais que je déteste cet endroit.

  — Quand tu étais petite, tu l’adorais.

  Forcément. Quand j’étais petite, nous passions des week-ends entiers à courir à droite à gauche, à nous faire des farces. Nous mangions des pommes que nous cueillions sur les arbres du jardin, nous allumions un grand feu de joie, et nous restions à discuter jusque tard dans la nuit. Nous faisions semblant de croire que les bruits de coups qui venaient du dortoir des garçons étaient des fantômes qui hantaient les couloirs.

  A présent, tout le monde a fait sa vie. La dernière fois que je suis allée à la Ferme, il y a sept ans, j’ai dû expliquer à treize personnes de la famille que Scott et moi comptions nous marier un jour. Bientôt. Qu’il m’aimait, mais que nous n’étions pas encore prêts à fonder un foyer. Que nous le serions un jour. Je le savais.

  Comment faire face à ces gens aujourd'hui ? Seule, et toujours célibataire, après tout ce temps. Et sans aucun candidat au mariage crédible à l’horizon.

  — Mam…

  — Jane, je te demande rarement quelque chose…

  Je rêve ! Je me demande vraiment dans quel monde elle vit!

  — … mais ta mère sera là. Et je voudrais que tu viennes aussi.

  Je regarde ma grand-mère, si pathétique sur ce lit d’hôpital. On lui a passé une de ces chemises de nuit de coton si gênantes, elle a une perfusion dans le bras, et sur sa peau parcheminée, elle a des bleus partout. Un tube en plastique fait le tour de son cou comme un collier avant-gardiste. Près de sa tête, une machine envoie une lumière rouge vif à chaque battement de son cœur.

  Je pousse un soupir.

  — D’accord, Mamie. J’irai à la Ferme.

  — Tu peux amener quelqu’un.

  Ce n’est pas ça qui va m’aider ! Melissa doit rester pour tenir sa boutique. Quant à Neko… Disons qu’il ferait un peu tache par rapport à la Ferme. Mais je réussis quand même à sourire. Je vois bien que Mamie essaie de me rendre les choses plus faciles.

  — Merci, Mamie. Je vais y penser.

  21

  Neko me lance :

  — Redites-moi ce que vous cherchez.

  Je lui montre les piles de livres qui nous entourent.

  — En fait, je ne sais pas vraiment. Quelque chose qui puisse aider ma grand-mère. Une formule magique qui me permette de l’aider à guérir plus vite, à respirer plus facilement. Et à empêcher que sa fièvre ne remonte.

  J’ai passé toute la journée à l’hôpital, mais je suis trop fatiguée pour dormir. Après avoir grimpé dans mon lit sur le coup de minuit, j’ai passé mon temps à regarder le plafond en me disant qu’il fallait vraiment que je me repose ! Mais dès que mon réveil à affichage numérique a indiqué 3 heures du matin, j’ai abandonné.

  Lorsque je suis entrée à pas de loup dans le salon, Neko s’est immédiatement réveillé et s’est manifesté depuis son lit de fortune, à savoir un de mes canapés particulièrement bien rembourré. Je ne l’ai pas entendu rentrer de son dîner avec Roger, ce qui prouve à quel point j’avais l’esprit ailleurs.

  Je me suis préparé un bol de camomille, et nous avons discuté des mérites respectifs des sous-vêtements standard et des débardeurs (d’après Neko, Roger a une fâcheuse tendance à porter les seconds. Je n’ai pas voulu en savoir plus).

  Nous avons battu en retraite vers la cave lorsque j’ai compris que je ne dormirais pas de la nuit. J’ai constaté que les livres étaient encore plus en désordre que lorsque je les ai vus la première fois. J’ai personnellement parcouru ces ouvrages plusieurs fois, pour déchiffrer les titres et admirer les reliures, et je soupçonne Neko d’avoir rôdé dans le coin pendant la journée, quand j’étais au boulot. J’ai la ferme intention de prendre le temps de les remettre en ordre.

  Bon, disons, quand Mamie sera sortie de l’hôpital. Après le Gala de son club d’opéra, et après notre petit voyage à la Ferme.

  — Que pensez-vous des cristaux? demande Neko.

  — Quoi?

  Je ne lui ai pas dit un mot de Clara. A quoi bon parler à mon démon familier de ces mots sibyllins sur le nettoyage des cristaux pour concentrer les énergies positives et faire régner l’harmonie?

  — Les meilleures sorcières en utilisent. Toutes.

  Neko regarde autour de lui.

  — Je sais qu’il y en a dans un coffret, quelque part ici.

  — Je suppose que c’est une blague... ?

  Les cristaux seraient-ils un nouveau lien entre Clara et moi ? Une preuve de plus que je fais partie d’une famille de magiciens ?

  Neko accuse le coup.

  — Je ne plaisante jamais. En tout cas, pas sur la magie. Ce n’est pas dans ma nature de faire des blagues sur ma raison d’être.

  Je soupire. Loin de moi l’idée de mettre en doute la raison d’être de mon démon familier!

  Neko traverse la cave, l’œil aux aguets, furetant dans chaque recoin sombre.

  — Voyons voir… Je l’ai senti la première fois que vous m’avez réveillé. J’ai ressenti leur pouvoir ici même. C'est une des premières choses qu’elles nous enseignent : faire l’inventaire de ce qui nous entoure.

  — Qui sont ces « elles » ?

  — Les sorcières. L'Assemblée des Sorcières.

  Neko me regarde comme si j’étais folle ou totalement stupide.

  — Vous êtes peut-être trop fatiguée pour évoquer ces choses ce soir. Si vous voulez vous recoucher, je vais voir si j’arrive à retrouver les cristaux, et nous en reparlerons demain matin.

  Lorsque Neko fait preuve de sollicitude, il est presque aussi ennuyeux que lorsqu’il joue les conseillers en esthétique.

  — Bon, d’accord. Donc, l’Assemblée vous apprend à faire l’inventaire chaque fois que quelqu’un vous réveille.

  — Exact. Et lorsque vous m’avez réveillé, je me tenais là-bas.

  Il retourne vers le pupitre et s’accroupit à côté pour reprendre sa position de statue de chat.

  — Et j’ai ressenti des vibrations harmoniques…

  — Venez-en au fait !

  Neko fait l’innocent.

  — Quoi?

  — Des vibrations harmoniques ! Vous allez bientôt me dire que vous êtes un consultant en vibrations confirmé !

  — Où aurais-je trouvé le temps de le faire ? Je ne suis qu’un simple démon familier, vous savez. Et puis Hannah Osgood m’a enfermé en 1919. Sachez que l’Assemblée ne forme les consultants en vibrations que depuis une trentaine d’années.

  Il s’exprime d’une voix neutre, comme s’il parlait de la pluie ou du beau temps.

  — Autre chose : à votre réveil, avez-vous senti la présence d’une solution de tourmaline noire?

  Là, je le teste. C'est pour en savoir plus sur la proposition de Clara de nettoyer l’ambre de l’infirmière Lampet.

  Neko ironise.

  — En effet. Comme si j’allais me laisser avoir par cette histoire de « tourmaline noire » ! Ça fait quand même un moment que j’ai rejoint l’Assemblée. Il faut être vraiment naïf, voire totalement idiot, pour être dupe de ce truc. Autant gaspiller votre argent en achetant un œil de triton…

  Et voilà. Même si Clara est une sorcière, elle s’est fait avoir par un tour de débutant. Ceci dit, j’ignore si cette idée me rassure ou si
elle m’effraie.

  Neko bondit sur une pile de livres avec la force d’un chat tigré pourchassant une souris. Il ramasse une demi-douzaine de volumes un à un, et les met de côté en secouant la tête. Et tout à coup, là, caché sous un enchevêtrement de cuir et de parchemin, j’aperçois un coffret de bois.

  Neko s’en empare, mais il se met à éternuer en le serrant contre sa poitrine.

  — C'est la poussière. Il faudrait vraiment que quelqu'un se charge de faire le ménage, ici.

  — Je croyais que c’était votre boulot.

  Je ne dis ça que pour détourner mon sentiment de culpabilité.

  Mais il rétorque :

  — Je ne fais pas les vitres et je ne passe pas l’aspirateur. Je ne touche pas à la poussière. Si nous emportions ceci là-haut ? Il y a plus de lumière.

  Je le suis dans l’escalier, incapable de résister à l’envie de regarder plusieurs fois par-dessus mon épaule. J’ignore ce que je m’attends à découvrir. Je sais bien que les livres ne vont pas prendre vie tout seuls. Ni se mettre à voler à travers la pièce pour se poser en bon ordre sur les étagères.

  Neko pose le coffret de bois sur la table basse. Je m’assieds près de lui sur le canapé pour examiner l’objet. Il m’a paru lourd dans les bras de Neko. Il mesure environ soixante centimètres et il est entièrement en bois. J’aperçois à l’arrière deux charnières en laiton et un fermoir en métal sur le devant. Une barre de bois poli bloque le fermoir.

  Le dessus de la boîte est éraflé, comme si quelqu’un – ou quelque chose – avait jadis affûté ses griffes dessus. Je regarde Neko, mais ses ongles parfaitement manucurés ne semblent pas avoir été à l’origine de ce travail de sape. Il croise mon regard.

  — Eh bien, allez-y !

  — Allez-y?

  — Enlevez la barre de bois et ouvrez ce truc.

  — C'est quoi ?

  — Ouvrez!

  Il soupire en levant les yeux au ciel comme s’il attendait que j’aie fini d’essayer un nouveau corsage.

  Les mâchoires crispées, je pousse la barre de bois. Je suis surprise de constater que j’ai beaucoup de mal à la faire bouger. Je retente le coup en râlant, mais je me casse un ongle au passage.

  — Nom de…

  Neko éclate de rire, sans doute pour m’éviter de persister dans le registre de la grossièreté.

  Son avertissement ne suffit pas à me faire taire, mais mes doigts, si ! Je me suis presque arraché un ongle, moi, la fille qui se rongeait les ongles jusqu’au sang depuis si longtemps que j’en avais oublié quel effet ça faisait ! Très fière de moi, je me réattaque à la barre de bois qui finit par glisser. Je tape encore dessus plusieurs fois avec la paume de la main et la barre tombe du fermoir.

  Je n’ai aucun mal à ouvrir le coffre. A l’intérieur, il y a une demi-douzaine de casiers imbriqués, suspendus grâce à un système complexe de charnières en laiton et de barreaux. Cela me rappelle une boîte à pêche, mais qui a été fabriquée bien avant l’ère du plastique et des leurres.

  Ma boîte à pêche de bois ancien est remplie de trésors.

  Chaque casier est divisé en douze compartiments garnis de velours, qui contiennent chacun une pierre. Il y a là des pierres que l’on peut qualifier de cristaux, des éclats de roche aux arêtes saillantes, mais aussi des perles que l’on dirait fourbies par d’innombrables doigts et une poignée de sphères polies comme du marbre.

  — C'est quoi, toutes ces choses ?

  Devant tant de merveilles, j’ai changé de voix. Je tends la main vers la pierre la plus proche.

  — Neko, n’êtes-vous pas tenu de l’avertir avant qu’elle ne touche la Spinster Stone ?

  Je recule aussitôt ma main en retenant un cri de surprise. Je réussis même à en étouffer un second en faisant semblant de me débarrasser d’un hoquet. Avant même que je tourne la tête vers la porte de la cuisine, je reconnais la voix de David Montrose.

  — Vous ne frappez plus à la porte, maintenant ?

  — Je l’ai fait. Mais vous n’avez pas entendu car vous étiez dans la cave. Je suis donc entré et je me suis même servi un peu de thé.

  Il me salue avec sa tasse de camomille. Je jette un coup d’œil méfiant sur ma porte d’entrée : j’aurais juré l’avoir fermée à clé avant d’aller me coucher.

  Comme s’il lisait dans mes pensées, David me répond :

  — Oui, vous l’aviez bien fermée à clé. Mais vous savez, c’est un jeu d’enfant pour un gardien d’ouvrir les serrures d’une maison, surtout de celle de la sorcière qu’il doit former. C'est assez pratique, si jamais elle était en danger.

  — Si je comprends bien, les sorcières ne sont pas particulièrement soucieuses de leur vie privée…

  David hausse les épaules.

  — Non, pas tellement. En tout cas, pas vis-à-vis de leur gardien.

  L'espace d'un instant, je repense au David Montrose qui est apparu sur le seuil de ma porte la première nuit, après que j’ai réveillé Neko. En colère, froid, dominateur, sûr de lui et de ses pouvoirs. Ce n’est pas le même homme qui m’a emmenée dîner à La Chaumière et au Paparazzi. Ce n’est pas non plus celui qui a répondu à toutes mes questions avec bonne humeur. Ni celui qui m’a embrassée et est revenu sur sa promesse.

  David sourit. Ce faisant, il redevient le gardien version n° 2, plus sympathique que le premier, celui que j’ai appris à apprécier.

  — Ainsi, vous avez décidé de vous attaquer aux cristaux?

  — J’ai dit à Neko que je cherchais quelque chose pour aider ma grand-mère.

  Je lui fais un résumé de la maladie dont souffre Mamie.

  David hoche la tête.

  — Vous avez des dispositions certaines pour les formules magiques. Mais le travail avec les cristaux, c’est totalement différent. La plupart des sorcières sont incapables de faire les deux.

  — Je pense en être capable. Ma mère elle-même est très attirée par les cristaux.

  Je jette un nouveau regard sur le coffret, sur chacun de ces minuscules compartiments où se nichent des pierres aux pouvoirs magiques.

  Si David comprend l’effort énorme que j’ai fait en appelant Clara « ma mère », il n’en dit rien.

  Il vient s’asseoir près de moi.

  — Dans ce cas, voyons un peu ce que vous pouvez faire.

  Il fouille au fond du coffret, et ses doigts parcourent chaque compartiment, trouvant comme par hasard une première pierre, puis une autre.

  Neko observe David avec curiosité, la tête légèrement penchée sur le côté, comme s’il essayait de trouver une signification derrière chaque geste de mon gardien. Lorsque David finit par faire son choix sur une pierre, Neko hoche imperceptiblement la tête. Je tends la main vers la pierre, et Neko se penche tout près de moi, comme il l’a fait lorsque nous avons prononcé la formule magique pour éteindre le feu dans ma cuisine.

  David pose la pierre dans la paume de ma main.

  — Dites-moi ce que vous ressentez.

  C'est un cristal transparent, d’une longueur correspondant à peu près à la moitié de mon index. Je la fais pivoter dans la lumière, à la recherche de stries ou autres défauts, mais rien ne vient ternir la perfection de cette pierre. Si ce n’était son poids et sa douceur au toucher, on pourrait croire qu’elle est en plastique. J’étudie de près toutes ses facettes, mais je ne trouve rien, aucune marque distinctive, aucune caractéristique particulière.

  Je commence à me sentir idiote. Nous sommes quand même en pleine nuit, en train de chercher un symbole magique pour aider ma grand-mère malade. Je ne suis plus une gamine, quand même ! Où ai-je la tête? Je me crois en plein conte de fées, peut-être ?

  Je referme la main sur la pierre. David me demande :

  — Qu’y a-t-il ?

  — Rien. C'est une pierre.

  Neko se rapproche encore de moi. Je le sens déçu par ma réponse. Je tends le cou vers lui, mais il est totalement concentré sur le cristal enfermé dans mon poing. Je respire à fond et je fais une nouvelle tentative.


  — Cette pierre est transparente et elle est lourde pour sa taille.

  — Très bien.

  Je sens au ton de sa voix que David est sincère.

  — Et que ressentez-vous ?

  Je fais un énorme effort de concentration. Après tout, les incantations ont bien marché, même si au départ, j’ai trouvé absurdes leurs pseudo rimes. Au bout d’un long moment, je finis par répondre :

  — Je ne ressens rien, aucune émotion ne se dégage de cette pierre. En revanche, on dirait une loupe. Elle rend tout plus intense.

  Plus les mots sortent de ma bouche, et plus je prends confiance en moi.

  — Oui, c’est ça ! Elle donne plus de poids à ce qu’on ressent. En ce moment même, elle me rend plus sûre de moi!

  — Absolument.

  Avant que David n’intervienne, je ne m’étais pas rendu compte que j’avais les yeux fermés. J’ouvre les paupières et je m’aperçois qu’il me sourit.

  — Ce que vous avez dans la main est un magnifique spécimen de quartz transparent. Il a le pouvoir d’amplifier, de donner plus de force à vos pensées. Maintenant, essayez cette autre pierre.

  Il se remet à fouiller dans le coffret et en extrait une pierre arrondie. Il me prend le quartz transparent des mains et le remplace par le nouvel échantillon. C'est une pierre rose, striée de noir, et entièrement lisse, comme si elle avait passé des années dans un tonneau polisseur.

  Je replie les doigts autour de la pierre et je ferme les yeux. Cette pierre a un parfum bien à elle. Une énergie. Elle est douce, apaisante. Elle me fait penser à Mamie. A Mamie qui me fourrait au lit le soir, quand j’étais gamine. Ça me rappelle un truc que Clara m’a dit ce matin, au musée. Ce matin... ! J’ai l’impression que ça fait si longtemps… Clara a dit que le cristal rose avait un rapport avec la famille.

  J’essaie de condenser toutes mes sensations en un seul mot.

  — L'amour?

  — Oui.

  David baisse le ton comme s’il se refusait à troubler l’harmonie entre la pierre et moi.

  — C'est de la rhodosite. Elle soulage du stress et des peines de cœur.

  J’ouvre aussitôt les yeux. Que sait-il exactement de mes sentiments ? Jusqu’où va sa connaissance de moi ?

 

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